Gouverner à gauche : les conditions de la réussite

Denis Renard

Pour le Nouveau Front populaire, ce qui compte dès le début, c’est de prendre le bon chemin, tenir le bon cap : celui de l’émancipation du travail, de sa sortie progressive de la domination capitaliste.

De ce point de vue, contrairement au slogan  « rien que le programme mais tout le programme  » , il faut au contraire, si l’on vise la réussite, que l’intervention populaire dans ses deux dimensions, celle des citoyens dans les quartiers et villages et celle des travailleurs salariés dans les entreprises, impose trois choix, pour l’instant soit absents du programme, soit trop timidement énoncés et insuffisamment envisagés, des choix qui forment pourtant la cohérence sociale nécessaire au rassemblement dans les luttes.

Le premier choix est de ne pas sacrifier l’avenir pour l’immédiat,

Cela signifie qu’il faut augmenter immédiatement les salaires sans démolir la Sécurité Sociale, et il faut donc parler de 2021 euros bruts et pas simplement de 1600 euros nets. La cotisation sociale, c’est, selon la CGT, du salaire socialisé, c’est un pouvoir d’achat collectif sans qu’il y ait besoin de monnaie individuellement disponible dans nos poches. Cette cotisation sociale confirme, à rebours du discours libéral constamment resservi pour justifier sa baisse (1) que le travail paie bien grâce à l’existence de la cotisation sociale et non pas en allant vers sa suppression ! La cotisation sociale est donc un atout vital pour le monde du travail. Cette cohérence entre salaire brut et salaire net doit s’afficher et trouve sa légitimité pour servir les diverses ambitions du programme, de deux façons complémentaires : 

– pour  « faire une grande loi santé » (page 9 du programme :   « L’été des bifurcations ») qui prévoit notamment  d’« engager un plan pluriannuel de recrutement des professionnels du soin et du médico-social (médecins, infirmiers, aides-soignants, personnels administratifs) et de revalorisation des métiers et des salaires », il faudra disposer de ressources financières supplémentaires fournies par la Sécurité Sociale (Loi de Financement de la Sécurité Sociale 2025). Idem pour le « nouveau droit à la retraite » (page 15 du programme, « Les transformations », troisième phase de sa mise en œuvre).

– pour ne pas assécher les recettes en cotisations sociales, il faut donc dès le début prévoir de réduire les exonérations de cotisations sociales accordées aux entreprises, inscrire cette réduction dans un horizon pas trop lointain de leur suppression, en commençant par les supprimer pour les entreprises du CAC 40 (proposition CGT lors du conflit Retraites de 2019). Cette réduction des exonérations est indispensable pour que l’augmentation du SMIC à 2021 euros brut n’aggrave pas la réduction des ressources de la Sécu, ce qui se produira sans cette réduction nécessaire puisqu’un des dispositifs d’exonération de cotisations – si ce n’est l’essentiel – est calé sur le SMIC. Par ailleurs, il est absolument indispensable de distinguer les exonérations de cotisations sociales (prélevées directement à partir de la valeur ajoutée créée par le travail) des « aides publiques » en général provenant des ressources fiscales collectées à partir des impôts.

Dans ce programme du NFP qui affirme sa volonté de rupture avec les politiques d’austérité, s’il y a bien une rupture prioritaire à concrétiser, c’est avec celle qui réduit le travail à un coût. Ce sont les coûts du capital qu’il faut chercher à réduire.

Le deuxième choix est de bien relier les objectifs de progrès social avec les moyens financiers de les atteindre

Cela appelle à des démonstrations sur la crédibilité économique de l’horizon de progrès social dessiné et tout autant à un discours politique de vérité. 

Face aux gens avec qui nous avons discuté et qui nous ont dit qu’ils ne croient plus en rien, qu’ils n’ont aucune confiance dans aucune force politique, que les hommes politiques ne se disputent que parce que la place est bonne, il faut dire que nous comprenons cette défiance ; qu’elle vient à notre avis du fait que les élections sont devenues un moment où l’on consomme de la politique, car les tracts, les programmes déroulent une liste de promesses ou d’engagements, mais sans jamais dire comment ils se réaliseront et seront respectés. Sans jamais, ou rarement, à l’exception des communistes, en appeler à l’intervention citoyenne.

Et dans ce  « comment » atteindre les objectifs affichés, surtout il n’est pas dit que cela supposera une bataille, un bras de fer, des actions collectives car il y a toujours d’un côté des privilégiés et de l’autre des gens spoliés, d’un côté des exploiteurs et de l’autre des exploités et que, même si les formes dans lesquelles s’effectue cette exploitation du travail salarié n’est plus exactement celle qu’a analysée Karl Marx, la réalité, sur le fond, est toujours la même : les travailleuses et travailleurs salarié.e.s doivent se défendre et agir collectivement s’ils veulent voir reconnu leur rôle primordial dans la création de richesses et donc dans sa répartition sociale. Le progrès social ne pourra se réaliser qu’au détriment des privilèges du capital.

Sur la crédibilité économique, au-delà de la volonté  d’« abolir les privilèges des milliardaires » – absolument nécessaire – au-delà, par exemple, de la démonstration de Thomas Piketty qui, devant l’énormité de la progression des 500 plus grandes fortunes sur les dix dernières années, plaide pour la possibilité de prélever un impôt de 50 % sur ces fortunes en oubliant que ces « fortunes » ne sont pas un trésor dormant dans des coffres ou des comptes en banques, mais des actions d’entreprises, il est utile et significatif de constater que, précisément, la production de richesses créées par le travail est orientée vers l’enrichissement des revenus du capital et de leur patrimoine. Et donc au-delà d’une nécessaire meilleure et immédiate redistribution des richesses créées, il faut surtout s’atteler à réorienter les choix de production, d’embauche, de recherche, d’investissement vers la création d’emplois utiles et durables, vers l’augmentation des salaires et la reconnaissance des qualifications. C’est ce qui permettra d’augmenter les bases à la fois pour les prélèvements en cotisations sociales (et donc de financer le rétablissement de la retraite à 60 ans, la reconstruction d’un système public d’accès aux soins hospitaliers et ambulatoires, entre autres) et à la fois les bases pour les prélèvements fiscaux nécessaires au financement des services publics d’éducation, d’EHPAD et de crèches, de justice et de police, de transport et d’aménagement du territoire.

Le troisième choix est de créer les conditions pour faciliter et favoriser l’engagement et le développement des luttes sociales

Sans les luttes, même le gouvernement le mieux intentionné ne pourra construire le rapport de force nécessaire qui fera reculer les forces patronales et leurs intérêts capitalistes

D’une façon ou d’une autre, en les abrogeant, ou en les déconstruisant, afin de reconstruire des libertés syndicales, des droits et pouvoirs d’intervention et de décision pour les travailleurs dans les entreprises, il faudra s’en prendre aux lois El Khomri (2016) et aux ordonnances Macron (2017). Il faudra revenir sur les entraves mises à l’exercice du droit de grève, œuvrer pour le rétablissement de la hiérarchie des normes dans le code du travail dans une visée de l’extension de ce principe à l’échelle de l’Union Européenne.

Le programme est très timide et très insuffisant sur ce point. Il se contente de deux mentions très évasives : « Défendre et renforcer les libertés syndicales et associatives et en finir avec leur répression » page 22 du programme :  « Défendre les libertés publiques ») et « Faire des salariés de véritables acteurs de la vie économique, en leur réservant au moins un tiers des sièges dans les conseils d’administration et en élargissant leurs droits d’intervention dans l’entreprise » (page 16 du programme « Faire bifurquer l’économie et réindustrialiser la France »).  

Il est pourtant indispensable de redonner aux salariés la capacité de s’organiser et lutter collectivement pour leurs revendications, une capacité qui a été grandement fragilisée par les réductions de droits et de prérogatives, de nombre de délégués et de crédits d’heures syndicales consécutivement à la mise en place des CSE, enterrant du même coup, les trois institutions représentatives du personnel qu’étaient les délégués du personnel, les comités d’entreprise et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. (Le programme prévoit, page 17, le rétablissement des CHSCT dans le cadre de l’adoption d’un plan d’action « zéro mort au travail  »  /  « Défendre les droits des travailleurs »).

En partant de ces trois points de vue, une meilleure formule serait plutôt :  « rien que le Front populaire mais tout le Front populaire » en reprenant donc ce qui a fait son succès en 1936, à savoir la construction d’une convergence des luttes sociales (grèves et occupation des lieux de travail) avec la politique d’un gouvernement de gauche décidé à s’attaquer aux privilèges et intérêts capitalistes. Une convergence qui, de plus, ne s’est pas contentée de soutenir un programme économique défini par des partis politiques mais a élaboré elle-même des revendications plus exigeantes au-delà de ce programme et a été de fait une force politique créatrice. 

Cohérence interne entre les contenus des objectifs proposés par le programme, cohérence entre les objectifs et les moyens de les atteindre, cohérence entre l’ambition du projet progressiste et la démarche de luttes collectives pour le réaliser : à cette triple cohérence nécessaire, il y a besoin d’un fil conducteur qui les relie et qui permette de tenir debout l’ensemble de l’édifice à bâtir : c’est le Parti communiste Français, son activité ses interventions et ses propositions. Dans le contexte actuel, cela appelle à un renforcement et un renouvellement des forces du PCF.

À propos de la situation du PCF au sein du nouveau Front Populaire.

Le blocage prévisible au niveau institutionnel, vu le rapport des forces à l’Assemblée nationale, ouvre un espace pour la nécessaire intervention citoyenne et dans les luttes sociales. La situation est pleine de contradictions et la première d’entre elles est qu’il faudrait une force communiste bien plus forte et bien plus enracinée pour garantir la réussite du Nouveau Front populaire mais que nous sommes le maillon faible de la coalition actuelle.

C’est l’option communiste qui s’affaiblit à travers un PCF qui sort lui-même affaibli de ces deux élections, européennes et législatives, et cela pénalise toutes les forces du Nouveau Front populaire car toutes ces forces, même si elles n’en ont pas conscience, ont un besoin incontournable de revaloriser et de s’approprier le choix du communisme.

 Or, comme nous prenons en référence et source d’inspiration le Front populaire, il faut savoir que c’est en effet l’option communiste qui en 1936 a démontré sa vitalité et son efficacité. L’option communiste c’est la convergence, d’une part de la volonté politique de sortir du capitalisme, de s’engager ainsi dans un chemin d’émancipation de sa domination, et d’autre part de l’action collective et concrète pour gagner cette émancipation. C’est la conjugaison de ces deux positions de force qui a pu imposer au patronat la satisfaction des revendications et exigences de justice sociale formulées à l’époque.

 Et cela se réalise d’abord par l’élection d’une Assemblée nationale où dominent socialistes radicaux et communistes et ensuite par cet immense mouvement de grèves et de généralisation des occupations d’usine en mai-juin 36. Le monde du travail de cette époque n’a pas délégué son pouvoir de gagner le changement à ses seuls élus, et c’est effectivement cette action généralisée de grèves qui bonifiera considérablement le programme en instaurant notamment les congés payés, extraordinaire avancée sociale qui n’était initialement pas prévue dans le programme (3). Aujourd’hui nous sommes dans une situation totalement inédite depuis l’instauration de la 5e République. À la différence de 1981 et des deux septennats Mitterrand (1981-88 et 1988-1995), de la gauche plurielle de 1997 à 2002 et du quinquennat Hollande 2012-2017, aujourd’hui si les forces de gauche réunies dans ce Nouveau Front populaire se retrouvaient en échec, incapables de changer la société, de mettre en œuvre cette rupture avec la politique subie depuis des décennies et amplifiée depuis les années Macron, c’est le RN, c’est l’extrême-droite qui gagnerait.

 Le RN est là en embuscade, encore renforcé et prêt à s’emparer du pouvoir car il dispose d’un nombre de députés qui n’avait jamais été atteint depuis plus de 60 ans. En obtenant 145 députés (+ 56 élus soit une progression de 62 %) c’est l’extrême-droite qui est la grande gagnante de la dissolution, même si la constitution du nouveau Front Populaire a permis un sursaut démocratique, lui-même amplifié par le front républicain réalisé au deuxième tour. 

Face à ce danger grave et imminent de l’accession au pouvoir de l’extrême-droite, nous n’avons donc pas droit à l’échec car c’est l’ensemble de nos forces et de nos partis politiques qui sombrerait dans le discrédit pour longtemps.

 Comme l’ont déclaré la Ligue des Droits de l’Homme et treize autres organisations syndicales et associatives, nous ne voulons pas que le sursaut républicain de l’élection législative ne soit qu’un sursis quant au danger de l’arrivée au pouvoir du RN. Nous voulons la combattre et la contrer durablement, réduire son influence, et pour cela il faut mettre en œuvre un changement profond et durable qui ne reprenne pas les solutions et mesures qui ont prouvé leur incapacité et leur contre-productivité au travers des différents gouvernements de gauche dont le plus nocif et destructeur des intérêts populaires et de l’électorat de gauche, fut précisément ceux du quinquennat Hollande.

En résumé, les leçons à tirer de l’expérience du Front Populaire de 1936, mais aussi celles tirées des politiques menés par des gouvernements  »  de gauche  »  depuis quarante ans d’une part, et d’autre part, la menace toujours bien présente d’une extrême-droite en capacité d’accéder au pouvoir et enfin l’engagement renouvelé des forces syndicales et associatives pour la réussite du nouveau front populaire semblent bien pouvoir être saisis comme autant d’aiguillons et de points d’appuis pour mener la bataille d’idée et de convictions afin de reconstruire une grande force organisée au sein du PCF.

(1)  « Il faut que le travail paie mieux », telle est la ritournelle resservie à chaque fois que les gouvernements ont décidé de baisser la cotisation sociale. En 2018, sous Edouard Philippe, suppression, pour les parts acquittées par les salariés, de la cotisation sociale maladie au 1er janvier et de la cotisation sociale chômage en deux temps, au 1er janvier et 1er octobre.

(2) À l’époque, le Parti Communiste Français dispose d’une influence électorale à peu près égale aux autres forces qui composent le Front populaire : Aux élections des 26 avril et 3 mai 1936, le PCF rassemble 1.492 000 suffrages, les radicaux, 1.486 000 et la SFIO 1.878 000. Mais déjà le découpage électoral défavorise nettement le PCF puisqu’il dispose de 75 sièges, moins que les radicaux qui en disposent de 115 avec moins de voix (!) et les socialistes ont, eux, 147 élus. Autre élément décisif dans le rapport de forces, la CGT vient de se réunifier (CGT + CGTU) au congrès de Toulouse en mars 1936.