L’élection de nombreux députés du Nouveau Front populaire en juillet dernier a mis à l’ordre du jour, de façon plutôt inattendue, la possibilité d’une politique économique de gauche. À la Fête de L’Humanité, dimanche 15 septembre, un débat animé par Cyprien Boganda, chef adjoint de la rubrique Éco-social de L’Humanité, réunissait Frédéric Boccara, économiste, membre du comité exécutif national du PCF, Éric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denis, président de la Commission des Finances, de l’Économie générale et du Contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale, Karine Lebon, députée GDR de la Réunion et Éva Sas, députée de Paris, groupe Écologiste et Social. Ce compte rendu intégral montre à la fois les grandes différences entre les conceptions des différents partis de gauche sur l’ampleur des transformations à opérer, et les possibilités de rassemblement qui appellent à des débats ouverts pour construire.
Première question : le programme du Nouveau Front populaire coûte très cher, où trouvez-vous un tel argent ?
Éric Coquerel
Nous avons pris soin de répondre en affirmant que, dans notre programme, toutes les dépenses supplémentaires, qui s’accumulent en effet à 150 milliards d’euros au bout de trois ans, seront intégralement financées par des recettes.
Nous avons fixé cet objectif pour une raison simple : nous avons été critiqués par le gouvernement et les médias dominants, parfois de manière exagérée. Pourtant, le gouvernement, et notamment le ministère des Finances, se trompe régulièrement dans ses prévisions économiques. En effet, deux mois après les prévisions, les chiffres du déficit et de la croissance démentent complètement leurs estimations.
Donc, premièrement, le gouvernement n’a pas de leçon à donner. Deuxièmement, tout le monde s’accorde à dire aujourd’hui, même les économistes libéraux, que le problème du déficit en France ne provient pas des dépenses supplémentaires. En réalité, ce déficit est dû à des recettes insuffisantes. En 2020, les dépenses publiques, par rapport au PIB, ont baissé de 1,5 %, tandis que les recettes ont diminué de 2 %. Il y a eu une commission d’enquête à l’Assemblée nationale avant sa dissolution, portant sur la dette, et un économiste que l’on ne peut pas vraiment qualifier de proche du Front populaire, François Écalle, a confirmé ce constat, en soulignant très clairement que depuis 2017, hors dépenses exceptionnelles liées au COVID, l’explosion du déficit est due à la baisse des recettes.
Nous affirmons donc que ces recettes peuvent être récupérées, et c’est là le fond de notre programme. Comment allons-nous les récupérer ? Environ un tiers sera obtenu en reprenant au capital tout ce que Macron lui a donné depuis 2017. Cette mesure est non seulement une question de justice sociale face à l’accroissement des inégalités, mais c’est surtout des dizaines de milliards d’euros qui ont été perdus au profit de quelques centaines de personnes.
Lundi, en commission des Finances, j’ai présenté des chiffres impressionnants. Par exemple, depuis 2017, la part du patrimoine détenue par les 500 plus grandes fortunes de ce pays a doublé. En 2017, ces 500 personnes détenaient 20 % du patrimoine français ; aujourd’hui, elles en possèdent 45 %. C’est une situation aberrante. Des dizaines de milliards d’euros leur ont été offerts, et nous devons les récupérer.
Notre stratégie pour cela repose d’abord sur une réforme fiscale touchant le capital, avec laquelle nous récupérerons environ un tiers du budget. Le reste de nos recettes viendra d’une réforme de l’impôt sur le revenu, qui sera plus juste, ainsi que de la suppression des niches fiscales inutiles. Enfin, nous comptons également taxer différemment les entreprises, non pas selon leur taille mais selon qu’elles sont multinationales ou pas, notamment celles qui délocalisent leurs bénéfices dans des pays à faible fiscalité. L’économiste Gabriel Zucman a proposé une taxation qui pourrait rapporter 26 milliards d’euros.
En conclusion, notre projet est clair : toutes nos dépenses sont gagées par des recettes. Sans compter que notre politique augmentera aussi les recettes. En effet, lorsque vous augmentez les salaires et les revenus issus du travail, cela génère plus de rentrées fiscales et de cotisations sociales. Cet effet multiplicateur renforcera l’équilibre budgétaire et soutiendra les investissements dans les secteurs prioritaires tels que la santé, l’éducation, et l’écologie. C’est cela, le programme du Nouveau Front populaire.
Tout de même, vous parlez d’impôts dans votre programme, alors même que la France a un des taux de prélèvements obligatoires les plus élevés d’Europe. Que dites-vous aux contribuables qui craignent, avec la gauche au pouvoir, de payer plus d’impôts ?
Éric Coquerel
Je dis à 90 % des contribuables que leur situation va globalement s’améliorer. Par exemple, la réforme de l’impôt sur le revenu que nous proposons, qui consiste à rendre la CSG progressive et à introduire 14 tranches dans le barème de l’impôt sur le revenu, déjà en vigueur en 1981, permettra, selon nos calculs, à une personne gagnant moins de 4 000 euros par mois de s’en sortir mieux. En revanche, nous demanderons un effort supplémentaire aux plus hauts revenus. Voilà ma première réponse.
Il ne faut pas oublier non plus qu’on associe souvent le terme « contribuables » à l’impôt sur le revenu, mais plus de la moitié des Français ne le paient pas car ils ne sont pas assujettis. En revanche, ils payent beaucoup de TVA, qui est l’impôt le plus injuste et dont la contribution au budget de l’État ne cesse de croître.
Le gouvernement actuel, chaque fois qu’il supprime un impôt – que ce soit la CVAE (contribution sur la valeur ajoutée des entreprises), les impôts de production pour les collectivités, ou encore la taxe d’habitation – compense immédiatement par une hausse de la TVA. Il en va de même pour la redevance télévisuelle ou les exonérations de cotisations sociales, qui sont systématiquement remplacées par la TVA, ce qui a en plus pour effet de fiscaliser la protection sociale, un problème de fond.
Ces politiques doivent être revues, car cela permettra non seulement d’accroître les recettes, mais aussi de rétablir une plus grande justice fiscale redistributive pour les Français.
Votre programme propose l’abrogation de la réforme portant à 64 ans l’âge de la retraite mais cela coûterait très cher aux finances publiques, 15 milliards d’euros selon le gouvernement, bien davantage encore selon l’Institut Montaigne. Comment financez-vous l’abrogation de la retraite à 64 ans ?
Karine Lebon
Tout d’abord, je pense que l’annulation immédiate de la réforme des retraites ne coûterait pas autant qu’on pourrait le croire. Il est important de le souligner, car cette réforme se met en place progressivement et vient à peine de commencer à s’appliquer. Plus tôt elle sera abrogée, mieux ce sera pour les finances publiques. En effet, elle ne commencera à générer de réelles économies qu’à partir de 2030.
Le Conseil d’orientation des retraites (COR) l’a rappelé : il n’y a pas de dérapage des dépenses, mais un manque de recettes, comme Éric Coquerel vient de le mentionner. La question des retraites est avant tout une question de justice sociale, notamment pour ceux qui sont les plus impactés par cette réforme injuste : les femmes, les travailleurs des métiers pénibles, et les populations des Outre-mer.
En tant que députée de la Réunion, je me dois de rappeler que c’est l’un des départements où les retraites sont les plus faibles de France, juste après Mayotte. Il est crucial de le dire, car nous avons été complètement oubliés lors de la réforme de 2023.
Oui, il est vrai que le rapport entre actifs et retraités se détériore. Mais il existe trois solutions possibles pour y remédier : soit on recule l’âge de départ à la retraite, comme l’a choisi le gouvernement macroniste, soit on réduit les pensions, soit on trouve d’autres financements. Le Nouveau Front populaire est clairement attaché à cette troisième solution.
Parmi les options envisagées, il y a l’augmentation des cotisations. L’économiste Michaël Zemmour a expliqué qu’une augmentation de 0,8 point des cotisations retraites, ce qui représenterait environ 14 euros par mois pour un salarié au SMIC ou 28 euros pour un salaire moyen, suffirait à financer la réforme. Cette hausse serait répartie entre employeurs et salariés, idéalement à raison d’un tiers pour les salariés et deux tiers pour les employeurs.
Nous avons également proposé d’autres pistes de financement, notamment par l’impôt, avec un impôt sur la fortune climatique (ISF) et une taxe sur les superprofits, qui rapporteraient chacun environ 15 milliards d’euros.
Il est essentiel de rappeler que la retraite doit être une nouvelle étape de la vie, et non pas l’antichambre de la mort. Aujourd’hui, le message qui semble être envoyé est : « Travaillez jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus et jusqu’à ce que vous ne soyez plus utile à la société ». Mais à la retraite, on peut encore faire beaucoup de choses, et c’est ce message que le Nouveau Front populaire souhaite faire passer.
Vous réaffirmez l’objectif commun du droit à la retraite à 60 ans, mais sans fixer de calendrier. Est-ce que ce n’est pas un peu facile finalement ? Est- ce que ce n’est pas une promesse en l’air qui est faite aux travailleurs ? À quel moment est-ce qu’ils pourront vraiment partir à 60 ans ?
Karine Lebon
Le programme du Nouveau Front populaire comporte trois parties. La première partie concerne les 15 premiers jours. La rupture ? Elle est prévue pour les 100 premiers jours, l’été, le moment de toutes les bifurcations (car normalement, nous étions appelés à gouverner dès cet été, je le rappelle). La troisième étape concerne les transformations, et la retraite à 60 ans s’inscrit dans ces transformations.
Il n’y aura pas d’explosion des dépenses, en tout cas, pas du jour au lendemain. Surtout pas ! Je pense d’ailleurs que Macron a eu très peur que nous réussissions à mettre en œuvre les réformes que nous avons proposées dans notre programme, et c’est pour cela qu’il a tenté par tous les moyens de nous voler l’élection et d’empêcher Lucie Castets d’être à Matignon.
Comment cela va-t-il se passer ? Nous organiserons une conférence avec les partenaires sociaux pour déterminer les conditions de cette retraite à 60 ans, avec une prise en compte de la pénibilité et des maladies professionnelles. Il y aura évidemment un fort attachement à l’emploi des seniors, car à partir de 50 ans il devient difficile de trouver du travail. Avec la retraite à 64, 67, voire 70 ans, il reste très compliqué de rester actif.
Il y aura également une réflexion sur les accidents du travail, car la France occupe la première place en Europe en termes d’accidents du travail et la quatrième en termes de décès liés au travail. Une réflexion sera également menée sur les départs en incapacité. Nous connaissons tous quelqu’un qui n’a pas pu véritablement profiter de sa retraite, soit parce qu’il était en trop mauvaise santé, soit, malheureusement, parce qu’il est décédé avant d’en bénéficier. Cela me rappelle toujours la phrase d’Audiard : « La retraite, il faut la prendre jeune, mais surtout la prendre vivant ».
Tout à l’heure, Éric Coquerel disait que les recettes et les dépenses s’équilibraient dans le programme. Mais est-ce que ce n’est pas un peu irresponsable quand on sait que la dette publique de notre pays atteint 110 % de notre PIB, ce qui est historique ? Est-ce que ce n’est pas irresponsable de prendre le risque de laisser filer les déficits ?
Frédéric Boccara
Tout d’abord, je voudrais vous remercier d’organiser ce débat. Je suis très heureux qu’il ait lieu, car nous sommes dans un contexte où l’union se construit, où elle doit s’élargir. Elle a besoin de débats pour se renforcer, pour s’élargir, et pour encourager l’intervention populaire à tous les niveaux, jusqu’au sommet. C’est fondamental.
Enfin, on décloisonne. Décloisonner, ce n’est pas fusionner. Décloisonner, c’est ce dont nous avons besoin, ainsi qu’une nouvelle cohérence. Concernant la question de la dette, nous avons besoin d’idées nouvelles.
Il ne faut pas avoir une vision purement statique où les dépenses équilibrent les recettes. En réalité, dans notre programme, il y a un plan. Quand on parle de dépenses, on parle de transformations structurelles et de bifurcations qui viendront progressivement, car nous voulons conjurer les échecs de la gauche en 1981.
La dette est une question sérieuse, mais elle est souvent utilisée pour faire peur et tétaniser. Le véritable danger, c’est la finance, pas la dette elle-même. Ce qui est grave avec la dette, c’est qu’il s’agit d’argent qu’on n’a pas pour réaliser des dépenses nécessaires. Par conséquent, on emprunte, mais en se plaçant entre les mains des marchés financiers.
Cela pose deux problèmes majeurs.
Le premier problème, c’est la manière dont la dette est orientée. Les marchés financiers dictent qu’elle ne soit pas utilisée pour les services publics, mais pour le capital, pour les profits, pour ce qui est rentable, pour les délocalisations. Cela impose une orientation de la dette vers le béton plutôt que vers des services essentiels. Par exemple, on ne compte plus les régions où, au lieu d’embaucher des soignants, on détruit deux hôpitaux pour en fusionner un, tout en réduisant le nombre de personnel soignant. Non, il faut des dépenses publiques et une dette orientées vers le recrutement et la formation, dans des secteurs comme l’hôpital, l’éducation, la santé, le fret ferroviaire et les services publics.
Le deuxième problème avec la dette, c’est que, placée sous le contrôle des marchés financiers, elle entraîne des taux d’intérêt exorbitants qui vampirisent nos ressources. Ce que nous payons, ce ne sont pas tant les montants empruntés, mais les intérêts sur ces emprunts. Aujourd’hui, nous payons environ 50 milliards d’euros en charges d’intérêts uniquement, soit l’équivalent du budget de l’éducation primaire et secondaire. Si nous pouvions financer ces emprunts à 0 %, nous économiserions ces 50 milliards pour les réinvestir ailleurs.
Dans deux ou trois ans, il est prévu que nous payions 70 milliards d’intérêts. Il est donc crucial de trouver un autre mode de financement, à 0 %, ce qui nous amène à la question européenne. Toutefois, même depuis la France, nous pouvons agir en utilisant le pôle public bancaire pour financer ces dépenses à 0 %.
Nous devons voir la cohérence entre les objectifs, les moyens et les pouvoirs, comme cela est présenté dans le programme du Nouveau Front populaire. Nous avons discuté ensemble de ces questions et du chiffrage. Je vous conseille de consulter dans Économie et Politique le texte qui en est résulté [1].
Le pôle public bancaire, depuis la France, peut financer de nouvelles dépenses à 0 %, car ce dont nous souffrons, y compris pour les retraites, c’est d’un pays qui ne se développe pas. Nous avons donc besoin d’une impulsion de la demande, et c’est cela la logique du programme du Nouveau Front populaire : une impulsion de la demande qui entraîne une nouvelle activité et une nouvelle offre, grâce à des réformes de structures.
Pour que la dette soit bien utilisée, il nous faut donc des réformes de structures. Je vais en énumérer cinq.
La première : il faut dépenser non pas pour le capital ou uniquement pour le béton, mais avant tout pour la formation et l’emploi. C’est la priorité : la formation, l’emploi, et le pré-recrutement dans la fonction publique.
Deuxièmement, il faut changer tout le système des aides publiques. Selon la CGT, il s’agit de 200 milliards d’euros, et 100 milliards selon les néolibéraux. Dans tous les cas, c’est considérable. Il faut introduire des critères écologiques et sociaux pour transformer les modes de production et de consommation. Par exemple, la moitié des aides concerne les exonérations de cotisations sociales. Cela signifie qu’il y a des conditions : vous recevez des aides si vous pratiquez des bas salaires. Eh bien, nous devons inverser cela : il faut soutenir le développement des salaires en baissant les coûts du capital. Les aides publiques sont un sujet fondamental qui a fait le ciment de l’unité intersyndicale, même avant les débats sur les retraites.
Troisièmement, il nous faut des pouvoirs nouveaux, et cela figure dans le programme du Nouveau Front populaire. Mais il faut en voir l’importance, Il faut le revendiquer à partir des luttes quotidiennes dans les territoires : les travailleurs doivent avoir des pouvoirs nouveaux sur leur entreprise, que ce soit pour défendre leur emploi ou pour proposer de nouveaux projets. Il faut aussi des pouvoirs nouveaux dans les territoires, avec des institutions de planification écologique et sociale. Le mot est un peu caché dans le programme, mais nous serons d’accord pour dire que c’est très important.
La planification ? c’est l’URSS que vous voulez recréer ?
Frédéric Boccara
Nous avons déjà eu de la planification en France, donc c’est la France aussi. Ce qu’il nous faut, c’est une planification stratégique, pas chaque bouton de guêtre. Il faut une planification où on prend des engagements, mais non imposés par un État centralisé, mais élaborés et suivis dans des conférences citoyennes. Dans ces conférences, il y a à la fois des citoyens, des salariés, des élus, des banques, des patrons, et l’État. Chacun prend des engagements et on les suit. Et on va pouvoir « manier la carotte et le bâton » vis-à-vis des entreprises : on vous appuie en baissant le coût du capital si vous développez les salaires, on vous pénalise si vous ne le faites pas.
Ce qu’il faut faire, c’est entrer dans une autre relation avec les entreprises. C’est un enjeu majeur par rapport à 1980-82, quand nous avons nationalisé les entreprises sans toucher au pouvoir en leur sein, ni à leurs critères de gestion. Aujourd’hui, il faut modifier profondément leur manière de faire, tant sur le plan social qu’écologique, et ces deux dimensions vont de pair.
Quatrièmement, il faut s’attaquer aux banques. Nous proposons un pôle public bancaire, c’est un élément fondamental pour faire face à la question de la dette. Cela signifie un financement public à 0 %. Nous parlons trop peu des banques, or le capitalisme aujourd’hui, c’est les banques. Les mobilisations sociales peuvent avoir prise sur elles puisque leurs guichets sont présents à l’échelle locale. Avec un pôle public bancaire, nous pourrions financer à 0 % les dépenses publiques. Et cela ouvre un débat sur l’Union européenne, qu’on pourra approfondir.
Enfin, nous avons besoin d’une nouvelle fiscalité. Cette fiscalité doit être sélective, et taxer les revenus du capital, tout en soutenant les revenus du travail. Ce n’est pas une question de riches et de pauvres, mais de capital. Pour les entreprises, il faut une modulation : celles qui favorisent l’écologie et l’emploi bénéficieront d’un taux normal, tandis que celles qui portent atteinte à l’emploi seront pénalisées par un taux plus élevé, de même que pour les cotisations sociales.
Je conclurai en rappelant deux propositions importantes inscrites dans le programme du Nouveau Front populaire. La première, c’est qu’il serait possible de taxer immédiatement les revenus financiers des entreprises, ce qui pourrait rapporter 30 milliards d’euros. La deuxième, c’est d’instaurer une modulation des cotisations sociales. Il y a d’ailleurs une contradiction dans le programme puisqu’il parle aussi de consolider la CSG, ce qui est une très mauvaise idée. En revanche, si une PME embauche et développe l’emploi, elle paiera plus de cotisations mais avec un taux de cotisation plus faible. Cela signifie qu’elle augmentera ses coûts, mais nous l’inciterons ainsi à créer de l’emploi, car le plus important est de développer la base emploi. La base emploi, c’est à la fois la vie des gens, c’est l’apport à la création de richesses, et c’est même l’apport aux transformations écologiques, car ce sont souvent les salariés qui inventent des solutions. Ainsi, en modulant les cotisations, nous pénaliserons les entreprises qui réduisent l’emploi en leur appliquant un taux de cotisation beaucoup plus élevé. Cette nouvelle relation avec les entreprises, c’est ce qui nous permettra de conjurer les erreurs du passé.
Tout de même, on a l’impression que la dette publique, vous vous en fichez ?
Eva Sas
Non, je ne crois pas du tout. Au contraire, ceux qui ont fait exploser la dette, ceux qui ont creusé les déficits — comme l’a mentionné Éric —, ce sont bien les macronistes avec leurs baisses d’impôts de 62 milliards d’euros. Il y a aussi eu des dépenses énormes pour certaines mesures, notamment l’« open bar »pour les entreprises, où les dépenses ont littéralement explosé. Donc, en réalité, ceux qui sont sérieux, c’est le Nouveau Front Populaire, parce que nous, nous mettons des recettes fiscales en face des dépenses.
Oui, nous voulons mieux financer les services publics, oui, nous voulons prendre des mesures pour le pouvoir d’achat, mais nous les finançons. Nous les finançons avec de nouvelles recettes fiscales. Nous avons parlé de l’ISF climatique, nous avons évoqué la taxe sur les super-profits. Mais nous les finançons aussi en réalisant des économies sur toutes ces dépenses inutiles.
Il y a eu les grands projets inutiles, eh bien, il y a aussi de grandes dépenses inutiles. La première chose à faire, c’est de mettre fin à l’open bar pour les entreprises. Sous Macron, les dépenses pour les aides aux entreprises ont explosé, en particulier les exonérations de cotisations sociales. Rien que ça, c’est 80 milliards d’euros. Est-ce justifié ? On sait bien qu’au-delà de 1,5 ou 2 fois le SMIC, cela a un effet très limité sur l’emploi. Nous estimons donc qu’on peut économiser au moins 8 milliards d’euros sur les exonérations de cotisations sociales.
Un autre exemple : l’aide à l’apprentissage. L’apprentissage, c’est très bien, mais est-ce qu’on doit dépenser 22 à 25 milliards d’euros pour cette politique ? Dépenser 26 000 euros par apprenti, c’est deux fois plus qu’un étudiant dans l’enseignement supérieur moyen. Est-ce qu’il faut dépenser autant, juste pour que Macron puisse dire qu’il a atteint son objectif d’un million d’apprentis ? Nous pensons qu’il faut recentrer les aides à l’apprentissage, notamment sur les diplômes allant jusqu’au Bac+2 et sur les PME. Là aussi, nous pourrions réaliser au moins 8 milliards d’euros d’économies. Donc, vous voyez, ceux qui dépensent moins, c’est bien le Nouveau Front populaire.
Un autre exemple de dépenses que je qualifierais d’idéologiques : le SNU (Service National Universel). Cela coûte déjà 200 millions d’euros, et cela pourrait atteindre 2 à 3 milliards d’euros. Est-ce que nous voulons vraiment dépenser autant pour que nos enfants portent une casquette et chantent la Marseillaise ? Je ne crois pas. Nous avons besoin de faire des économies sur ce genre de dépenses idéologiques.
Il en va de même pour l’uniforme scolaire. On ne sait pas encore combien coûtera son expérimentation, car il n’y a pas de ligne budgétaire dédiée, mais on sait que sa généralisation coûterait environ 1 milliard d’euros pour l’État et 1 milliard pour les collectivités locales. Est-ce que nous voulons vraiment dépenser 2 milliards d’euros de finances publiques pour imposer des uniformes dans les établissements scolaires ? Je ne le crois pas. Encore une fois, ce sont des dépenses idéologiques.
Dernier point : les niches fiscales et budgétaires néfastes au climat, qui représentent 22 milliards d’euros. Nous pensons, en particulier, qu’il est possible de taxer le kérosène sur les vols intérieurs et de soumettre les billets d’avion au taux normal de TVA. Il est anormal que le trafic aérien bénéficie d’une forme de petit paradis fiscal en France.
Ainsi, ceux qui réalisent des économies, qui mettent fin à l’open bar pour les entreprises et qui arrêtent les dépenses idéologiques, c’est bien le Nouveau Front Populaire. Et je crois que l’on peut nous faire confiance pour gérer au mieux les finances publiques, bien mieux que les macronistes, en vérité.
À gauche, vous semblez aimer les impôts… Vous proposez de nouveaux impôts, sur l’ISFclimatique. Une bizarrerie ? Pourriez-vous nous expliquer comment cela fonctionnerait ?
Eva Sas
L’ISF climatique, qui figure effectivement dans notre programme, ce n’est pas seulement rétablir l’ISF tel qu’il était avant 2018. D’une part, nous voulons y adosser une composante climatique, basée sur l’empreinte carbone du patrimoine financier et immobilier des plus riches. Nous savons que le patrimoine des plus riches a un impact majeur sur les émissions de gaz à effet de serre. Il est donc nécessaire de les responsabiliser face aux conséquences du dérèglement climatique.
Ensuite, il y aurait une assiette différente. Nous inclurions les biens professionnels à partir de 10 millions d’euros, et les œuvres d’art. L’ISF, tel qu’il existait auparavant, avait une assiette fiscale « mitée », avec de nombreuses niches fiscales. Nous voulons un ISF qui rapporte 15 milliards d’euros, en englobant l’ensemble du patrimoine des plus aisés.
Maintenant, certains se demandent si cela va faire fuir les riches. C’est une question qui revient souvent : si vous surtaxez les plus riches, ils vont s’enfuir. C’est un peu vrai : quand l’ISF existait, il y avait effectivement plus d’exilés fiscaux. Mais en réalité, c’est infinitésimal. Lorsque l’ISF a été transformé en IFI, seulement 0,25 % des plus riches sont revenus en France, ce qui est totalement marginal.
De plus, les rapports de France Stratégie montrent qu’il n’y a aucun impact prouvé sur l’économie, ni positif ni négatif, quand l’ISF a été transformé en IFI. Il n’y a eu aucun impact sur l’investissement dans les entreprises.
Nous assumons donc pleinement. Oui, nous voulons faire payer les plus riches. Nous en avons besoin, et c’est juste. Nous en avons besoin pour financer les services publics, ainsi que les besoins sociaux et écologiques en France.
Notre ancien ministre de l’économie Bruno Le Maire disait « le NFP c’est 1981 puissance 10 ». La politique, on va dire keynésienne, de relance par la demande, on a essayé en 1981, ça a vraiment marché ? Pourquoi est-ce qu’en refaisant la même chose, ça se passerait mieux ?
Frédéric Boccara
Précisément, l’idée est de ne pas refaire la même chose. Le débat d’idées est nécessaire. Nous voulons dépasser le keynésianisme. Les marxistes ont eux-mêmes tenté d’aller au-delà de leur tradition, mais il faut aller plus loin.
On dit souvent que la gauche se concentre sur la demande, l’augmentation des revenus, et la droite sur l’entreprise et la production. On vient même de faire une petite erreur en nous laissant piéger par les termes de nos adversaires. Je vais revenir là-dessus. Le raisonnement de Bruno Le Maire repose sur l’idée suivante : augmenter les revenus mènera à une hausse de la consommation, ce qui entraînera une augmentation des importations, aggravant ainsi les déficits. C’est une crainte fondée sur l’expérience des années 1983-1984. Certains d’entre nous avons vécu cette période : c’est là-dessus que Le Pen s’est appuyé, notamment aux élections européennes de 1984, en passant de 0 à 10 % des voix.
Mais l’offre c’est quoi ? Le problème est d’articuler demande et offre. Il faut des réformes de structure pour articuler autrement demande et offre. C’est ça qui est présent dans le programme, mais il faut en avoir conscience pour voir l’importance des transformations proposées, sinon, les autres vont nous pousser à en rabattre. Il y a un enjeu politique immédiat.
La droite affirme que l’offre, c’est la production et l’entreprise. Mais attention à ne pas se laisser piéger par leur discours : l’open bar, c’estpour le capital, n’est-ce pas ? Sous couvert d’aider les entreprises, ils ne font que favoriser profit et capital. En réalité, ils détruisent l’offre : Sanofi, par exemple, ne produit plus de médicaments en France, les entreprises délocalisent et se concentrent sur la finance. La grande différence par rapport aux années 1980, c’est qu’aujourd’hui, le défi est de proposer un tout nouveau type d’offre, en baissant d’autres coûts que celui du travail, afin de relever le défi de la compétitivité.
Si j’ai encore quelques minutes, j’aimerais insister sur le fait que ces questions doivent être appropriées par tous, de manière populaire. Nous devons organiser des débats dans toutes les régions et tous les départements sur ces sujets économiques. Il est impératif que nos citoyens prennent conscience de ces enjeux, car chaque jour ils sont exposés à des « experts » qui leur serinent les mêmes discours.
Le grand enjeu, c’est donc de réaliser des dépenses massives, tout de suite. Sans cela, l’hôpital ne fonctionnera pas mieux. Si nous n’embauchons pas massivement, nous ne changerons rien au travail. Les souffrances sociales sont terribles. Il est nécessaire d’augmenter massivement les salaires : le salaire des fonctionnaires avec une hausse de 10 % du point d’indice, le SMIC mais pas seulement le SMIC, tous les salaires.
Mais on voit bien que nous butons déjà sur des problèmes de formation, notamment dans la fonction publique mais aussi dans le privé : nous n’avons plus de soudeurs, ce qui a mis à l’arrêt certaines centrales nucléaires. Il a même fallu faire venir cent soudeurs des États-Unis, par avion ! Le fret ferroviaire est également ralenti par le manque de personnel qualifié, ainsi que de matériel ferroviaire. Pourtant, le fret ferroviaire est crucial pour notre avenir.
Il faut transformer profondément notre économie et commencer par l’emploi et la formation, car c’est à la fois le but et le moyen de la transformation sociale et écologique. Un emploi de qualité permet de baisser les coûts autrement. Alors, pourquoi ne le fait-on pas ? Parce que nous sommes confrontés au capital. Les profits exigent que l’argent aille à eux, qu’ils puissent délocaliser. Il ne s’agit pas seulement des riches, c’est un enjeu avec les institutions financières et les banques, qui relaient des critères de rentabilité antisociaux.
Par rapport aux années 1980, nous proposons un autre crédit bancaire. À l’époque, nous avions nationalisé les banques, mais elles ont continué comme avant. Aujourd’hui, il faut un autre type de crédit : par exemple, pour les PME qui augmentent les salaires, nous proposons des avances à 0 %. Si elles se développent, nous leur accordons un crédit à 0 %, tout en allégeant leurs charges d’intérêts, c’est-à-dire en baissant leur coût du capital, à condition qu’elles favorisent l’emploi, la formation et s’inscrivent dans une logique écologique.
Le budget de l’État représente environ 400 milliards d’euros, mais les banques gèrent 2 000 milliards d’euros de crédits. Elles ont un effet multiplicateur immense. Si nous faisons quelque chose avec le budget, mais que les banques démolissent de l’autre côté, cela ne fonctionnera pas. Il faut donc prendre le pouvoir sur les banques.
En conclusion, pour ne pas répéter les erreurs de 1980 à 1982, il y a trois éléments essentiels : changer l’offre en baissant non pas le coût du travail, mais celui du capital, tout en développant l’emploi ; maîtriser les banques pour qu’elles servent la transformation économique ; accorder de nouveaux pouvoirs aux travailleurs et aux citoyens, ce que nous n’avons pas suffisamment fait en 1981-1982.
Enfin, il faut nouer de nouvelles relations internationales en ouvrant des négociations en Europe et dans le monde. Mais je crois que nous en parlerons après.
Ce qu’on reproche souvent à la gauche, c’est de pas tenir compte de la réalité économique. Par exemple, on augmente le SMIC ? Très bien, mais quand on augmente le coût du travail, on peut comprendre que les multinationales arriveront à l’absorber sans difficulté. Mais qu’en est-il de toutes les petites PME de ce pays qui ont déjà du mal à s’en sortir aujourd’hui ?
Éric Coquerel
On a déjà compris à travers les différentes interventions que, pour nous, il est faux de dire que le problème de notre économie serait que le travail coûte trop cher. C’est là l’alpha et l’oméga de notre proposition économique : en finir avec cette affirmation. Depuis une trentaine d’années, la part du travail dans la richesse produite a diminué, tandis que la part du capital a augmenté. Nous le redisons ici, chacun à notre manière : ce qui coûte vraiment cher dans ce pays, ce qui représente une dépense colossale, c’est le capital, plus précisément le capital financiarisé.
Et comme tout bon marxiste, nous savons que la question de la répartition des richesses se situe justement dans le partage de la plus-value entre le travail et le capital. La redistribution des richesses est indispensable, que ce soit par la fiscalité ou par l’augmentation des salaires, c’est une condition sine qua non pour relancer notre économie de manière écologique.
Pour répondre à votre question, remarquez que ceux qui nous tiennent ce discours ne se soucient absolument pas du fait que, depuis 2017, les dividendes dans ce pays ont été multipliés par 2. Vous m’entendez bien ? Multipliés par deux ! Cela ne les dérange pas, alors qu’imaginer une augmentation du SMIC de 14 %, c’est-à-dire à 1600 euros nets, les choque. Pourtant, les dividendes ont doublé sans poser problème. C’est une question idéologique, ou plus précisément une question de positionnement dans le rapport de confrontation capital-travail.
Pourquoi l’augmentation du SMIC est-elle non seulement possible, mais nécessaire ? Parce que si les bas salaires augmentent, cela relancera inévitablement la consommation populaire. L’an dernier, par exemple, lorsque l’activité internationale a ralenti, tous les économistes prévoyaient une récession en France, comme en Allemagne. Pourtant, nous avons maintenu une croissance de 1 %, alors que l’Allemagne était en récession. Pourquoi ? Parce que nous avons encore un État social qui permet, dans une certaine mesure, de compenser les baisses d’activité par la consommation populaire. C’est ce qui s’est passé, et c’est ce que Bruno Le Maire voudrait affaiblir aujourd’hui. Donc, oui, augmenter les salaires est bon pour l’activité économique.
Alors, il y a effectivement la question que posait Frédéric, de savoir si, en augmentant la consommation, les gens vont acheter des produits fabriqués à l’extérieur. Mais dans notre programme, nous prévoyons un protectionnisme écologique et social. Cela signifie, par exemple, taxer au kilomètre les produits fabriqués en dehors du continent européen, mais pas seulement, avec des coûts écologique ou social scandaleux. L’augmentation du SMIC est donc nécessaire.
Mais vous me posez la question : comment fait-on pour les PME qui vont supporter ce choc ? Nous avons une réponse. D’abord, il n’y a pas tant de secteurs que ça qui sont réellement affectés. Certains secteurs, comme le commerce, en seront peut-être tributaires, mais nous proposons de réévaluer les aides aux entreprises. Entre les exonérations fiscales et les aides directes, cela représente environ 200 milliards d’euros par an. Il est légitime de se demander si ces aides servent vraiment à quelque chose quand elles sont recyclées en dividendes. Ne serait-il pas plus pertinent d’aider les entreprises qui augmentent les salaires, créent de l’emploi, favorisent l’égalité salariale hommes-femmes, etc., le temps que le choc de demande fasse ses effets ? C’est réalisable ! Nous aidons aujourd’hui des entreprises qui n’en ont pas besoin, si ce n’est pour distribuer des dividendes aux actionnaires. Alors, oui, nous assumerons d’aider les entreprises, comme ce traiteur employant plusieurs salariés dont on parle souvent, qui pourrait rencontrer des difficultés à cause de l’augmentation du SMIC, en attendant que les consommateurs puissent dépenser davantage grâce à cette hausse des salaires. Car nous n’augmentons pas seulement le SMIC mais nous prévoyons également une négociation sociale qui pourrait permettre d’augmenter les salaires de manière générale, et de stimuler un peu plus la consommation des produits du traiteur.
Voilà, c’est ça le réalisme de notre politique économique : tout vers les salaires et les revenus du travail, et moins vers les revenus du capital. Ce que nous proposons est l’inverse de ce que fait Macron, et c’est l’alpha et l’oméga de la politique économique du Front populaire.
Tout pour les salaires, mais aussi beaucoup pour les services publics dans votre programme. D’où vient cette obsession ? Pourquoi les services publics qui nous coûtent déjà très cher devraient-ils recevoir encore davantage d’argent public ?
Karine Lebon
Parce que les services publics sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. Macron dirait peut-être que c’est le patrimoine de « ceux qui ne sont rien », et Michel Barnier parlerait du patrimoine des « gens d’en bas ». Mais moi, je préfère dire que c’est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, et c’est pourquoi nous voulons continuer à le préserver. C’est un investissement pour l’avenir.
On dit souvent que lorsque l’on ouvre une école, on ferme une prison. Oui, le taux de dépenses publiques est élevé, mais il est inacceptable qu’on nous demande de le réduire. Ce n’est pas entendable pour les personnes qui meurent sur des brancards dans les couloirs des hôpitaux. Ce n’est pas entendable pour les enfants dans des écoles de plus en plus dégradées, notamment en Seine-Saint-Denis. Ce n’est pas entendable pour les citoyens qui sont laissés pour compte.
J’ai discuté avec des économistes de la situation des Outre-mer, du déficit de ces territoires en termes de services publics. Ils me disaient que le département le plus avancé sur le plan des services publics accuse un retard de 15 ans par rapport à la métropole. À Mayotte, la situation est encore plus critique. Il y a si peu d’écoles que les élèves doivent se partager la journée. Certains vont en cours le matin, d’autres l’après-midi, dans les mêmes classes, parce qu’il n’y a tout simplement pas assez d’écoles. Où est passée la promesse républicaine ?
Le taux de pauvreté à Mayotte est de 77 %. Est-ce que nous devons compter sur le secteur privé pour nos citoyens d’Outre-mer ? Le programme du NFP vise à garantir l’accès aux services publics pour tous, sur tout le territoire, afin que chaque citoyen soit à moins de 30 minutes d’un accueil physique. Nous avons choisi Lucie Castet pour porter cette idée, car elle est cofondatrice et porte-parole du collectif Nos services publics, et elle a un attachement très fort à cette cause.
Quant aux dépenses publiques, je ne vois pas le problème si nous avons en face des recettes suffisantes. Il faut se donner les moyens d’avoir un service public qui réponde aux besoins réels des citoyens. Le problème aujourd’hui, c’est que ces besoins augmentent sans que les moyens alloués suivent. Nous voulons des transports publics de qualité, des écoles de qualité, des hôpitaux de qualité, des EHPAD de qualité, des crèches de qualité. Nous voulons aussi plus de places en crèche, avec un personnel formé et compétent.
Aujourd’hui, il y a une crise des vocations. De moins en moins de personnes veulent passer les concours pour entrer dans la fonction publique. Pourquoi ? Parce que les rémunérations sont souvent trop basses, et les conditions de travail ne sont pas idéales. Il y a aussi une perte de sens. Comment peut-on travailler dans un hôpital, être obligé de maltraiter les patients faute de temps, et rentrer chez soi en se disant qu’on a fait du bon travail ? Cela n’est pas possible. Et je parle en connaissance de cause, car j’ai été enseignante dans le public pendant 13 ans. J’ai vu, pendant ces années, se succéder des élèves issus de milieux très modestes dans un département où le taux de pauvreté est de 36 %. Ces enfants, qui n’étaient pas forcément favorisés, ont grandi et sont devenus des citoyens. Cette question des services publics me tient à cœur, car elle touche à une vision de la société. En réalité, cette question est centrale à gauche, parce qu’elle détermine quelle société nous voulons. Et aujourd’hui, c’est absolument essentiel. Voilà ce que je voulais dire sur l’importance des services publics.
Tout cela est très généreux mais est ce qu’il n’y a pas un risque à mener tout seul dans un pays une politique de gauche alors qu’on est entouré de gouvernements qui mènent plutôt des politiques libérales ?
Frédéric Boccara
Bien sûr, il faut aborder la question européenne et changer les choses en Europe, mais cela nécessite un chemin. Ce chemin commence par quelque chose, et il peut commencer en France. Il est fondamental de changer les structures en Europe, mais nous pouvons initier ce changement à partir de la France.
Par exemple en matière de services publics, qui sont au cœur de l’efficacité d’une nouvelle société, y compris parce qu’ils jouent un rôle clé dans le développement écologique. Développer la santé, la formation, la culture n’est pas la même chose que développer le béton ou la finance. C’est une tout autre vision de la société, une autre façon de se penser dans la société.
Nous avions avec LFI (qui ne portait pas encore ce nom), une proposition commune : créer un Fonds européen pour les services publics. Ce fonds, financé à 0 % d’intérêt, serait intercalé entre la Banque centrale européenne (BCE) et les États. On a bien appris que la BCE ne peut pas financer directement les États, mais elle peut financer une institution financière publique. C’est pourquoi il s’agirait de créer en Europe cette institution publique qui serait financée à 0 % par la BCE et qui, à son tour, financerait les services publics des États membres.
Pourquoi est-ce important ? Parce que ce chemin peut aussi commencer en France. Nous pouvons utiliser le pôle public bancaire français, avec des institutions comme la Caisse des Dépôts, la Banque Publique d’Investissement (BPI) et la Banque Postale, pour financer à 0 % une partie des dépenses liées aux services publics. Ensuite, nous mettrions la pression sur la BCE pour qu’elle refinance ce pôle.
Deuxièmement, nous nous adressons aux autres pays européens. Il n’y a pas que la France qui ait besoin de services publics renforcés. L’Italie, l’Espagne, les pays du Sud de l’Europe en ont aussi besoin, tout comme l’Allemagne. Même en Allemagne, on demande 100 000 soignants pour les hôpitaux et 14 000 enseignants supplémentaires. Il est clair que l’Allemagne a également besoin de services publics.
C’est pourquoi Mario Draghi a fait un pas en arrière sur l’austérité en affirmant qu’il fallait des investissements publics. Nous pourrions proposer une alliance entre les Caisses des Dépôts, les banques publiques d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne et de France. Cela ouvrirait une négociation internationale. Nous parlons aux peuples européens, pas seulement aux dirigeants, en leur disant : « on pourrait se mettre ensemble pour financer les services publics, avant même que l’idée d’un Fonds européen soit officialisée ». Lancer au moins une bataille pour un fonds européen, non pas pour « renverser la table » mais pour amorcer tout de suite une autre logique. Ce fonds pourrait commencer par financer deux secteurs essentiels : la santé et le fret ferroviaire, ce qui serait déjà un changement majeur.
Il est crucial de comprendre qu’il y a de la bonne dette et de la mauvaise dette. La bonne dette est celle qui développe l’économie. Elle permet un tel développement que la dette elle-même finit par se résorber, comme cela s’est produit après la Seconde Guerre mondiale. À cette époque, nous avions une dette colossale, mais nous avons nationalisé les banques, réalisé des dépenses massives, et le développement économique a permis de maîtriser cette dette. Le problème, c’est que nous n’avions pas de critères écologiques ou sociaux à l’époque, ce qui a entraîné la crise suivante. Aujourd’hui, nous voulons éviter cette erreur en intégrant ces critères dès maintenant.
Je veux aussi souligner ce que Draghi et Barnier disent. Barnier insiste sur le fait que les services publics doivent être prioritaires, et nous devons le prendre au mot. Si nous parlons de services publics, il s’agit de création d’emplois massifs et de dépenses significatives, pas de petites réorganisations superficielles. Draghi a lui-même reconnu qu’il fallait augmenter les dépenses en Europe. Thomas Piketty s’est récemment félicité dans une interview au Monde de ce que Draghi est obligé de faire des concessions sur les dépenses, mais attention, Draghi envisage de financer ces dépenses par des emprunts sur les marchés financiers, ce qui risque de profiter au capital et aux dépenses de guerre, et non au social.
Face à la récession à venir, il est indispensable de faire tout autrement. C’est pourquoi nous proposons une approche radicalement différente pour l’Europe. Elle doit faire face à la récession en investissant dans les services publics et le développement social.
Enfin, sur le plan international, car il ne s’agit pas seulement de l’Europe. Comme l’a mentionné Éric, il y a la question des négociations internationales. Nous devons renégocier les traités de libre-échange. Dans notre programme, nous proposons des traités de maîtrise des échanges, où les pays coopèrent pour des échanges et des investissements communs, visant à développer l’emploi et les biens communs. Il s’agit de s’assurer que ces accords sont gagnants-gagnants avec des institutions pour vérifier que les deux côtés se développent, donc une autre démocratie et d’autres relations internationales.
Il est également nécessaire de transformer le système monétaire international. Dominique de Villepin vient de dire ici même des choses très justes, avec de belles envolées mais il n’a pas parlé du dollar. Le Fonds Monétaire International (FMI) est sous le contrôle des États-Unis, qui y détiennent un droit de veto. Savez-vous que le FMI n’est même pas sous le contrôle de l’ONU ? Nous voulons faire sauter le droit de veto des États-Unis. Nous voulons développer une monnaie commune mondiale, partagée entre les peuples, pour mettre fin à l’hégémonie du dollar. Pour y parvenir, nous devons ouvrir des négociations avec des partenaires comme l’Afrique, le Sud global comme on dit, les BRICS. Ce serait fidèle à la tradition universaliste et humaniste de la France.
[1] Voir le dossier « Les moyens de répondre aux attentes » de notre numéro 838-839 (mai-juin 2024).