Haute-Savoie : les mécanismes capitalistes d’une désindustrialisation

En Haute-Savoie, l’ancienne économie fondée sur le triptyque industrie-agriculture-tourisme, complétée par le volet spécifique des travailleurs frontaliers propre aux départements ayant une frontière commune avec la Suisse et quelques autres pays, a laissé place à une impitoyable désindustrialisation. C’est ce que montre un dossier publié dans les Cahiers d’histoire de l’Institut d’Histoire sociale de la CGT du département. Nous remercions vivement ses responsables et les auteurs de ce travail collectif, à l’initiative de notre camarade Roland Farré, de nous avoir autorisé à en publier les extraits qui suivent.

Notre région et ses beautés multiples n’ont pour autant pas perdu leurs touristes, sportifs ou vacanciers, les usines ont simplement filé ailleurs, délocalisées, ainsi que les emplois. Pourtant, le nombre des travailleuses et travailleurs actifs ici n’a pas faibli et ne cesse d’augmenter ! Par quel miracle de l’arithmétique ? C’est devenu un vrai phénomène, une spécificité à l’envers : pour trouver un emploi, les femmes et les hommes qui l’ont perdu ailleurs n’ont plus qu’à s’installer dans le département de la Haute-Savoie, et à traverser la frontière pour travailler en Suisse où quelque multinationale les attend, afin de mobiliser une masse de capitaux pour utiliser ces dizaines de milliers d’hommes et de femmes prêts à l’emploi !

La Haute-Savoie championne du monde de la disparition d’emplois industriels

En novembre 2020, un rapport remis par France Stratégie à l’Assemblée Nationale a pointé du doigt que « la France est, parmi les grands pays industrialisés, celui qui a subi la plus forte désindustrialisation durant les dernières décennies ». D’après l’institution rattachée au gouvernement, « depuis 1980, les branches industrielles ont perdu près de la moitié de leurs effectifs (2,2 millions), et l’industrie ne représente plus, aujourd’hui, que 10,3 % du total des emplois ». Cette perte d’emplois se concentre surtout sur 30 ans, avec 2,1 millions de salariés en moins de 1980 à 2010 dans l’industrie, selon l’INSEE.

Dans notre département, l’emploi industriel est en chute libre depuis les années 1970. Dans ces années, la Haute-Savoie était un département industriel avec plus de la moitié de la population active dans ce secteur. ! Aujourd’hui, la moitié des emplois industriels ont disparu (Revue Géographique Alpine n°2, 1991, p.75).

D’après les statistiques de l’URSSAF (industrie au sens large), en 2001 on comptait en Haute-Savoie plus de 60 000 emplois dans l’industrie. Entre 2001 et 2009, perte de 13 200 emplois en 8 ans  (-22 %)  ; en 2009, il ne reste que 50 000 emplois dans l’industrie ; en 2021, il n’en reste que 44 000. Et ça continue ! En 2020, la Haute-Savoie a subi la plus forte chute d’emploi industriel de la Région Auvergne – Rhône-Alpes : -2,82 %, soit encore une perte de 1 280 emplois. En résumé, entre 1979 et 2020 la Haute-Savoie est passée de 450 000 habitants à 835 000 quand les emplois dans l’industrie ont fondu : de 63 000 à 45 000 !

Le phénomène de désindustrialisation touche aussi dans une moindre mesure la Savoie limitrophe. L’Ain, protégé pas sa barrière naturelle qu’est le Jura n’est pas ou peu concerné sauf la périphérie de Bellegarde. Le Pays de Gex étant peu industrialisé n’a pas « laissé de plumes » dans ce phénomène.

En 1980, selon le préfet de l’époque, les 40 % d’emplois salariés du département liés à l’industrie se situaient tant dans les entreprises importantes que dans les PME. Quand on parle d’industrie, c’est dans un sens large car des entreprises comme Jossermoz à Annecy travaillaient le bois.

Aujourd’hui ce secteur d’activité emploie à peine 15 % des salariés. Cette chute drastique en ces 40 dernières années a transformé le paysage social de notre département. Les emplois tertiaires ou commerciaux, souvent liés au tourisme, sont devenus prédominants. L’accroissement démographique lié au travail frontalier masque la réalité d’un abandon industriel.

Ceci touche toutes les branches professionnelles, de la métallurgie au décolletage mais aussi l’industrie chimique, les grandes entreprises alimentaires comme le Lait Mont Blanc par exemple, ainsi que tout ce qui concerne le textile. Le peu de survivants se compte en-dessous d’une cinquantaine, cette hémorragie ayant davantage touché une multitude de PME ou TPE qui accompagnaient ce tissu industriel.

Comment en est-on arrivé là ?

À la fin du dernier conflit mondial, la Haute-Savoie est encore fortement rurale. Toutefois, compte-tenu de l’exiguïté des exploitations agricoles très souvent familiales, le phénomène des salariés paysans prend de plus en plus d’importance.

Un exemple pour étayer ce propos est l’usine des Eaux d’Évian. Dans les années 1950 à 1980, cette entreprise avait un service de car qui allait chercher et ramener les ouvriers habitant dans tout le Chablais et il en était de même pour SNR à Annecy.

Et même, dès le milieu des années 1950, aidées par les plans gouvernementaux, certaines entreprises viennent s’installer en Haute-Savoie. Aspro à Gaillard, Gambin à Viuz-en-Sallaz, Buchillons Knopf, Terraillon à Annemasse pour en citer quelques-unes.

D’autres, principalement suisses, trouvent par une implantation dans la Haute-Savoie un débouché européen que leur pays n’offre qu’avec difficulté (Les Charmilles). En même temps, les entreprises déjà présentes sur le département vont, pour certaines, voir leur nombre de salariés s’accroître, c’est le cas de SNR par exemple. Cette expansion industrielle voit son apogée dans le début des années 1970. S’en suit le début ou de licenciements massifs (Gambin), ou de fermetures totales (Buchillons Knopf). Même si des situations individuelles sont parfois catastrophiques, la demande de main d’œuvre frontalière amortit grandement la détérioration de l’emploi en Haute-Savoie.

Parallèlement, il faut dire ici que les pouvoirs publics départementaux (Conseil Général devenu Conseil Départemental) et municipaux sont en quasi-totalité représentés par des élus de droite. De leur point de vue, le tissu économique du département repose principalement sur le tourisme, « l’or blanc » et la situation industrielle est loin d’être une priorité. En outre, le phénomène des travailleurs frontaliers est plutôt une aubaine car, comme dit précédemment, il résout partiellement le problème du chômage et de plus il apporte de l’argent dans le cadre de la rétrocession des impôts frontaliers. Ces deux points masquent donc une diminution lente mais constante de l’industrie en Haute-Savoie.

Un dernier aspect assez récent, début des années 2000, qui est le prix du foncier, vient encore renforcer cet abandon industriel. La vente et la démolition de bâtiments des Papeteries Aussédat à Cran Gevrier, de NTN (ex SNR) derrière la gare d’Annecy, et de Reboul Sofra à Cran Gevrier ces derniers mois, sont des fleurons de cette liquidation.

Sachant qu’environ 10 000 personnes arrivent en Haute-Savoie annuellement pour alimenter le bassin genevois en état de saturation démographique, c’est tout le département qui est touché par cette fièvre sur le prix des terrains. Ceci pose des problèmes insolubles pour l’habitat social mais aussi pour la gestion des collectivités.

Voici schématiquement les principaux auteurs de la chute de l’industrie. On peut y ajouter la fermeture des filières alimentaires et celle des produits dits non compétitifs comme l’horlogerie, la bijouterie (sauf Dupont à Faverges) et le textile (Cifrans Sotta à Sciez ou Fusalp) ; les Laines de Megève ayant fermé avant les années soixante nous ne les citons que pour mémoire.

Cependant, paradoxe haut-savoyard, le chômage est stabilisé, voire il diminue.
Miracle ? Non, il y a la Suisse voisine !

Genève et les cantons de Vaud et Valais sont très proches. Le nombre de frontaliers à Genève progresse d’année en année : en 2023, 130 000 frontaliers viennent de l’Ain et de la Haute-Savoie. Il en est prévu 200 000 en 2035 !

Actuellement on compte 90 950 frontaliers pour la Haute-Savoie, 80 000 à Genève, 9 000 dans le canton de Vaud, 1 950 dans le Valais. Et les frontaliers viennent de toute la Haute-Savoie. Par exemple, il y a bien sûr 6 600 frontaliers à Annemasse, mais aussi 5 600 à Annecy. D’après les statistiques suisses, entre 2005 et 2008, le canton de Genève a gagné près de 6000 emplois industriels avec une progression de 6 % par an.

À Genève, l’économie semble dominée par les services surtout financiers. Pourtant Genève est une puissance industrielle méconnue. L’industrie genevoise, en augmentation constante de ses effectifs sur les vingt dernières années, est tournée vers l’international et constitue un véritable condensé d’innovation, de savoir-faire et de talents. En effet, le canton de Genève est troisième exportateur de Suisse et 90 % de ces exportations sont industrielles. L’industrie genevoise emploie davantage aujourd’hui qu’il y a 30 ans et elle continue d’embaucher. A Genève, la représentation des banques cache les usines ! Et donc il y a transfert des emplois industriels français, de la Haute-Savoie, vers Genève.

Une leçon à méditer : les Suisses, avec des salaires pourtant très élevés, arrivent à développer leur industrie ! La France, elle, l’a carrément détruite car selon les décideurs « le coût du travail » français est trop exorbitant. L’amaigrissement du secteur industriel haut-savoyard, naguère important, fait la joie des milliardaires multinationalistes, captant les richesses produites par les salarié(e)s que nous perdons chaque jour avec l’outil de production envolé par-delà la frontière. L’équation Capital-Profit se trouve donc ainsi, pour un temps sauvée, mais toujours sous le coup d’une crise financière catastrophique couronnant la situation internationale.

Belle logique ! Et bel objectif de réorientation de la politique, avec les élections européennes du 9 juin prochain, nous donnant le moyen de voter contre l’Europe néolibérale, contre la droite et l’extrême droite, pour l’Europe de la transformation radicale.