Bruno Odent
L’Allemagne va connaître en 2024 une deuxième année consécutive de croissance légèrement négative. L’alerte à l’enclenchement d’un processus de désindustrialisation devrait être maximum face au mélange détonant que constitue l’alliage de la super austérité avec le maintien durable des coûts élevés de l’énergie et la précarisation toujours plus étendue du monde du travail.
Les principaux instituts de conjoncture allemands sont catégoriques. L’Allemagne ne peut plus échapper à une seconde année consécutive de récession en 2024. Leur prévision commune, rendue publique le 26 septembre dernier, anticipe désormais une légère récession de ‑0,1 %. La première économie de la zone euro était déjà dans le rouge en 2023 (‑0,3 %).
Depuis plusieurs mois les symptômes de crise se multiplient. Ce qui pourrait augurer d’une sensible révision à la baisse du chiffre annoncé. Les entreprises exportatrices, fleuron de l’industrie allemande, enregistrent un super « coup de mou » sur leurs carnets de commande. La consommation intérieure est poussive et les investissements sont en panne.
Le cocktail est explosif. L’industrie automobile est lourdement frappée. La direction de Volkswagen a annoncé le 2 septembre qu’elle s’apprêtait à fermer deux usines de sa marque mère, une sinistre première dans l’histoire du groupe qui n’avait jusqu’alors jamais fermé de site sur le territoire allemand. Siegfried Russwurmer, président de la principale organisation patronale du pays, l’Alliance des industriels Allemands (BDI), évoque un processus de désindustrialisation « déjà entamé. » Le chimiste BASF a supprimé 3 300 emplois et délocalisé une partie de sa production aux Etats-Unis. Le champion de l’acier ThyssenKrupp veut réduire drastiquement ses effectifs, y compris sur son site historique à Duisbourg.
Ces difficultés allemandes doivent être observées avec la plus grande attention. Car il est clair qu’elles ne peuvent laisser indemne les autres pays de l’UE, eux-mêmes déjà affectés par une conjoncture très molle. Il ne faut se tromper ni sur leur amplitude, ni sur leur gravité. Leurs causes ne sont pas strictement conjoncturelles, elles possèdent, de façon bien plus alarmante, une dimension structurelle majeure. Et les choix comme les réactions du gouvernement tripartite (SPD/ Verts/Libéraux) d’Olaf Scholz contribuent à envenimer les problèmes bien davantage qu’à les surmonter.
Le cœur de la crise qui touche le système industriel exportateur allemand s’articule sur trois axes : le renchérissement durable du coût de l’énergie, la réduction de ses débouchés vers la Chine et les pays dits du Sud global, et l’ébranlement considérable de ce qui fut jadis une référence économique et sociale top niveau parmi les états capitalistes occidentaux.
Le coût de l’énergie, durablement renchéri
L’accès au gaz russe bon marché constituait un des piliers géostratégiques du développement et de la compétitivité de l’industrie allemande. Les pouvoirs successifs d’Helmut Kohl à Angela Merkel, en passant par Gerhard Schröder, l’ont placé tout en haut de leurs priorités. La guerre en Ukraine puis l’explosion du gazoduc Nordstream ont changé brusquement la donne début 2022. L’Allemagne s’est tournée précipitamment vers d’autres fournisseurs, en particulier états-uniens. En vertu du « changement d’époque » (Zeitenwende) atlantiste, proclamé alors par le chancelier Scholz, le pays a passé rapidement de gros contrats avec des champions du gaz de pétrole liquéfié (GPL), majoritairement états-uniens.
Des terminaux méthaniers ont été bâtis, à cet effet, à grands frais dans des temps record. Mais les factures de ce gaz, issu souvent de la fracturation hydraulique aux Etats-Unis, ont propulsé aussitôt le coût de l’énergie à des niveaux record outre-Rhin. Une étude réalisée par le Land de Rhénanie du nord Westphalie, publiée au début de l’année 2024, signale que le prix du gaz s’est ainsi accru en quelques semaines de 62,3 % sur la période qui précédait le début de la guerre. Et celui de l’électricité, qui était déjà la plus chère d’Europe sur son marché totalement libéralisé, a connu une hausse du même type puisque la production de courant électrique est dépendante du gaz outre Rhin.
Les prix de l’énergie promettent ainsi de rester durablement élevés et d’induire donc un net renchérissement des coûts de production. En dépit des aides du gouvernement fédéral accordées aux entreprises grosses consommatrices d’électricité, l’arrêt total du nucléaire va continuer de s’avérer extrêmement contreproductif. Du point de vue des prix de l’électricité mais aussi de la réduction des émissions de CO2.
Pour faire face, Robert Habeck, le ministre Vert de l’économie et du climat a en effet annoncé, au cœur de l’été, la mise en place d’un marché dit de capacité (Kapazitätmarkt) dont les conséquences délétères paraissent programmées. Il s’agit d’inciter de potentiels producteurs d’électricité à investir dans des centrales au gaz qui produiraient uniquement dans les périodes sans vent ni soleil, quand la production d’énergie renouvelable est insuffisante. L’électricité n’étant pas stockable, une mise à l’arrêt des éoliennes et du photovoltaïque pour des raisons strictement météorologiques fait planer sur le réseau un grave risque de black-out. Ce qui explique la volonté stratégique de mettre en place des « centrales pilotables » au gaz. Pour séduire les investisseurs, Berlin et le vice-chancelier Habeck ont décidé de leur offrir des compensations de haut niveau. Ils pourront facturer l’électricité en fonction de leurs capacités annoncées et non de leur production physique. Autrement dit, sur cet étrange marché, ils pourront facturer une production fictive d’électricité.
Ce drôle d’arrangement aux marges d’un marché de l’électricité qui, lui, doit rester « totalement libre » serait indispensable pour assurer la sécurité de fonctionnement du réseau . Mais aussi pour sortir progressivement d’ici 2030 du recours aux centrales au lignite, très bon marché mais très polluantes.
Au total, cet arrangement marchand va avoir un effet doublement rédhibitoire. Et sur les prix qui vont donc durablement continuer de s’aligner sur ceux du GPL états-unien importé ; et sur les émissions de CO2, puisque le gaz naturel, s’il est certes moins polluant que le lignite, reste un gros émetteur de gaz à effet de serre.
La réduction des débouchés vers la Chine et les pays émergents
L’accroissement de leurs commandes en machine-outils et en biens d’équipements a fait les beaux jours de l’industrie exportatrice allemande. La forte croissance des pays émergents et de la Chine a mis ces pays durant ces quinze dernières années au cœur du boom enregistré par les industriels allemands. Ceux-là ont bâti leur expansion en se tournant vers ce « grand large » bien davantage qu’en stimulant leur activité vers leurs partenaires traditionnels de l’Union européenne. Cet ensemble de pays, en mal de développement, a passé d’énormes commandes à une industrie allemande très pointue. Des poids lourds de cet ensemble souvent qualifiés de « Sud global » se sont aussi regroupés sous le vocable de BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), désormais élargis à l’Iran, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et très récemment à la Turquie.
La guerre en Ukraine a eu des conséquences économiques qui ont pénalisé le développement de ces pays. Elles se sont traduites par un coup de frein sur leur croissance et leurs investissements. Dans le monde globalisé où la monnaie états-unienne, le dollar, dispose, de fait, des prérogatives d’une devise commune mondiale, la hausse brutale des taux d’intérêt décidée par la FED, la banque centrale des Etats-Unis au lendemain du déclenchement du conflit (+ 5 % entre mars 2022 et juillet 2023), a étouffé dans l’œuf bon nombre de grands projets d’investissements publics et privés. La course à la hausse de leurs propres taux d’intérêts, à laquelle ont dû se résoudre le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, l’Afrique du Sud ou encore la Turquie, a conduit à une stagnation de l’activité avec une forte décélération des investissements et donc par ricochet à une contraction des commandes à… l’industrie allemande.
Cette évolution a été ressentie d’autant plus fortement qu’au même moment les commandes de la Chine aux grands groupes allemands ont commencé elles aussi à se réduire. Ce ralentissement-là est particulièrement douloureux. Car la Chine était devenue depuis au moins 15 ans le premier partenaire commercial de l’Allemagne. Les échanges germano-chinois se situent encore à un niveau très élevé en 2024. Mais la donne a commencé de changer. Les relations sino-germaniques ont tendance à s’amenuiser quand celles avec les États-Unis atteignent des niveaux toujours plus élevés. Au point que les États-Unis sont redevenus le premier partenaire commercial de l’Allemagne au premier trimestre 2024. Les conséquences sont rudes pour une industrie exportatrice allemande qui voit se réduire les commandes de son giga client asiatique.
Il y a trois raisons à cette évolution aux aspects de plus en plus concrets :
1/ un facteur géopolitique : le tournant atlantiste de l’Allemagne, sous l’impulsion du « changement d’époque » voulu par le chancelier Scholz et sa ministre des affaires étrangères, la Verte Annalena Baerbock, a joué un rôle non négligeable. Des projets ont été abandonnés, au nom de la « concurrence systémique » qu’exercerait Pékin sur Washington et l’Occident. Toutefois les envolées politiques de Berlin contre Pékin ont eu un impact relativement minime sur les échanges sino-allemands. Tant le pragmatisme que la pression de la Chambre allemande de commerce et d’industrie (DIHK) ont circonscrit les retraits allemands à quelques opérations certes très médiatisées mais sans grande conséquence.
2/ les retards allemands sur l’automobile électrique. Pour Volkswagen, BMW et Daimler Benz, le marché intérieur chinois en pleine expansion était devenu le tout premier débouché, un véritable eldorado. Jusqu’au tournant du Diesel-gate de 2015. L’industrie automobile allemande est prise la main dans le sac de cette triche organisée sur le niveau d’émissions de CO2 de l’ensemble de ses véhicules diesel. Grisés par le haut niveau de compétence acquis par leurs firmes dans ce secteur, les stratèges des groupes avaient tout misé sur ce diesel faussement propre pour conquérir de nouvelles parts de marché. Mais le Diesel-gate sera à l’origine d’une césure terrible. Le seul groupe Volkswagen devra s’affranchir d’une amende record de plus de 27 milliards d’euros. Surtout, les priorités adoptées en faveur de véhicules thermiques prétendument propres vont faire rater le tournant de l’électrique aux constructeurs.
Le retard accumulé par l’industrie automobile allemande va profiter aux constructeurs chinois qui ont, eux , investi ce terrain beaucoup plus tôt. Résultat : il se vend désormais de moins en moins de VW, Mercedes et autres BMW sur le premier marché automobile du monde, car les véhicules électriques chinois, meilleur marché, se sont rapidement imposés. Et comble de ce spectaculaire retournement : ils cherchent désormais à s’implanter sur le marché européen où les berlines allemandes étaient reines.
3/ La nouvelle concurrence chinoise sur les biens industriels de pointe. L’exemple des déboires de l’industrie automobile allemande avec la Chine s’inscrit dans une évolution plus vaste. Une partie de plus en plus importante de l’industrie chinoise concurrence désormais directement son homologue allemande, en proposant ses propres machines-outils et autres biens d’équipement à des prix plus avantageux. Dans des secteurs de pointe, comme les trains à grande vitesse, ou même sur le front des nouvelles technologies, des firmes chinoises font désormais au moins aussi bien que les firmes allemandes.
Le modèle industriel structurellement endommagé
C’est là sans doute la cause la plus importante des difficultés de l’industrie allemande. Le modèle est frappé par une grave crise structurelle qui promet de s’accentuer dans les prochains mois en raison même des choix et des orientations générales du gouvernement tripartite SPD/Verts/Libéraux du chancelier Scholz.
Le modèle social qui hissa l’ex Allemagne de l’ouest à un top niveau et fit les beaux jours du « capitalisme rhénan » n’est plus que l’ombre de lui-même.
Les dérégulations engagées au début du siècle sous la houlette du chancelier Gerhard Schröder, poursuivies par Angela Merkel, l’ont gravement détérioré. Il se caractérisait par un haut niveau de compétence avec des salariés bien formés, bien qualifiés et bien rémunérés. Ce qui lui ouvrait la possibilité de figurer en permanence au sommet de la hiérarchie des innovations industrielles. Cette capacité de réaction s’est ralentie au fil des contre-réformes antisociales avec un monde salarié de plus en plus impacté par la précarité, voire l’ubérisation des tâches. Le « modèle allemand » s’est considérablement anglosaxonnisé depuis la « réunification », il y a 35 ans. Au point qu’aujourd’hui plus d’un salarié allemand sur deux n’est pas couvert par un accord tarifaire (l’équivalent de nos conventions collectives). La proportion est même de plus d’un salarié sur trois dans les nouveaux Länder (l’ex-Allemagne de l’Est). Avec un impact sur toute la société ; il se laisse mesurer dans la corrélation forte entre ce niveau de précarisation et celui du vote en faveur de l’AfD (extrême droite) qui a réussi en septembre 2024 des percées spectaculaires (autour de 30 % des voix) dans les élections de Thuringe, Saxe et Brandebourg.
Comme sur ceux réalisés au nom de la transition énergétique, les choix de Berlin sur ce front social ne peuvent qu’envenimer la situation. Non seulement rien n’est envisagé pour redresser la barre et améliorer la couverture conventionnelle des salariés, mais Olaf Scholz et son gouvernement se sont engagés depuis début 2024 sur une ligne ultra-austéritaire en invoquant le respect du « frein à la dette » (Schuldenbremse). Cette disposition inscrite depuis 2009 dans la Constitution par un gouvernement de grande coalition (CDU/SPD) interdit tout endettement aux Länder et tout dépassement de plus de 0,35 % du déficit public fédéral.
Cette méga-austérité frappe de plein fouet d’abord les services publics qui n’avaient vraiment pas besoin de cela aujourd’hui. Comme l’a révélé la pandémie du covid, l’Allemagne enregistre, elle aussi, des zones de désertification médicale. Les trains qui arrivent à l’heure sont devenus si rares qu’ils constituent désormais l’exception à la Deutsche Bahn. Début septembre 2024 le centre de Dresde a failli connaître un terrible drame : un pont sur l’Elbe en manque d’entretien s’est écroulé. Miraculeusement sans faire de victime après le passage du dernier tram…
L’Allemagne souffre d’un terrible sous-investissement, public comme privé. Les besoins sont pourtant considérables. Une étude les chiffre à 1 430 milliards d’euros (1) pour la seule industrie allemande quand le rapport de l’ex chef de la BCE, Mario Draghi estime au même moment dans un rapport retentissant qu’il faudrait que l’UE puisse investir de 750 à 800 milliards par an pour ne pas perdre pied face à la concurrence des États-Unis et à la montée en puissance de la Chine.
Comment faire quand le piège des règlements austéritaires se referme sur l’Allemagne et l’Europe ? On ne saurait s’en remettre à Mario Draghi qui voudrait actionner à fond la machine à créer des « eurobonds » ou emprunts publics européens. Cette fuite en avant fédéraliste placerait l’Europe sous une surveillance encore accentuée du capital. Elle ferait le bonheur des loups de Wall Street et d’ailleurs, en renforçant toujours plus leurs moyens de peser sur les politiques des États de l‘UE. Le constat établi par cette série d’investigations de très haut niveau sur les ressorts de la compétitivité, qu’il concerne l’Allemagne ou l’Europe, illustre le très fort degré de maturité des propositions alternatives avancées par les économistes du PCF pour se mettre vraiment à la hauteur de ces immenses besoins d’investissements nouveaux. Ils soulignent notamment l’importance des crédits bancaires à taux zéro, sélectifs en faveur du bien commun qui peut être relayé par la BCE. Ceux-là sont aussi nécessaires aujourd’hui, dans toute l’UE, que dans l’Allemagne menacée, à son tour ,de désindustrialisation.
- Etude coréalisée par le Boston Consulting Group (BCG) et l’institut de conjoncture de Cologne IW à la demande de la fédération des Industries allemandes (BDI).
- Rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne rendu public le 9 septembre 2024.