Dossier
Les moyens de répondre aux attentes
Débat entre économistes : comment résister au capital ?

Jézabel Couppey-Soubeyran
maîtresse de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en économie monétaire et financière et conseillère scientifique de l’Institut Veblen
Denis Durand
membre du conseil national du PCF, codirecteur d'Économie&Politique
Liêm Hoang Ngoc
maître de conférences à l'Université Paris I Sorbonne, ancien député européen

Extraits de la discussion entre économistes sur le programme du Nouveau Front populaire, Fondation Gabriel Péri, 27 mai 2024.

Denis Durand

Dans le débat public français, on ne parle pas du tout de la dimension internationale. Pourtant, si l’on veut mener une politique de gauche en France, il faut être conscient que le pays évolue dans un monde structuré par les multinationales et piloté par les marchés financiers. La France est une économie très ouverte au commerce extérieur et aux flux de capitaux. Elle vient même au troisième rang, après les États-Unis et la Chine, pour les investissements directs étrangers et pour les investissements directs à l’étranger.

L’hypertrophie de nos multinationales est une particularité française. Le CAC 40 est surdimensionné par rapport à l’économie française, ce qui pose un problème politique majeur.

Il est essentiel de ne pas ignorer ce problème, mais de l’affronter. Nous en avons les moyens. Une politique de relance de la demande peut, dans un premier temps, creuser les déficits publics et commerciaux. La question est donc de savoir comment résorber ces déficits grâce à la capacité de l’économie à répondre efficacement à la stimulation de la demande, au moins aussi efficacement que ce que propose la concurrence structurée par les multinationales.

Cela me donne l’occasion de revenir sur une observation de Liêm au début de notre conversation. Historiquement, la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée a été rapide : ça s’est fait très vite, entre 1983 et 1990, à ce moment violent de libéralisation économique et financière, et depuis la part des salaires et des profits dans la valeur ajoutée fluctue autour d’une moyenne assez stable. Sous la pression des marchés financiers à qui on a ouvert les vannes à partir de 1983 en France, 1979 aux États-Unis, les entreprises ont été poussées à sacrifier l’emploi les salaires, la formation pour pouvoir dégager davantage de profit et le résultat c’est la désindustrialisation c’est la crise, sociale et économique qui est plus prononcée en France que dans d’autres pays, c’est le décrochage de la prospérité dans la zone euro par rapport à ce qu’on peut observer aux États-Unis. C’est quelque chose qui se passe dans les entreprises, c’est-à-dire que les gouvernements peuvent faire des choses, ils peuvent peser sur le comportement des entreprises, ils peuvent avoir des dépenses publiques qui sont bien orientées ou moins bien orientées, mais il y a aussi un travail à faire dans les entreprises.

Le mouvement syndical, malgré ses difficultés, a démontré une capacité à proposer des alternatives créatives et efficaces, souvent sous-estimées. La mobilisation syndicale dans les entreprises peut jouer un rôle crucial pour influencer positivement le comportement des entreprises. Cela doit être un levier important pour le succès d’un projet de gauche en France.

Liêm Hoang Ngoc

Le cœur du sujet est que, même si l’on peut construire de beaux programmes basés sur des modèles de prévision plus ou moins réalistes, dans la réalité économique, il y a des intérêts en jeu, des classes sociales avec des intérêts bien identifiables. En 1981, lors de la mise en œuvre d’un programme similaire, les résultats ont été meilleurs que ce que l’on dit généralement : les investissements, la consommation, la croissance et l’emploi s’étaient stabilisés, et l’inflation était contrôlée malgré la hausse des salaires. Le seul problème majeur était le déficit du commerce extérieur, causé par un choc pétrolier et une récession mondiale, qui aurait pu être ajusté par des mesures monétaires. Cependant, cet ajustement monétaire n’a pas été fait parce que Jacques Delors, alors ministre des Finances, avait déjà en tête la création d’une monnaie unique européenne. Tout cela a conduit au tournant de la rigueur pour équilibrer la balance commerciale à court terme.

À l’époque, malgré les imperfections de la politique menée, l’offre était contrôlée par la puissance publique, avec des entreprises stratégiques sous contrôle majoritaire ou total de l’État, et un système bancaire nationalisé finançant précisément les projets de réindustrialisation. Tout cela était cohérent. Aujourd’hui, trois vagues de privatisations ont transféré les actifs stratégiques au secteur privé, déstructurant les « noyaux durs » et financiarisant l’économie. Les entreprises sont maintenant orientées vers la création de valeur pour les actionnaires, ce qui a conduit à l’explosion des inégalités et à la prise de pouvoir des milliardaires, qui sont aujourd’hui organisés pour mettre les politiques économiques et budgétaires à leur service avec les aides publiques, le CICE, la fiscalité du capital avantageuse, etc.

Le principal défi actuel est d’affronter ces groupes puissants, qui ont commencé à mettre la pression pour ne pas jouer le jeu d’une politique de gauche. Ils ont noué un dialogue avec le Rassemblement National, cherchant un terrain plus favorable à leurs intérêts. Bardella a retiré des mesures coûteuses comme la réforme des retraites et la baisse de la TVA, transformant son programme keynésien en un programme plutôt hayékien. Il y a une pression des milieux patronaux, surtout en cas de choc fiscal, et il est crucial de réfléchir à reprendre le contrôle des entreprises stratégiques, notamment dans le secteur de l’énergie, pour la transition écologique. Des entreprises comme Total, contrôlées par des fonds de placement comme BlackRock, doivent être alignées avec les autres acteurs du secteur sous l’impulsion de l’État stratège. Ce n’est pas avec des coopératives qu’on y arrivera, la masse financière est telle que le seul acteur qui puisse reprendre la main au nom de la collectivité, dans le secteur de l’énergie par exemple, c’est l’État.

Cette réflexion n’est pas présente dans le programme du NFP, mais il faudra avoir une réflexion pour nouer un compromis, similaire à celui du Conseil National de la Résistance après la Libération, avec les autres milieux d’affaires où certains ont pu rester un peu « gaullistes », pour réindustrialiser le pays.

Jézabel Couppey-Soubeyran

Un point que nous n’avons pas beaucoup évoqué est la réindustrialisation nécessaire. La désindustrialisation est allée de pair avec la mondialisation, en particulier son volet financier. Elle est en grande partie un produit de l’ultra-financiarisation de nos économies. Nous faisons face à un enjeu majeur de réindustrialisation pour répondre à la transformation écologique.

Il est crucial de réinstaller des industries tout en veillant à ce qu’elles respectent les limites planétaires et soutiennent la transformation écologique. Cela implique une certaine dose de protectionnisme pour permettre cette réindustrialisation, en ayant une lecture lucide de l’évolution de la mondialisation, qui est en train de se reconfigurer selon une logique de blocs.

Concernant la nationalisation dans le secteur bancaire, nous avons besoin depuis longtemps d’une régulation bancaire et financière plus forte. La crise financière de 2007-2008 aurait pu être l’occasion de renforcer cette régulation, mais cela n’a été fait que partiellement. Nous avons besoin de règles plus fortes et plus simples, ainsi que d’une régulation bancaire plus verte, intégrant des critères écologiques. Il est crucial de limiter drastiquement les investissements des banques dans les énergies fossiles et d’orienter ces investissements vers des activités participant à la transition écologique. Pour l’instant, la réglementation bancaire ne « verdit » pas beaucoup au-delà d’exigences de communication sur l’empreinte carbone des banques ; l’information n’est pas l’action.

On a donc aussi besoin d’un pôle bancaire public plus fort, avec des banques publiques de financement et d’investissement qui prennent leur part dans le financement de la transition, en particulier pour les investissements dont la rentabilité est incertaine ou à long terme.

Enfin, concernant les rapprochements qu’on voit se profiler avec le patronat, ils se font plutôt avec le Rassemblement National qu’avec le Front populaire. Toutefois, il y a quelques dirigeants d’entreprises un peu éclairés qui sont conscients du chaos actuel, pour évoquer le titre du livre de Mathieu Pigasse La lumière du chaos, et des transformations profondes à opérer. Nous devons comprendre le chaos dans lequel nous nous trouvons et voir la lumière à travers les transformations nécessaires. Nous sommes dans une phase où nous pouvons refonder profondément nos systèmes économiques et financiers, ainsi que nos sociétés mais il faut emporter le monde de l’entreprise dans cette transformation. Elles ne peuvent être réalisées qu’avec eux, il faut donc faire comprendre que les moyens d’y parvenir ne sont portés que par le Front populaire.

Denis Durand

En 2022, le seul programme pour l’élection présidentielle qui comportait un programme de nationalisations, assez substantiel au demeurant, était celui de Fabien Roussel… Cependant, les nationalisations ne sont pas une fin en soi, c’est un moyen d’obtenir d’autres critères de gestion et une autre utilisation de l’argent. Sous la pression des marchés mondialisés, l’expérience de 1981 a achoppé sur l’absence d’intervention populaire capable de mettre en avant de tels critères. Et on ne reviendra pas à 1980 car le monde, l’économie et les technologies ont énormément changé depuis cette époque. L’État doit user de ses moyens d’agir sur l’économie mais deux éléments supplémentaires sont nécessaires.

Premièrement, il y a une bataille à mener en France et en Europe pour que l’Union Européenne se positionne autrement dans ce monde en mutation, où l’hégémonie des États-Unis est contestée de toutes parts. La France et l’Europe ont un poids qui est actuellement utilisé dans un sens terriblement conservateur, pour maintenir l’empire du dollar et l’hégémonie des États-Unis. Dans le Sud, des forces immenses émergent et vont devenir irrésistibles. L’avenir pour la France ne doit pas être d’attendre que ces changements se produisent, mais d’agir pour que cette montée d’une alternative à l’impérialisme américain soit un avenir de paix et de coopération, et non de chaos et de dislocation.

Deuxièmement, à la base, il y a besoin de mobiliser le monde du travail, les salariés et les citoyens autour d’un projet qui puisse apparaître comme une réelle alternative aux politiques néolibérales qui nous ont causé tant de tort. C’est dans ce type de mobilisations que l’on peut réduire l’influence idéologique de l’extrême-droite. Il s’agit de rassembler des forces venant de divers horizons sans avoir l’illusion de pouvoir éviter un affrontement avec le capital, qui est avant tout une logique de fonctionnement de la société et de l’économie. Nous pouvons proposer une autre logique, basée, non sur la rentabilité mais sur l’efficacité, et c’est sur ce terrain politique que nous avons essayé de nous positionner ce matin.