Extraits de la discussion entre économistes sur le programme du Nouveau Front populaire, Fondation Gabriel Péri, 27 mai 2024.
Jézabel Couppey-Soubeyran
Le programme du Front populaire prévoit 150 milliards de nouvelles dépenses. Ce financement doit reposer sur l’impôt, la dette publique, et peut-être aussi sur des solutions monétaires à l’échelle européenne en mobilisant la Banque centrale. Cela ne concerne pas seulement la France, tous les pays de la zone euro font face à des dépenses massives de transformation sociale et écologique.
Parmi les solutions monétaires, il y a l’idée d’un « quantitative easing vert », transposant les mesures d’urgence de la Banque centrale aux crises écologique et sociale. Cette solution, qui poursuit la financiarisation de l’économie, plaît aux investisseurs privés à qui la BCE achète des titres, elle fait baisser les taux longs mais ce n’est pas une panacée car elle profite principalement aux investisseurs privés et peut continuer d’accroître les inégalités. Une autre solution serait de permettre aux États de se financer directement auprès de la Banque centrale, mais cela nécessite un consensus entre États pour réformer les traités de l’Union européenne, chose difficile à obtenir à court terme.
Il existe des solutions qui ne contreviennent pas explicitement aux traités. En prêtant aux banques à taux négatif, en rémunérant leurs réserves, la Banque centrale les a subventionnées. Pourquoi ne pas étendre cette capacité de subvention à d’autres acteurs, en affectant cette monnaie centrale à la transformation sociale et écologique ?
Il y a plusieurs masses d’investissements à réaliser pour cette transition écologique. Certains sont rentables, ils peuvent reposer sur le crédit bancaire ou des émissions de titres. Certaines dépenses peuvent être rentables mais seulement à long terme : elles nécessitent l’intervention d’acteurs publics et de banques publiques de financement. Enfin, certaines dépenses d’investissement ne sont pas du tout rentables. Pour ces dépenses, il faut des solutions monétaires qui nous projettent dans une économie post-croissance. Nous devons avoir l’audace d’expliquer et de porter ces sujets au niveau européen, car je trouve qu’en matière de financement on reste sur des solutions très classiques de la société de la croissance alors qu’il nous faut penser une société post-croissance.
Liêm Hoang Ngoc
Le problème clé de la transition écologique est l’investissement et l’engagement de l’État stratège. Le rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz a invité l’État à engager 33 milliards de dépenses par an pour la transition écologique à l’horizon 2030. On ne peut le faire, comme ils le proposent, qu’en jouant sur la fiscalité des hauts patrimoines, mais aussi en empruntant et en réformant le Pacte de stabilité. Sans cela, nous ne pourrons pas mettre en œuvre un Inflation Reduction Act à l’américaine dans chaque pays européen, alors que c’est cela qui s’impose si on veut relocaliser les filières de production. Le seul instrument auquel on se réfère en Europe est le Pacte vert européen, qui est critiqué par le RN mai qui en réalité ne contient rien, si ce n’est la réglementation et un marché carbone étendu par un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. C’est tout à fait insuffisant car il n’y aura pas de changement des comportements des agents, comme dit l’économie mainstream, si les agents ne peuvent pas consommer autre chose parce qu’on n’aura pas investi dans les infrastructures nécessaires pour les transports alternatifs, les énergies renouvelables, etc.
Il faut sortir du débat entre croissance et décroissance. En investissant dans la transition écologique, en créant des services publics, des unités de production d’énergie renouvelable, et des moyens de transport collectif, on génère du PIB selon la comptabilité nationale mais c’est du « bon PIB », car il provient d’initiatives écologiquement et socialement responsables. Cette bonne croissance est source de recettes fiscales, ce qui permet ensuite de réduire le stock de la dette. Un seul exemple : en 2021-2022, la dette publique est montée à 118,5 % du PIB, mais avec une croissance de 7 % en 2022, justement parce qu’on s’est endetté pour soutenir la croissance, et grâce aux recettes fiscales qui en sont résultées, la dette a pu être réduite à 109 % en deux ans. Le problème est que depuis 35 ans, nous faisons du procyclique, c’est-à-dire de l’austérité systématique, surtout dans les services publics, sous la pression des milieux patronaux pour réduire les impôts.
Denis Durand
Nous avons connu depuis trois siècles une économie axée sur une accumulation de produits matériels avec une dépense gigantesque d’énergie et de matières premières. On sait bien aujourd’hui qu’on ne peut pas continuer ainsi. Bien sûr, il faudra toujours produire les biens matériels nécessaires à la vie mais ce qui prend de plus en plus de place dans l’activité économique c’est le travail pour développer les êtres humains : santé, éducation, culture… Cette transformation demande peu de moyens matériels mais beaucoup d’emplois de soignants, d’enseignants, et donc beaucoup de dépenses. Les gains de productivité potentiellement énormes procurés par la révolution informationnelle que nous vivons la rend possible mais il faut commencer par dépenser beaucoup d’argent sans attendre que les richesses créées viennent alimenter les revenus des agents économiques et les recettes publiques. Il faut donc des avances, je tiens à ce mot. Il peut s’agir d’emprunts remboursables, et si leur taux est négatif, voire fortement négatif, ils équivalent à des avances partiellement non remboursables.
Soumettre ce besoin de financement aux marchés financiers comme cela se fait depuis 40 ans est désastreux ; la seule solution, comme l’a dit Jézabel, est donc de s’attaquer aux critères qui président à la création monétaire des banques centrales. Nous devons également veiller à ce que l’argent mobilisé pour les objectifs sociaux et écologiques soit soumis à une délibération publique et démocratique. Un critère majeur doit être l’emploi et la formation. Il y a un besoin énorme. Par exemple, nous avons besoin de techniciens ultra-compétents pour produire de l’énergie sans émettre de CO2 et pour améliorer notre bien-être tout en réduisant notre consommation de ressources naturelles.
On sait, depuis 2008 et depuis la pandémie, que dans la création monétaire des banques et des banques centrales il y a la possibilité d’avancer beaucoup d’argent pour financer le développement des services publics qui sera une condition de réussite de la transformation sociale et écologique. Nous convergeons là-dessus mais c’est exactement le même raisonnement que celui que j’ai évoqué précédemment à propos de l’aide aux PME : elles aussi vont avoir besoin d’avances d’argent pour pouvoir passer le cap de l’augmentation des salaires et des mesures sociales que devrait prendre un gouvernement de gauche.