Paul Colin
Achevé de rédiger le 11 octobre 2024
Le découplage est saisissant entre des économies européennes en panne, voire en récession (comme en Allemagne), et une économie américaine à la vigueur persistante.
Cette année, son taux de croissance restera encore vigoureux (environ 2,5 %), dans le prolongement des années précédentes. Si on excepte la crise de 2020 due au Covid, nous assistons à une période de croissance continue depuis la crise financière de 2008-2009, et le retournement du cycle n’est toujours pas en vue. Tandis que le PIB des grands pays européens dépasse à peine son niveau d’avant la crise sanitaire, celui des États-Unis lui est déjà supérieur de plus de 10 % en volume.
L’emploi bénéficie de cette conjoncture favorable : alors qu’on s’attendait à une poursuite du ralentissement des créations d’emplois observé au cours des derniers mois, 254.000 postes ont été créés dans le secteur non agricole en septembre 2024, après 159.000 en août. Grâce à ce dynamisme, le taux de chômage s’est tassé à 4,1 % en septembre, alors qu’il suivait une tendance haussière depuis avril 2023 (de 3,4 % à 4,2 % en août). L’immigration importante contribue au peu de difficultés que les entreprises semblent éprouver pour trouver de la main-d’œuvre selon les enquêtes. En conséquence, les hausses de salaires sont supérieures à l’inflation, ce qui permet des gains de pouvoir d’achat (en août, 3,8 % pour le salaire horaire moyen sur un an).
La désinflation se poursuit depuis l’été 2022 et la fin des chocs sur les prix énergétiques et alimentaires : sur un an, la hausse de l’indice des prix à la consommation s’est établie à +2,5 % en août contre un pic à près de 10 % mi-2022. Considérant que le marché du travail s’est détendu et que le processus de désinflation est bien entamé, la Fed a entamé un assouplissement de sa politique monétaire. Elle a baissé ses taux directeurs de 50 points de base en septembre 2024, à moins de 5 %. Les taux des bons du Trésor à 2 ans sont ainsi passés de 4,9 % en avril 2024 à 3,7 % en septembre 2024 (de 4,6 à 3,6 % pour les bons à 10 ans). À la différence de la zone Euro où ils sont proches de 0, les taux d’intérêt réels sont positifs, ce qui permet la rémunération du capital financier.
Fragilités financières
Les fragilités du côté financier ne doivent pourtant pas être négligées. D’abord, l’inversion de la courbe des taux (les taux d’intérêt à long terme sont inférieurs à ceux à court terme) est anormale. Combinée à la hausse du chômage, elle est souvent annonciatrice d’une récession. Ensuite, signe d’une grande fébrilité et des incertitudes de la conjoncture, il a suffi de résultats jugés décevants du côté de l’emploi en août, alors que la politique monétaire était considérée comme trop restrictive, pour provoquer un mini krach boursier, avec un effet de contagion immédiat dans toutes les grandes bourses mondiales.
Si la plupart des principaux indicateurs conjoncturels demeurent bien orientés en dépit de toutes les incertitudes, deux points noirs appellent par ailleurs l’attention du côté de ce qu’on appelle les « déficits jumeaux » : les déficits du budget et de la balance des paiements se creusent tous les deux en parallèle (figure), s’alimentant l’un l’autre. Le déficit budgétaire gonfle la demande d’importations de biens de consommation et d’équipement, qui accroît le déficit extérieur. En sens inverse, ce déficit est comblé par des entrées de capitaux (achats de bons du trésor en particulier) qui financent le budget de l’État.
Le déficit budgétaire ne cesse ainsi de se dégrader tendanciellement depuis une dizaine d’années : il a atteint 6,2 % du PIB en 2023, et serait d’environ 7 % en 2024. La dette publique suit la même tendance : elle atteint 125 % du PIB, sans perspective de redressement comme pour le budget. « Erreur en deçà de l’Atlantique, vérité au-delà », pour paraphraser Pascal.
Soldes du budget et de la balance des paiements (en % du PIB)
Source : Congressional Budget Office et Banque mondiale
*2024 = prévision
Le dérapage budgétaire US recouvre une véritable vision stratégique de la part de l’administration Biden, une différence manifeste avec la situation française. La politique budgétaire expansionniste est axée sur les investissements d’avenir pour renforcer la compétitivité de l’économie, avec trois plans lancés en 2021-2022 :
- un gigantesque plan d’investissement dans les infrastructures (routes, aéroports, chemins de fer, ports, internet, etc.) de 1 200 milliards de dollars sur 10 ans (Infrastructure Investment and Jobs Act), visant à mettre les infrastructures publiques à niveau après des décennies de sous-investissement ;
- un plan de soutien à l’industrie des semi-conducteurs (CHIPS and Science Act), qui prévoit 250 milliards de dollars de subventions et de crédits d’impôts pour la recherche et la production de ces produits ;
- enfin, l’Inflation Reduction Act, avec près de 400 milliards de dollars sur 10 ans, principalement pour le climat ; ce plan vise à financer la transition énergétique (via des subventions et des crédits d’impôt) et à renforcer la sécurité énergétique (investissement et production de l’énergie propre), plus secondairement (malgré son nom) à protéger le pouvoir d’achat des ménages (santé et énergie) et à augmenter la fiscalité des grandes entreprises.
Ces plans soutiennent activement l’investissement public et privé : sous l’effet de l’Inflation Reduction Act, l’investissement du secteur manufacturier en bâtiments et structures a quasiment doublé depuis mi-2022.
Si l’on considère la balance des paiements, l’autre « déficit jumeau », la dégradation est non moins sévère : le déficit des biens et services a doublé par rapport à sa moyenne de la dernière décennie pour s’établir à près de 1 000 milliards de dollars l’an dernier. Le déficit de la balance des paiements courants (qui correspond peu ou prou à celui des biens et services) est quant à lui passé de 2 % du PIB dans les années 2010 à 3,3 % du PIB en 2023 et 2024. Deux facteurs contribuent principalement à cette évolution : d’un côté, le décalage de conjoncture entre l’économie américaine et celle de ses partenaires, qui accroît la demande de produits étrangers et pèse sur la demande étrangère de produits américains ; de l’autre, l’appréciation du dollar, qui réduit la compétitivité des produits américains à l’exportation et rend les importations moins chères. Privilège exorbitant du dollar, les Etats-Unis peuvent faire financer par le reste du monde leur déficit extérieur, comme l’explique l’article de Denis Durand dans le numéro de mars d’Economie & Politique[1].
Les Etats-Unis ne restent pas inactifs pour contrer la progression constante des parts de marchés chinoises et le creusement continu du déficit bilatéral. La guerre économique est engagée avec la Chine pour le leadership dans les nouvelles technologies. Aux politiques publiques de soutien à ces secteurs s’ajoutent cette année des mesures douanières. Depuis la fin septembre, des droits de douane de 100 % sont appliqués sur les véhicules électriques et de 25 % sur l’acier et l’aluminium en provenance de Chine, dès le 1er janvier prochain 50 % de droits seront appliqués sur les semi-conducteurs.
En ce qui concerne les exportations, ce sont surtout celles de matières premières qui sont les plus prometteuses à court terme : les USA sont redevenus l’an dernier exportateurs net de pétrole, tandis que les nouvelles capacités de production de gaz naturel liquéfié soutiennent les exportations, notamment vers l’Europe.
Incertitudes et problèmes structurels
Au moment d’écrire cet article, sans négliger les risques évoqués ci-dessus, l’économie américaine semble se diriger vers un atterrissage en douceur, avec un taux de croissance pour 2025 autour de 2 % qu’envieraient les pays européens dont la France. Mais rien n’est réglé du côté des problèmes structurels dont souffre l’économie. La croissance se poursuit contre l’environnement et le climat, avec l’extraction sans retenue des gaz de schiste. En pleine campagne présidentielle, l’accord provisoire entre démocrates et républicains sur le budget n’écarte en aucune manière les risques futurs de « shutdown », autrement dit de blocage des recettes et dépenses publiques. Avec le vieillissement démographique, la hausse des dépenses futures obligatoires de retraite et de santé va tendre à creuser encore plus le déficit budgétaire à terme.
La question de la fiscalité va donc rester au centre des débats. Dans son dernier discours sur l’état de l’Union en mars dernier, Biden avait proposé de relever le taux de l’impôt sur les sociétés de 21 % à 28 % (Trump l’avait baissé de 35 % à 21 %). Il a proposé également un impôt minimum de 25 % pour les milliardaires. Faute de disposer de la majorité au Congrès, il n’a cependant mis en œuvre aucune de ces propositions, qui ne sont d’ailleurs pas acceptées par tous les démocrates.
S’ajoute bien sûr l’incertitude concernant le résultat de l’élection présidentielle. L’élection de Kamala Harris se traduirait selon toutes probabilités par une prolongation des politiques actuelles, avec un grand point d’interrogation concernant la fiscalité. Si on en croit ses déclarations, celle de Donald Trump promettrait un feu d’artifice aux résultats dévastateurs du point de vue économique, tant du point de vue écologique que budgétaire (baisses d’impôts) et des relations avec le reste du monde : le protectionnisme anti-chinois (et probablement anti-UE) serait exacerbé, alors que les politiques anti-immigration seraient encore renforcées.
[1] Denis Durand : « Conjoncture mondiale : des turbulences dans l’empire du dollar ». 6 mars 2024.