Karl Polanyi : « réencastrer » l’économique et les sciences sociales

Catherine Mills
maîtresse de conférences honoraire à l’université de Paris – Sorbonne
Denis Durand
membre du conseil national du PCF, codirecteur d'Économie&Politique

Karl Polanyi : « réencastrer » l’économique et les sciences socialesKarl Polanyi prône le « ré-encastrement » de l’économique dans les rapports sociaux et démocratiques. Cependant il se rattache à un courant social-libéral, loin de l’apport créatif du marxisme vivant pour analyser et changer le monde. On peut regretter que les auteurs contemporains qui ont contribué à redécouvrir cet auteur aient omis de montrer que le projet de Polanyi rejoint, en partie, les travaux novateurs de Paul Boccara sur l’anthroponomie.

Karl Polanyi est né en 1886 à Vienne dans une famille de la bourgeoisie juive convertie au calvinisme qui s’est installée ensuite à Budapest.

Étudiant à l’université de Budapest, il fonde en 1908 le Cercle Galilée qui rassemble des étudiants progressistes, s’inspirant d’un christianisme social. Il reconnaîtra, par la suite, l’échec de cette expérience : « j’ai conduit le Cercle vers une direction antipolitique. Je n’ai essayé d’agir ni avec la classe ouvrière, ni avec la paysannerie, ni avec les minorités nationales. Je n’ai pas même cherché une unité fondée sur l’action. Je n’ai jamais été un homme politique, je n’avais pas le moindre talent pour cela, ni le moindre goût […] [cela] m’a condamné à l’inefficacité tant sur un plan théorique que pratique. […] Toutes mes forces tendues vers un pur et vain idéalisme se sont perdues dans le vide ».

Diplômé en philosophie en 1908 et en droit en 1912, il participe, en 1914, à la création du Parti radical hongrois, et en devient secrétaire. Après la guerre, il s’installe à Budapest et soutient le gouvernement républicain et social-démocrate de Mihály Károlyi. En 1919, Quand Béla Kun renverse le gouvernement Károlyi et crée la République des Conseils ouvriers de Hongrie, Polanyi émigre à Vienne.

De 1924 à 1933, il exerce comme journaliste économique et politique. Il organise un séminaire de réflexion sur l’économie socialiste, et polémique avec Ludwig von Mises, l’un des chefs de file de l’école autrichienne néoclassique d’économie.

Dès 1933, à la suite de l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne et des menaces qu’elle fait peser sur l’Autriche, Polanyi quitte Vienne pour Londres. Il enseigne l’histoire économique, l’histoire du début du capitalisme en Angleterre et de la classe ouvrière anglaise. Il trouve dans ce pays une communauté d’esprits dans un cercle d’universitaires qui alliaient à leur vision chrétienne une sympathie, au début, envers l’Union soviétique. Leurs efforts communs aboutissent au « Symposium Christianisme et révolution sociale ». En 1940, lors d’un voyage aux États-Unis, il accepte l’offre du Bennington College, dans le Vermont, d’y enseigner l’économie politique. Cette expérience est à l’origine de la rédaction de son principal ouvrage : La Grande Transformation, qui propose une interprétation de l’histoire économique depuis le XVIIIe siècle jusqu’à la Deuxième guerre mondiale. Le retentissement de ce livre lui permet d’être nommé, en 1947, chercheur à l’université Columbia à New York, poste qu’il conserve jusqu’en 1953, date de sa retraite universitaire. Il publie en 1957 des travaux de recherche : Trade and Market in the Early Empires, (Les Systèmes économiques dans l’Histoire et dans la Théorie). Naturalisé américain et canadien, il meurt en 1964 à Pickering, près de Toronto au Canada.

La Grande Transformation, une critique du libéralisme

La part la plus influente de l’œuvre de Karl Polanyi consiste en sa critique de ce que nous appellerions aujourd’hui l’ultralibéralisme. Sa thèse est que l’essor du capitalisme a reposé sur un changement de statut de l’économie de marché au sein de la société. Alors que dans toutes les civilisations précédentes les relations marchandes, lorsqu’elles existaient, étaient « encastrées » (traduction française communément admise, en l’espèce, de l’anglais embedded) dans l’ensemble des pratiques et institutions constitutives de la société, elles s’en sont autonomisées jusqu’à prétendre imposer à toute la communauté la logique d’une recherche du gain maximum, et à tous les comportements individuels les calculs rationnels de l’homo oeconomicus.

On reconnaît là une parenté avec l’évocation, dans la Manifeste communiste, de la façon dont le capital a noyé « dans les eaux glacées du calcul égoïste » les liens sociaux et moraux constitutifs des sociétés traditionnelles. Cependant, pour Polanyi, le moteur de cette transformation n’est pas la lutte des classes. Faisant fond sur ses travaux antérieurs à partir des études anthropologiques menées dans la première moitié du XXe siècle sur les sociétés traditionnelles, il conclut qu’aucune société humaine ne peut tenir si on prétend la soumettre au jeu sans entrave d’un marché supposé « autorégulateur », comme la tentative en a été faite depuis le XIXe siècle. Pour Polanyi, dans une telle situation, la société réagit spontanément, en imposant des limites à l’emprise du marché : ainsi, dès le milieu du XIXe siècle, les premières réglementations sur la durée du travail, sur le travail des enfants, puis l’implantation institutionnelle du syndicalisme, les systèmes de protection sociale. Le socialisme auquel il aspire correspond en quelque sorte à cet état d’équilibre où différentes formes de coopération économique, de solidarités sociales, et l’intervention de l’État pour réguler l’économie, viennent corriger la pression des lois du marché.

Pour Karl Polanyi, le « désencastrement » de l’économie de marché, et l’établissement de son emprise sur les autres domaines de la vie, est passé par la transformation en marchandises de trois composantes de la société qui n’auraient pas dû l’être : le travail, la terre et la monnaie.

On voit le terrain que cette vision de l’histoire peut offrir pour une confrontation féconde avec l’analyse plus moderne de Paul Boccara, axée sur les liens entre système économique et système anthroponomique, et sur les liens entre ces deux systèmes et le système écologique.

On ne s’étendra pas ici sur le traitement de la monnaie, peu convaincant chez Polanyi car sa conception, très répandue aujourd’hui, de la monnaie comme une pure convention sociale conduit à des impasses puisqu’elle ignore le lien contradictoire entre l’institution monétaire et les lois de l’économie marchande. Contrairement à Marx, dont la théorie de la monnaie (à la différence de celle de Ricardo avec laquelle Polanyi, comme beaucoup d’autres, la confond) part de l’analyse des contradictions de la marchandise, Polanyi et ses suiveurs se privent ainsi des moyens de penser la relation, cruciale pour comprendre l’économie contemporaine, entre la création de valeur (marchande) par le travail et la création de signes de valeur par les banques.

La création du « marché du travail »

En revanche, la description historique très précise et documentée du processus par lequel la création du marché du travail en Angleterre s’est imposée contre la résistance de la société, assujettissant les prolétaires aux « fabriques sataniques » du premier XIXe siècle, donne à sa démonstration un relief très actuel, en un moment où le dépassement d’une économie traitant la force de travail humaine comme une marchandise vient à l’ordre du jour en prenant la forme concrète de la construction d’un système de sécurité d’emploi ou de formation.

Les travaux anthropologiques et historiques dont Polanyi s’est fortement nourri ont montré qu’une production organisée autour d’un « marché du travail » correspond à une époque très particulière de l’histoire, qu’il n’existe rien de tel dans la quasi-totalité des civilisations qui ont précédé l’époque contemporaine, et que par conséquent la perspective d’un dépassement du capitalisme, allant jusqu’au dépassement du marché du travail, et du travail lui-même comme activité contrainte, est parfaitement concevable.

Karl Polanyi ne va cependant pas jusque-là. Il se contente de « dégager les conditions de possibilité d’un socialisme non bureaucratique, associationniste, qui n’abolisse pas le marché, mais le ré-encastre dans le rapport social et les régulations démocratiques ».

Au moment où La grande transformation paraît, en 1944, ce programme est d’actualité. La crise des années trente et ses suites ont discrédité le libéralisme à un degré qu’on peut alors penser définitif. Elle a conduit à l’essor d’un capitalisme monopoliste d’État social dont une étape fondatrice a lieu précisément la même année, avec la conférence de Bretton Woods qui instaure un nouvel ordre monétaire fondé sur l’hégémonie du dollar des États-Unis, succédant à l’hégémonie de la livre sterling qui caractérisait le régime de l’étalon or antérieur à la Première guerre mondiale.

Karl Polanyi, mort en 1964, à l’apogée du capitalisme monopoliste d’État, avait-il imaginé le retour dévastateur de l’idéologie libérale et de ses recettes économiques 35 ans après la parution de son ouvrage, à l’époque où la régulation étatique était elle-même entrée dans une crise durable mettant en cause les ressorts du système capitaliste, plus profondément encore que dans les années trente ? Ce qui reste, c’est que son indignation contre les théoriciens néoclassiques rencontre un singulier écho dans le monde contemporain.

De même, on peut juger perspicace la façon dont Karl Polanyi montre comment la soumission de la société aux logiques capitalistes peut dégénérer en fascisme lorsque la société résiste au libéralisme, un sujet, hélas ! de grande actualité aujourd’hui. Le lecteur contemporain sera tenté de reconnaître des traits évocateurs de nos troubles contemporains dans le tableau saisissant que le dernier chapitre de La Grande transformation présente de la montée du fascisme dans l’entre-deux guerres, presque partout dans le monde, dans des pays aux traditions politiques et aux structures sociales aussi différentes que possible. Polanyi caractérise ce phénomène comme tentative ultime d’imposer par la force la domination du marché contre la résistance de la société. Nous évoquerions plus précisément un point commun entre la situation contemporaine et celle des années trente : la recherche, par le capital financier, d’une issue à une crise systémique radicale, le conduisant, en certaines circonstances, à ouvrir la porte à des tentatives de solution par la violence.

La Grande transformation, dont la traduction française ne parut qu’en 1984, figure désormais dans toutes les bibliographies des économistes de gauche. La tentation peut être forte en effet, lorsqu’on veut se placer dans le camp du progrès tout en restant académiquement respectable, de se référer à un auteur qui critique vigoureusement les excès du libéralisme tout en répudiant le marxisme.

La situation actuelle incite à souhaiter que cette tentation soit surmontée et qu’un dialogue se développe avec un projet plus radical, comme le projet anthroponomique de Paul Boccara.

Œuvres de Karl Polanyi

  • The Great Transformation, the Political and Economic Origins of our time, 1944, Beacon Press, 2001, 360 p. La grande transformation , la place de l’économie dans l’histoire et la société Paris, Flammarion, 2011. 
  • Trade and Market in the Early Empires, Economies in History and Theory, 1957. (Les Systèmes économiques dans l’Histoire et dans la Théorie. Commerce et marché dans les premiers empires : Sur la diversité des économies ), Paris, Éditions Le Bord de l’eau, 2017, 460 p.

Bibliographie

  •  Essais de Karl Polanyi», Préface de Michele Cangiani et Jérôme Maucourant, postface de Alain Caillé et Jean Louis Laville, éd. du Seuil, 584 p., 2008.
  • Jérôme Maucourant, Avez-vous lu Polanyi ?Champs Essais – Flammarion, 2011, 264 pages.
  • Nicolas Postel et Richard Sobel, « Économie et Rationalité : apports et limites de l’approche polanyienne », Cahiers d’économie politique, no 54 2008/1, p. 121 à 148.
  • Jérôme Maucourant. « Polanyi, lecteur de Marx », 2009. halshs-00967688