Le débat se limite souvent autour d’un choix simpliste entre système par points et système par annuités, cependant la réalité est beaucoup plus complexe. Si, en 1947, la création de l’AGIRC (régime complémentaire de retraite des cadres du privé) a permis l’institution d’un régime par points par répartition et à « prestations définies », imité par l’ARRCO réunissant une cinquantaine de régimes par points à destination et à prestations définies des non-cadres, leur avatar actuel (l’AGIRC-ARRCO) réformant les deux régimes complémentaires de retraite en les fusionnant institutionnalise un régime par points et par répartition à « cotisations définies ». Les institutions de 1947 sécurisaient les prestations, la nouvelle mouture sécurise les cotisations mais pas les prestations. Démontrant à l’envie que les systèmes par points sont capables du meilleur comme du pire. Et il en va guère mieux pour les régimes par annuités. Une évolution des régimes que la réforme Delevoye a parfaitement intégrée en érigeant en principe l’incertitude du lendemain que combattaient les ordonnances de 1945-1946 créant la Sécurité sociale.
Le premier régime de retraite complémentaire obligatoire à prestations définies par points a été mis en place le 14 mars 1947, à l’initiative du Cartel confédéral des cadres de la CGT et sous la haute autorité d’Ambroise Croizat (cf. débats parlementaires de 1946-19472).
En 1945, ce dernier était confronté à une fronde des cadres contre leur affiliation obligatoire à la Sécurité sociale. Leur effectif était certes modeste, environ 220 000 salariés, que le « ministre des Travailleurs » se garda bien toutefois de considérer comme quantité négligeable.
Car l’une des ambitions du Conseil national de la Résistance était le redressement économique et industriel d’une France ruinée par la seconde guerre mondiale. Cela appelait un relèvement significatif du nombre de salariés qualifiés, les cadres, les ingénieurs et les professions intellectuelles… Et de fait leur effectif n’a cessé de croître au fil des décennies puisqu’ils représentent aujourd’hui 44,1 % de la population active (source : INSEE Enquête emploi 2018).
Autant dire que s’ils étaient restés en dehors du champ de la Sécurité sociale, cette dernière n’aurait jamais pu fonctionner : la « Sécu » aurait perdu des cotisants au fur et à mesure de l’élévation du niveau de qualification des salariés. Privée d’un montant toujours croissant de ressources, elle aurait pris, en matière de retraite notamment, des engagements qu’elle n’aurait pas pu honorer sur la durée.
Engagement, tel était en effet le souci des responsables politiques de l’époque : il s’agissait d’apporter à chaque travailleur une garantie essentielle, celle d’une pension lui assurant la continuité du meilleur niveau de vie atteint durant sa carrière.
Cela se traduisit dans le secteur privé par un calcul de la pension assis sur le salaire moyen des dix dernières puis des dix meilleures années de carrière, faisant écho au calcul dans la Fonction publique sur le traitement indiciaire brut perçu pendant au moins 6 mois avant la liquidation.
Le scepticisme des ingénieurs et cadres à l’égard de la Sécurité sociale visait le principe même de la répartition : comment croire en ce contrat engageant les générations futures d’actifs à verser, chaque année, le volume nécessaire de cotisations pour financer les pensions de l’année ?
De surcroît, bien qu’ébranlés par l’effondrement des systèmes d’épargne retraite consécutif à la crise de 1929, les cadres restaient attachés aux fonds de pension qu’ils finançaient avec leurs entreprises.
Enfin, la Sécurité sociale naissante ne proposait à 60 ans qu’au maximum 20 % du plafond de la Sécurité sociale et à 65 ans 40 % dudit plafond.
Or le salaire des cadres dépassait largement le plafond de la Sécurité sociale. À 65 ans, la perspective de pension pour un ingénieur rémunéré à deux fois le plafond, n’était que de 20 % de son salaire.
Pour emporter leur conviction tout en palliant l’insuffisance de la prestation de Sécurité sociale, Ambroise Croizat leur proposa donc de la compléter par une pension additionnelle, celle du régime AGIRC.
Il batailla devant les parlementaires et avec les organisations syndicales de cadres pendant huit mois pour faire aboutir les négociations de la commission paritaire constituée pour créer ce régime.
L’enjeu était tel que la première et la dernière séance de négociation se déroulèrent en présence du ministre du Travail lui-même, Ambroise Croizat. Et la victoire fut de taille, la Sécurité sociale était viable et la retraite par répartition devint la norme.
Toute la population salariée, ingénieurs et cadres compris, fut couverte par un système de retraite par répartition, et ce sur la totalité du salaire : avec la pension de la Sécurité sociale en dessous du plafond de la « Sécu », avec l’AGIRC au-delà.
Ainsi, la création de l’AGIRC permit d’éradiquer pendant un demi-siècle toute velléité de reconstituer des régimes par capitalisation qui auraient déstabilisé la répartition. Car l’argent affecté au financement de la capitalisation ne peut que manquer au financement de la répartition, dont les besoins s’accroissent avec l’essor et le vieillissement de la population.
Fonctionnement des régimes AGIRC et ARRCO3 jusqu’en 1993
La cotisation annuelle, dite contractuelle, divisée par le prix d’acquisition d’un point, est transformée en un nombre de points inscrits chaque année sur un compte individuel ouvert au nom de l’assuré.
Ainsi le droit à retraite était-il concrètement matérialisé – de manière à surmonter en particulier la défiance des cadres – avec un décompte annuel de points, contrôlable par les intéressés, et dont ils pourraient se prévaloir pour exiger leur dû.
Au moment de la retraite, les points ainsi accumulés tout au long de la carrière sont convertis en pension en multipliant le nombre de points par la valeur dite de service du point au moment de la liquidation.
Pour un même taux de cotisation, c’est donc l’évolution tout au long de la carrière du prix d’acquisition du point et de sa valeur de service qui vont déterminer le niveau de la première pension par rapport au dernier salaire d’activité, c’est-à-dire, en termes techniques, le taux de remplacement du salaire par la pension.
Le rapport entre la valeur annuelle de service du point et son prix d’acquisition définit le rendement de la cotisation. À la création du régime il s’établissait à 15,38 % : en d’autres termes, pour 100 francs de cotisation, le droit à retraite s’établissait à 15,38 francs.
Pour 30 années d’activité et au taux minimum de cotisations de 8 %, ce rendement garantissait 36 % du dernier salaire de carrière (30 x 8 % x 15,38 % = 36 %), et non pas du salaire moyen de carrière (cf. encadré). Au taux maximum de cotisation de 16 %, la garantie s’établissait à 72 % du dernier salaire soumis à cotisation.
Ce taux de remplacement, à quelques variations près, a été maintenu jusqu’à la fin des années 1980.
À la cotisation dite contractuelle, permettant de calculer le nombre de points obtenus chaque année, a été ajoutée un taux d’appel, d’abord de 102,5 % puis 110, 120, 125 et aujourd’hui 127 %… En clair, en 2019, pour 100 euros de cotisation servant au calcul des points, ce sont 127 euros qui sont appelés.
Le taux d’appel a une triple fonction :
- Garantir à chaque instant l’équilibre financier du régime sans réduire les droits des pensionnés : une flambée de chômage, un accroissement du nombre de retraités plus rapide que celui du nombre d’actifs, les gains d’espérance de vie à la retraite ne se traduisent pas par une baisse des pensions mais par une hausse du taux d’appel. La création du taux d’appel était indispensable car l’augmentation de la cotisation contractuelle n’aurait fait que décaler dans le temps le problème : le gain immédiat de cotisation ayant pour corollaire un surcroît de points à financer à terme. C’eût été de la « cavalerie budgétaire ».
- Financer les solidarités : des points abusivement dits « gratuits » sont en effet attribués pour les périodes de maladie, de chômage, de maternité, bref d’inactivité subie…
- Financer l’action sociale : à la fois tournée vers les retraités, les actifs et leurs ayants droit : bourse d’études, aide au chauffage, prêts pour l’accès à la propriété, secours ponctuels, parc vacances pour les pensionnés et les actifs, parc sanitaire et médico-social, aide au retour à l’emploi…
Fondamentalement, l’existence d’un taux d’appel est le marqueur d’une intention politique qui est de faire fonctionner « à prestations définies » un système de retraite par points. De ce point de vue, nous relevons d’ores et déjà que, fort logiquement, le système Delevoye en est dépourvu.
Règle d’or pour un fonctionnement optimal d’un régime par points
Pour obtenir, au salaire moyen du régime, un taux de remplacement du salaire par la pension prédéfini, c’est-à-dire faire fonctionner « à prestations définies » un système par points, il ne convient pas seulement de maintenir constant le rendement, c’est-à-dire le rapport entre la valeur de service du point et son prix d’acquisition. Il convient de faire évoluer ces deux paramètres selon l’évolution du salaire moyen des cotisants au régime. Auquel cas :
1. Le prix d’achat du point progresse chaque année comme le salaire moyen des cotisants au régime. Ainsi, pour un même taux de cotisation, un salarié moyen, c’est-à-dire dont le salaire suit la progression du salaire moyen, a la garantie d’avoir chaque année le même nombre de points : son salaire et sa cotisation augmentent au même rythme que le prix d’acquisition du point.
2. La valeur de service du point évolue chaque année comme le salaire moyen des cotisants au régime. Ainsi, cette valeur, augmentant au même rythme que le salaire, représente un pourcentage constant de ce salaire.
Il en résulte un taux de remplacement proportionnel au dernier salaire de carrière pour tout salarié dont la rémunération évolue comme le salaire moyen.
Dans ces conditions, un régime par points fonctionne comme un régime par annuité, avec un taux de l’annuité résultant du produit du taux de cotisation par le rendement de la cotisation (cf. calcul ci-dessus).
Le tournant des années 1990 : les années de plomb de la retraite par points… et par annuités
Dans les années 1990, la prise de conscience des évolutions démographiques (augmentation du nombre de retraités, stagnation du nombre d’actifs) a suscité un certain émoi au sein du Cnpf et des oligarchies financières.
Si le système s’obstinait à maintenir le niveau de ses prestations – pour mémoire au début des années 1980, la pension moyenne nette représentait 84 % du salaire net de fin de carrière (source : 1er rapport du Conseil d’orientation des retraites) – il faudrait… augmenter les cotisations.
Drame absolu pour les employeurs, car l’augmentation des cotisations imputée sur la part salariale des cotisations se traduirait par une diminution du salaire net, au risque de déclencher des revendications d’augmentation salariale. Sans parler des manifestations syndicales… Bref, le capital devrait mettre la main à la poche.
Quant à augmenter la part patronale des cotisations, cela revenait à prélever sur la rémunération du capital pour mieux rémunérer le travail, certes sans passer par la case manifestations, mais à contresens de l’histoire… Car les acteurs politiques de l’époque venaient de consentir au capital une baisse de l’ordre de 8 points de la part du PIB dévolue à la rémunération du travail (cf. Rapport Cotis).
Tout était donc à ré-inventer mais l’audace patronale était au rendez-vous. D’abord il fallait trouver d’honorables motifs politiques : la compétitivité des entreprises peinait à convaincre.
La pérennité du système fut l’argument décisif. Et pour cause, les salariés étaient satisfaits de leur système de retraite et par conséquent volontaires pour le pérenniser.
Sauf qu’avec leur consentement mal éclairé par une majorité d’organisations syndicales qui s’inscrivirent dans un mouvement d’accompagnement, la pérennisation du système fut organisée aux dépens du niveau des pensions et de l’âge de départ.
Dans les régimes par annuités, la réforme dite Balladur organisa le recul de l’âge effectif de départ en retraite tout en diminuant le taux de l’annuité. Celui-ci passa de 2,50 % par annuité cotisée à 1,33 % puis, avec la réforme Ayrault/Touraine à 1,16 % pour les générations nées à partir de 1973 (sous réserve d’accélération de ce calendrier).
Quant à l’assiette de calcul de la pension, non seulement elle passa de la moyenne des 10 meilleures années à la moyenne des 25, mais de surcroît, les salaires enregistrés par la Sécurité sociale pour opérer cette sélection ne furent plus revalorisés selon l’évolution du salaire moyen en France mais selon l’évolution des prix.
Compte tenu que les salaires augmentent en moyenne nationale plus vite que les prix, le calcul aboutissait à faire encore plus décrocher le salaire moyen des 25 meilleures années de carrière du dernier salaire.
Ce décrochage affecte à la fois les droits en cours de constitution et le pouvoir d’achat des pensions. Celui-ci, pendant toute la durée de la retraite, est condamné (au mieux) à stagner alors que le pouvoir d’achat des salaires augmente. Ce qui revient à exclure les retraités du bénéfice des gains de productivité.
Dans les régimes conventionnels par points, l’AGIRC et l’ARRCO, le Medef eut à cœur de faire sans délai la démonstration « qu’en répartition il n’y a pas de droit acquis ». Il s’agissait, déjà, d’en finir avec le fonctionnement « à prestations définies » de notre système de retraite et de faire admettre les préceptes d’un fonctionnement « à cotisations définies » : blocage définitif des ressources et ajustement annuel des pensions, à la baisse, pour réconcilier en permanence dépenses et recettes.
Dès 1994, à l’occasion d’un accord concernant le régime AGIRC, les organisations patronales tentèrent d’imposer une baisse du montant des pensions liquidées.
L’accord de 1994 permettait au régime de réduire de 20 % les majorations de pension versées au titre de l’éducation des enfants. Il s’ensuivait, pour tous les retraités concernés, une baisse des pensions liquidées.
C’était sans compter sur l’opiniâtreté de l’UGICT-CGT qui obtenait en novembre 1999 de la Cour de Cassation l’annulation de cette disposition et la restitution des sommes indûment prélevées aux retraités4.
Face à cet échec majeur qui défraya le monde de la protection sociale et auquel il ne s’attendait pas, le Medef se fixa deux objectifs : faire décroître drastiquement les taux de remplacement du salaire par la pension et effacer la jurisprudence de 1999.
Il réussit à convaincre les négociateurs que le salut des régimes complémentaires passait par un partage équitable des efforts entre les actifs, les retraités et les entreprises.
Ce raisonnement douteux, qui consistait à mettre deux fois à contribution les salariés, pendant leur activité et pendant la retraite, emporta pourtant la conviction de quatre confédérations syndicales sur cinq. Avec constance, elles signèrent tous les accords que le patronat leur proposa jusqu’en 2011.
Comment ont-elles pu négliger le fait, pourtant assez évident, que le financement des retraites ne fait intervenir que deux acteurs : le salarié qui verse la part dite salariale de la cotisation et l’employeur qui verse la part dite « patronale » de la cotisation ?
Comment ne pas avoir vu que l’introduction d’un troisième acteur, les retraités, aurait pour effet de réduire la contribution des employeurs à un tiers de l’effort de financement, au lieu de 60 %, s’il avait été calqué sur le partage de la cotisation ? Mystère…
L’imposture fonctionna à merveille : les accords signés entre 1993 et 2018 ramenèrent le rendement de la cotisation contractuelle ARRCO de 11,20 % en 1993 à 7,5 % en 2018, soit une baisse de 33 % qui, pour un taux et une durée de cotisation inchangés, se traduisent par une baisse du taux de remplacement d’un tiers.
En AGIRC, le rendement contractuel passa sur la même période de 11,94 % à 7,5 %, soit une baisse de 37 % qui, à taux et durée de cotisations inchangés, produit à terme sur le taux de remplacement une baisse de même ampleur.
Pour parvenir à ce résultat, le prix d’acquisition du point de retraite augmenta plus vite que les salaires et la valeur de service du point fut au mieux indexée sur les prix, c’est-à-dire gelée en termes de pouvoir d’achat.
Un bilan du partage soi-disant « équitable » des efforts entre, d’une part salariés actifs ou retraités et, d’autre part employeurs, fut demandé au GIE AGIRC-ARRCO fin 2017. La note de sa Direction technique (DT 2017-95) concluait que l’effort des entreprises au redressement financier des régimes s’établissait depuis 1992 à 36 % du total contre 64 % mis à la charge des salariés actifs et retraités !
Deuxième étape : effacer la jurisprudence de 1999
C’est désormais chose faite avec la mise en place depuis ce premier janvier 2019 d’un nouveau régime complémentaire construit pour fonctionner « à cotisations définies ».
Institué par les accords du 30 octobre 2015 et du 17 novembre 2017, avec un goût consommé de la discrétion, il fut baptisé « l’AGIRC-ARRCO », comme s’il s’agissait d’une vulgaire fusion des deux régimes historiques. Sauf que les 79 pages de réglementation du nouveau régime unique complémentaire se substituent à la Convention AGIRC de 1947 et à l’Accord national interprofessionnel ARRCO de 1961.
Vierge de toute jurisprudence, ce nouveau régime est non seulement libre de poursuivre la baisse des droits en cours de constitution, ce qu’il fait sans scrupule, mais de surcroît, peut diminuer le montant nominal des pensions liquidées.
Les accords de 2015 et 2017 sont ainsi un véritable vade-mecum pour la réforme Delevoye/Macron : ils introduisent en droit français un système par points « à cotisations définies » et quelques concepts utiles pour défrayer la chronique, comme celui d’un âge pivot, précédé d’une décote ou suivi d’une surcote.
Plus circonspects que le gouvernement, les signataires de l’accord ont cependant voulu que ces coefficients minorants et majorants ne soient que temporaires alors qu’ils sont définitifs dans le rapport Delevoye.
Delevoye : liquidation de la répartition et déploiement de la capitalisation
Le projet Delevoye sonne le glas de la répartition en instituant ce qu’il baptise, sans vergogne, la règle d’or du système universel : le plafonnement des dépenses de retraite à 14 % du PIB. Une règle en or, certes, mais pour les seuls marchés financiers.
Car bloquer définitivement la part des richesses nationales consacrées au financement des retraites alors que la population des plus de 60 ans est appelée à augmenter (de 37 % d’ici 2042 et de 57 % d’ici 2070, source INSEE) implique de poursuivre la baisse du niveau des pensions. Mais c’est surtout transformer le montant nominal de la pension en une vulgaire variable d’ajustement, susceptible de baisser du jour au lendemain, à l’occasion de la première récession venue, comme en Suède.
C’est donc ouvrir une voie royale aux marchands d’épargne retraite, choix assumé par Delevoye dès la page 15 de son rapport.
Loin de débarrasser nos concitoyens de l’incertitude du lendemain, la réforme proposée l’érige en principe inavoué, camouflé derrière des déclarations d’intention trompeuses.
Si l’on garde à l’esprit cette équation basique, augmentation de la population « retraitable » et blocage des ressources égale baisse relative et « insécurisation » absolue des pensions, on ne peut qu’être perplexe à la lecture des principes énoncés par Delevoye.
On l’a vu précédemment, l’indexation du prix d’acquisition du point de retraite et de sa valeur de service sur l’évolution du salaire moyen est la clef pour garantir une pension représentant un pourcentage déterminé du salaire de fin de carrière pour tout salarié dont le salaire évolue comme le salaire moyen.
Or Delevoye s’engage à rétablir cette indexation, ajoutant même que la valeur du point ne pourra pas baisser. Sauf que cet engagement perd tout sens car le rendement est fixé au moment de la liquidation, en fonction de l’âge du liquidant.
Le 5,5 % affiché correspond à l’âge de 64 ans pour la génération 1963. Il est clairement indiqué qu’il sera relevé en tant que de besoin, génération après génération. Toute l’astuce consiste à faire coïncider le délai de récupération de la cotisation avec l’espérance de vie de chaque génération.
Pour la génération 1963, un rendement de 5,5 euros de pension pour 100 euros de cotisation correspond à une espérance de 18 ans à 64 ans ; ce qui équivaut à un rendement de 4,95 % pour un départ deux ans plus tôt et donc une espérance de vie de 20 ans à la retraite ; ce qui équivaut à une rendement de 6,05 % pour un départ deux ans plus tard avec une espérance de vie à la retraite de 16 ans.
Dans tous les cas, l’intéressé ne récupère au cours de sa retraite que la somme de ses cotisations de carrière.
Ce qui correspond très exactement à la mise en œuvre de la promesse présidentielle. « Pour qu’un euro cotisé donne le même droit pour tous », il faut que chacun ne récupère au cours de sa retraite que la somme (actualisée) de ses cotisations de carrière.
Cela revient à calculer la pension en divisant la somme des cotisations de carrière par l’espérance de vie moyenne à la retraite. C’est le principe du calcul d’une rente. Plus l’espérance de vie s’accroît, plus la rente est modeste. Plus l’espérance de vie diminue, plus la rente augmente.
Ou encore, plus on reporte son départ en retraite, plus la rente augmente ; plus on anticipe son départ, plus la rente diminue.
La soi-disant liberté de choix qu’il offre aux citoyen-ne-s consiste à arbitrer entre le montant de sa retraite et l’âge de départ ! Partir tard avec pas grand-chose ou plus tôt avec trois fois rien !
Le fonctionnement de la répartition ainsi conçue reproduit exactement le fonctionnement d’un système d’épargne retraite. Le salarié cotise à l’aveugle… sans avoir la moindre idée de ce que sera son taux de remplacement.
Enfin, le projet Delevoye introduit une rupture historique dans notre système. Aujourd’hui encore, les droits en cours de constitution évoluent comme les pensions liquidées. De fait, cela crée une solidarité entre retraités et actifs : quand les pensions ne sont pas ou sont mal revalorisées, il en va de même pour les droits futurs des actifs.
Le parti pris de Delevoye est d’opérer une rupture de solidarité en indexant sur les salaires les droits potentiels des actifs et sur les prix les pensions liquidées. Ainsi, les pensions liquidées pourraient être réduites sans que cela n’impacte outre mesure les actifs. C’est faire un pari assez scélérat sur le manque de solidarité des générations actives vis-à-vis de leurs parents retraités.
Quant aux dispositifs de solidarités, ils seront, sans surprise, financés par l’impôt, c’est-à-dire délivrés sous condition de ressources et vraisemblablement récupérables sur succession, comme l’actuelle allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA). En pratique, les ingénieurs, cadres, et plus généralement les salariés diplômés n’y auront pas accès contrairement à aujourd’hui.
Pas de statu quo face à l’imposture Delevoye
Plutôt que de se focaliser avec les médias sur les droits familiaux et conjugaux, plutôt que d’enfermer le débat dans l’alternative points ou annuités, il est nécessaire d’en faire une question politique.
Premier constat, le statu quo n’est pas possible : 26 ans de réformes régressives ont totalement perverti notre système. Et les régimes par points comme les régimes par annuités ont prêté le flan à tous ces dévoiements.
Deuxième constat, la confiance des jeunes générations est ébranlée et le recours à l’épargne retraite va, dans ces conditions, s’accroître. Or, tout ce qui ira au financement de la capitalisation manquera au financement de la répartition. Il y a donc urgence.
Troisième constat, entre 1960 et aujourd’hui la part du PIB consacrée au financement des retraites est passée de 5 % à 13,8 % soit une augmentation de 176 %. Construire un nouveau contrat social sur la retraite requiert un effort sans commune mesure avec ce qui a été accompli. Selon nos calculs, répondre aux attentes sociales requiert une augmentation de cette part d’environ 6 points. Cela ne représente qu’un effort de 44 % qui peut aisément être lissé sur 25 ans.
Un projet de loi pour une retraite du xxie siècle nous paraît donc pouvoir s’assigner les objectifs suivants :
- Un fonctionnement « à prestations définies » du système pour garantir une pension représentant un pourcentage minimum du salaire de fin de carrière que tout individu pourra connaître dès le début de son parcours professionnel.
- Le droit à une retraite pleine et entière dès 60 ans. Un taux de chômage persistant, excédant les 7 % depuis 1983 (source INSEE) est là pour nous le rappeler : la France ne manque pas de main-d’œuvre. Le premier vecteur d’une bonne socialisation des individus étant l’obtention d’un emploi, rien, hormis l’intérêt inavouable des oligarchies financières, ne justifie le recul de l’âge d’ouverture du droit à retraite. À l’heure de la révolution numérique, le retour aux 60 ans est une nécessité absolue, sous peine de condamner les jeunes générations à une précarité de début de carrière insoutenable conjuguée avec une fin de carrière calamiteuse en raison de ce même chômage. En outre, rien ne justifie le hold-up en cours sur les meilleures années de vie à la retraite.
Le taux de remplacement doit garantir la continuité du meilleur niveau de vie procuré par les salaires, soit au minimum 75 % net du dernier salaire net.
Les pensions liquidées doivent évoluer comme les salaires : les gains opérés sur le dos des retraités par le gel, voire la baisse de leur pouvoir d’achat, ne profitent qu’aux actionnaires.
L’accès à l’ensemble de ces droits ne serait conditionné qu’au fait d’avoir une carrière complète, c’est-à-dire ne comportant entre le sortir du secondaire et l’âge de 60 ans que des périodes de formation, initiale ou continue, d’activité professionnelle ou d’inactivité subie (chômage, maternité, maladie, incapacités diverses de travail…) Un salarié optant pour une interruption de carrière pour convenance personnelle aurait le choix entre différer son départ d’une durée équivalente à celle de l’interruption ou accepter une pension réduite par un abattement visant la neutralité actuarielle d’un choix individuel qui n’a pas à être assumé par la collectivité.
La construction d’un système de retraite répondant pleinement aux attentes citoyennes est à notre portée. Elle n’a de limite que notre audace et notre imagination. Nos aînés ne manquèrent ni de l’une, ni de l’autre. À nous d’être dignes d’eux et de reprendre le flambeau !