Mondialisation : Fin ou besoin d’une nouvelle phase ?

Assiste-t-on à un arrêt du processus de mondialisation et aux débuts d’une démondialisation, ou bien les contradictions du type de mondialisation jusqu’ici à l’œuvre seraient-elles devenues si antagonistes que se poserait désormais, en pratique, l’exigence d’avancer vers un tout autre type de mondialisation ? Nous publions dans ce numéro des extraits d’une importante étude d’Yves Dimicoli sur ces sujets.

On compare souvent la période actuelle à celle des années 1930 avec, en vue, la montée des idées et pratiques protectionnistes. Elles sont relancées avec l’élection de D. Trump à la présidence des États-Unis, avec sa guerre commerciale contre la Chine et, en fait, contre le monde entier, et avec la progression des populismes en Europe.

Or, entre 1929 et 1933, pour reprendre la comparaison faite par Roberto Azeredo, directeur général de l’OCDE, lors de la présentation des résultats du commerce mondial de 2018, les échanges mondiaux se sont littéralement effondrés, passant de 2 998 millions d’anciens dollars en 1929 à 992 millions en 1933, soit une division par trois.

Aujourd’hui, on constate effectivement un ralentissement des échanges mondiaux depuis le choc systémique de la crise financière de 2007-2008 et de la récession planétaire qui s’est ensuivie, mais ils continuent de croître.

Si la croissance en volume du commerce mondial égale 2,2 fois celle du PIB mondial entre 1987 et 1994, ce ratio d’élasticité du commerce à la croissance tombe à 2,08 de 1995 à 2000, 1,8 entre 2002 et 2008, puis 1,05 entre 2011 et 2017 (nous excluons l’année 2009 qui est celle de l’effondrement et l’année 2010 qui est celle du rattrapage).

L ́effondrement du commerce mondial pendant la Grande dépression, 1929-1933 (Valeurs mensuelles en millions d’anciens $US)

Source : Importations totales de 75 pays, Société des Nations, Bulletin mensuel de statistiques, février 1934, p. 51 ; OMC : « Rapport sur le commerce mondial 2013 », p.54.

Le ralentissement se confirme en 2018 et pour 2019, sans cependant interrompre la croissance des échanges mondiaux (+3 % en 2018 et +2,6 % en 2019).

Dans le domaine financier, on constate des évolutions analogues.

C’est le cas particulièrement pour les créances transfrontières1 qui, selon les données de la Banque des règlements internationaux (BRI) exploitées par Sébastien Jean2, représentaient moins de 10 % du PIB mondial en 1980, pour passer à près de 60 % en 2007, puis retomber un peu en dessous de 40 % en 2016.

Mais, comme il le souligne, la tendance à la baisse des créances transfrontières serait un phénomène régional et non pas mondial. Il s’expliquerait, pour l’essentiel, par le désengagement international des banques européennes : vis-à-vis des États-Unis à partir de 2008 (crise financière mondiale) et entre le nord et le sud de l’Europe à partir de 2010 (crise des dettes publiques de la zone euro). Par contre, les créances bancaires internationales des pays développés et des pays émergents n’auraient pas baissé en pourcentage du PIB.

On retrouve un profil analogue de freinage, quoi que plus récent, pour les flux d’investissements directs étrangers (IDE) qui vont cesser de croître en valeur absolue jusqu’en 2016 selon le World Investment Reportde la CNUCED.

Cadre théorique et illustrations

Nous reprenons certaines des principales hypothèses théoriques formulées par Paul Boccara3. Nous nous trouvons toujours dans une longue phase de tendance dépressive (D) du cycle Kondratiev, indéfiniment allongée.

Cette déformation par allongement exprime la difficulté à trouver les chemins d’une issue à la crise systémique :

  • en témoignant de l’ampleur et de la rapidité des mutations techniques et sociales sous le joug des exigences de rentabilité des capitaux suraccumulés ;
  • en révélant, indissociablement, l’ampleur des exigences de changements radicaux pour commencer à sortir des difficultés par avancées progressives vers un dépassement du système capitaliste. Ce sont « des changements tellement radicaux à opérer que cela contribuerait à expliquer l’ampleur des résistances du système » (P. Boccara).

L’économie mondiale continue d’être travaillée par deux grands processus historiques propres à la phase « D » du cycle Kondratiev en cours et qui vont en s’accélérant :

  • les débuts de la révolution informationnelle de plus en plus rapides et massifs dans les pays industrialisés riches, en commençant par les États-Unis qui bénéficient d’une forte avance technologique grâce, notamment, aux immenses privilèges hégémoniques que leur confère le dollar, à la fois monnaie nationale et monnaie commune mondiale de fait ;
  • l’achèvement de la révolution industrielle au plan géographique qui, sous l’aiguillon des firmes multinationales (FMN), s’opère avec le recours grandissant aux technologies informationnelles.

Les phénomènes de freinage de la mondialisation se sont déclarés avec la crise financière mondiale de 2007-2008. Ils exprimeraient combien les tentatives de solutions capitalistes à la crise systémique depuis les années 1970, cycles conjoncturels après cycles conjoncturels, centrées sur la réduction obsessionnelle des coûts matériels et humains, alors même que ne cesse de grandir le besoin de dépenses informationnelles très accrues, ont développé des contradictions antagonistes nécessitant ruptures et dépassement.

La baisse à la fois des coûts matériels et humains tend finalement à relancer l’insuffisance de la demande. Elle ne permet pas de relever durablement le taux de profit. Aussi, après des relèvements temporaires, relançant l’accumulation de capital, il y a suraccumulation et rechute des taux de profit, du fait des limites et antagonismes persistants des progrès de la productivité et des limites de la demande globale. D’où, après l’épisode de crise conjoncturelle de 2001, le choc bien plus profond de 2007-2008 et la relance du chômage. C’est la nature même des tentatives de réponse capitalistes à ce choc qui ont conduit aux faits rapidement décrits en introduction.

Chômage total (% population) [estimation modélisée OIT]

Source: Banque mondiale.

Le taux de profit dans les principaux pays capitalistes 1960-2008

Source : M. Husson « La hausse tendancielle du taux de profit » (sic), janvier 2010.

La mondialisation actuelle du capitalisme a débuté à la fin des années 1970 et, surtout, dans les années 1980 avec l’arrivée à maturité de premières générations de technologies informationnelles. Elle a accéléré dans les années 1990 avec, en particulier, la libéralisation intense et continue du commerce mondial, tandis que baissaient fortement les coûts de transports et des communications. Avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), on a assisté à un nouveau recul important des barrières douanières tarifaires, tandis qu’ont commencé à se structurer de grands ensembles régionaux, autour d’accords de libre-échange ou d’union douanière, voire monétaire, comme avec l’Union européenne construite sur la triple base d’une libre circulation des biens et des services, des humains et celle, erga omnes, des capitaux.

Ce sont les FMN qui, s’appuyant sur les débuts de la révolution informationnelle, un mouvement mondial de privatisations et l’essor des marchés financiers, ont pris le pas sur les États nationaux (mais soutenues par eux), pour organiser l’économie mondiale.

Devenues les acteurs les plus importants du développement des flux internationaux, elles ont contribué à « socialiser » le monde, mais sur une base privée et pour dominer, suscitant de grands transferts de valeur, pour maximiser la rentabilité de leurs capitaux. Elles ont constitué d’immenses réseaux oligopolistiques permettant de partager les coûts, en particulier ceux de recherche devenant considérables, et toutes les informations, au-delà des seules limites nationales, pour rivaliser dans la domination et l’exploitation de la planète4.

C’est aussi l’ouverture à ces flux de la Chine et d’autres pays émergents, entraînant leur industrialisation rapide et une urbanisation accélérée. Leurs retards de développement ont permis aux FMN, grâce aux importants différentiels initiaux de coûts salariaux et environnementaux avec les pays avancés, de mettre en concurrence de plus en plus intense, tout le long de leurs chaînes d’approvisionnement, de production et de valeur, les salariés du monde entier.

Dans les pays développés, la révolution informationnelle a tendu à élever la productivité du travail direct et des capitaux matériels, poussant une tendance à la baisse du rapport « capital/produit » en raison d’économies grandissantes de capital matériel fixe et circulant. Mais cela n’a jamais cessé de s’accompagner de réductions formidables d’emploi et de précarisations accrues faisant pression sur la demande et les qualifications.

D’où l’accentuation des difficultés de rentabilité avec une fuite vers l’accumulation de capitaux financiers d’autant plus active qu’elle renvoie aussi à la façon dont usent les grandes entreprises pour partager les coûts de recherche et les informations. Cela a conduit à l’explosion des marchés financiers mondialisés, alors même que la monnaie est désormais largement décrochée de l’or.

Mais, en parallèle et en écho au processus de rattrapage des pays les plus développés, la Chine et d’autres pays émergents connaissent, eux, un relèvement soutenu du rapport « capital/produit » (cf. graphique) en liaison avec le remplacement de travailleurs aux salaires tendant à s’élever par des accumulations grandissantes d’équipements matériels. Mais il s’agit en l’espèce d’équipements recourant aux technologies informationnelles et contribuant ainsi à faire progresser des débuts de l’automation dans ces pays et le besoin croissant de services et de formation.

Ce faisant, Chine et pays émergents en sont venus, eux aussi, à contribuer directement au relèvement périodique du rapport « capital/produit » dans le monde, dans le cadre de sa tendance à la baisse, et donc aux éclatements périodiques de suraccumulation de capitaux.

Ratios de capital sur les marchés émergents

Avec la crise de 2007-2008 est apparue la gravité nouvelle de la spéculation des capitaux financiers et des désastres sociaux qu’elle est capable d’engendrer, de même que l’ampleur des surendettements. Elle révèle aussi l’envergure des disponibilités financières avec les profits tirés de la révolution informationnelle et la masse de crédit permise par les potentiels sans précédent de création monétaire du fait de la révolution du décrochage des monnaies par rapport à l’or (révolution monétaire). Dans ce contexte, « le système financier, en partie décroché du réel, tourne pour une part sur lui-même, de façon parasitaire, en spéculant sur les besoins fondamentaux insatisfaits » (énergie, matières premières alimentaires, logements…) (P. Boccara). Les banques centrales sont au coeur de ce système et ne cessent de soutenir les marchés nationaux du crédit et des obligations, accompagnant le surendettement mondial et l’inflation financière, tout en essayant d’en contenir l’effondrement, entretenant ainsi une perpétuelle pression déflationniste sur les salariés et les populations.

Taille du bilan des principales banques centrales développées (Fed, BCE, BoJ, BoE, BNS, Riksbank)

Lecture : la taille des bilans cumulés des principales banques centrales est d’environ 16 000 milliards de dollars en 2018. Source : La Tribune, 16/01/2018.

Shiller PE Ratio for the S & P 500

Source : Mc Kinsey Global Institute : « The New Dynamics of Financial globalisation ».

La mondialisation est aussi marquée par la dite « fin de la guerre froide », après l’effondrement de l’URSS et des pays se réclamant du socialisme en Europe de l’Est, engendrant une accentuation sans précédent d’une nouvelle hégémonie mondiale des États-Unis, engagée sous l’ère Reagan. Elle repose fortement sur les importations de capitaux, même si les IDE comptent toujours beaucoup.

Fort des privilèges du dollar, monnaie commune mondiale de fait depuis 1973, ce pays peut émettre énormément de bons du trésor et de titres publics d’emprunts dont sont avides les grands pays exportateurs de capitaux comme le Japon, mais aussi l’Union européenne et, en particulier, la France.

Mais les banques centrales asiatiques en achètent aussi massivement. C’est le cas, particulièrement, de la Chine qui a recyclé ainsi pendant plusieurs années les excédents commerciaux croissants que lui a permis d’accumuler, dans cette mondialisation, le rôle de fournisseur à bas coût relatif des États-Unis viales emprises de leurs multinationales.

US Treasury Holdings by China and Japan

Les États-Unis ont fait financer à bon compte par le reste dumonde leur énorme avance informationnelle, dans le civil et le militaire.

En effet, l’ampleur des dépenses informationnelles nécessaires est devenue considérable. Elles sont liées au capital financier car, pour les financer, il faut prélever des fonds très importants sur les revenus. Et les grands groupes lèvent des sommes énormes sur les marchés pour prendre le contrôle d’autres sociétés afin de partager ces dépenses, d’où l’envolée des opérations de fusion-absorption jusqu’à la mi-2018 : elles ont totalisé 3 912 milliards de dollars, un montant en hausse de 20 %.

Les États-Unis importent des capitaux du monde entier pour favoriser leurs dépenses et leur hégémonie, le dollar etses privilèges jouant le rôle de levier.

Entrées nettes d ́IDE aux USA (% du PIB)

Ces importations de capitaux leur permettent d’engager de gigantesques dépenses publiques informationnelles, d’énormes dépenses privées aussi, mais « sans les prises correspondantes sur les revenus »comme en a émis l’idée Paul Boccara. Cela favorise leur consommation et leur accumulation interne, une croissance réelle et un taux d’emploi meilleurs que leurs « partenaires » de l’OCDE. En 2017, la réforme fiscale de D. Trump a fait jouer comme jamais aux États-Unis le rôle de trou noir de la finance mondiale, les FMN américaines rapatriant des montagnes de cashlocalisées à l’étranger, ce qui a déprimé les flux d’investissements allant vers l’Europe.

Cela ne pourrait pas se faire sans les privilèges « exorbitants » du dollar qui permet à Washington de fuir en avant dans les endettements publics et extérieurs.

L’effort de « rééquilibrage » de la chine

Avec l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, le commerce extérieur chinois s’est littéralement emballé. Cela a résulté de son insertion grandissante dans les chaînes de valeur mondiales (CVM), engagée dans les années 1980-1990, avec, initialement, une vocation imposée (et assumée) à devenir l’atelier d’assemblage du monde. Cette émergence foudroyante de la Chine est indissociable de l’allongement-fragmentation des CVM des multinationales nord-américaines, japonaises, taïwanaises, coréennes et européennes des années 1990 à la crise financière de 2007-2008.

Le rapport des exportations et de la production industrielle, qui a fortement crû jusqu’en 2006, ne cesse depuis de se réduire.

Le taux d’ouverture se situait à quelque 16 % du PIB en 2017, contre plus de 27 % entre 2005 et 20075.

Ce recul exprime pour une large part, le choix des dirigeants chinois de tenter de changer de modèle de développement au profit de la demande intérieure, de rééquilibrer le moteur de la croissance de l’investissement vers la consommation, de la production matérielle de biens industriels vers celle des services, de l’assemblage d’inputs importés vers une remontée de filières de production nationales.

Nette baisse du taux d ́ouverture à l’exportation en Chine depuis 2007

Source : G. Gaulier, S. Zignano et W. Steingress, « Normalisation du commerce mondial et Chine », Bloc NoteEco, Banque de France.

Ces options, inscrites dans le plan quinquennal 2011-2015, ont été réaffirmées dans celui de 2016-2020. Depuis, a été confirmée la volonté de renforcer le contenu technologique de l’offre productive domestique, avec le programme « Made in China 2025 » qui s’inscrit dans une visée à 2049 comportant trois étapes : d’ici à 2025, émanciper la Chine de son statut actuel de « grand pays industriel » pour atteindre celui de « grande puissance industrielle » ;de 2025 à 2035, la conduire à figurer au rang des « grandes puissances industrielles mondiales innovantes » ; de 2035 à 2049, la porter au rang de « puissance industrielle leader, innovante et compétitive à l’échelle mondiale »6. De très gros efforts sont consentis par le pays pour y accroître les dépenses de R & D.

Pour en finir avec le statut d’« atelier d’assemblage » du monde développé, la Chine s’est donc engagée dans une phase de transition de très grande ampleur. Cela transparaît sans équivoque dans la mutation en cours du contenu de son commerce extérieur7.

On a assisté en effet à une nette perte de vitesse du commerce dit « de processing » (opérations internationales d’assemblage) depuis 2017, qui reste cependant la première source de l’excédent commercial chinois, au profit d’un essor du « commerce ordinaire » composé d’exportations basées essentiellement sur les inputs locaux et d’importations principalement destinées à la demande intérieure.

Autrement dit, depuis le milieu des années 2000 et plus encore depuis 2007-2008, avec le grand plan de relance effectué en 2009 tirant le monde de la récession, le moteur des échanges extérieurs chinois tend à résider dans sa demande intérieure (importations ordinaires) et dans une offre hors processus d’assemblage et au contenu technologique progressivement rehaussé (exportations ordinaires).

La croissance des échanges marque le pas

Source : études économiques de l’OCDE : Chine, avril 2019, p. 20.

Dépenses de R&D (en % du pIB)

1. Commerce ordinaire

2. Commerce de processing

3. Solde commercial par type de commerce (milliards de dollars)

Les importations ordinaires représentent désormais 80 % des importations totales de marchandises contre 50 % dix ans plus tôt. Leur croissance a marché de pair avec une progression continue des salaires faisant émerger de nouvelles couches moyennes et un nouveau mode de consommation, notamment en biens importés. Lademande est forte pour les biens de consommation courante (automobiles, agro-alimentaire…) mais aussi pour les produits de luxe (cosmétiques, montres, lunettes, bijoux…). Il est vrai aussi que les milliardaires se multiplient, la Chine, selon une étude UBS de 2018, en comptant le plus grand nombre, désormais, après les États-Unis.

évolution des revenus par habitant en Chine

D’un autre côté, les exportations de biens ordinaires représentent aujourd’hui 70 % des exportations totales de marchandises, avec la recherche d’une diversification des débouchés vers les pays émergents et en développement.

Mais, autant les exportations d’assemblage étaient et sont toujours dominées par des entreprises à capitaux étrangers, autant les exportations de biens ordinaires sont, elles, aux mains de firmes à capitaux chinois. Du coup, ce mouvement s’accompagne d’un désengagement progressif de la Chine des CVM.

L’impérialisme américain est confronté à un formidable défi et cela place le reste du monde, notamment les Européens, devant des choix cruciaux de réorientation.

Recomposition des chaînes de valeur mondiales

La fragmentation des processus de production en un grand nombre de tâches effectuées dans différents pays pour tirer le parti le plus rentable des écarts de coût salarial, de coût du capital, de connaissances et de qualifications, de technologies et de disponibilité des intrants a joué un rôle crucial dans la forte accélération du commerce mondial dans les années 1990-2000.

Ce processus a pris appui sur les débuts de la révolution informationnelle, la baisse des coûts de transport et de communication, l’ouverture de la Chine et des pays émergents.

Les FMN, acteurs centraux, ont pu gérer cette décomposition grâce à des applications dont le but est de coordonner en temps réel l’ensemble des activités de leurs emprises dans le monde autour d’un même système d’information (l’ERP-Enterprise Resource Planning).

La constitution et l’essor des CVM sont indissociables du développement des échanges de produits intermédiaires. Ils ont reposé sur des stratégies de plus en plus complexes d’externalisation et de délocalisation des activités, mobilisant simultanément des chaînes de valeur à dimensions locales et régionales.

Il en est résulté, des années 1990 à 2008-2009, une mise en concurrence mondiale de plus en plus exacerbée entre les économies nationales, entre les grandes firmes, mais aussi au sein même des entreprises avec la mise en concurrence de services et prestations offerts par les différentes unités de chaque groupe.

Entre 1995 et 2009, les exportations mondiales de biens intermédiaires facturés ont presque doublé, passant de 2 774 milliards à 5 373 milliards de dollars US courants (+4,8 % par an).

Intensité des liens dans les échanges des biens et services intermédaires utilisés dans la production

Source : CepIi, carnets graphiques, op. cit., p. 54.

Le Cepii a établi que, pour les 300 entreprises mondiales réalisant un chiffre d’affaires supérieur à un milliard de dollars, 51 % de la fabrication des composants, 47 % de l’assemblage final, 46 % du stockage, 43 % des services à la clientèle et 39 % de la mise au point sont réalisés hors du pays d’origine.

Entre 1995 et 2009 :

  • la part de l’Asie dans les exportations mondiales de biens intermédiaires est passée de 10 % à 35 % ;
  • celles de l’Europe et de l’Amérique latine sont passées respectivement de 50 % et 17 % en 1995 à 41 % et 14 % en 2009.

Malgré la pompe aspirante qu’est devenue l’Asie, une tendance à la fragmentation régionale des CVM a persisté :

  • dans l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain), les firmes US se sont tournées surtout vers les « maquiladoras » au Mexique, mais aussi vers le Canada (pour General Motors) ;
  • en Europe, avec la réunification allemande et l’émergence des PECO, on a assisté au développement de ce qui a été appelé « l’économie de bazar » du grand capital allemand.

La fragmentation des CVM a poussé à une hyper-spécialisation des territoires et à la concentration de l’emploi dans un nombre restreint de secteurs d’activité de plus en plus exposés aux chocs extérieurs, sans parler des inégalités salariales et sociales. Or, depuis la crise financière mondiale de 2007-2008 et la récession de 2009, ce processus tend à stagner, contribuant au ralentissement du taux d’ouverture par rapport à la période antérieure.

Pour évaluer cela, un indicateur des CVM – dit indicateur GVC (Global value chains) – est suivi par l’Insee8. Son évolution indique que le freinage a commencé à s’engager avant 2008, en écho, notamment, à l’échec des négociations commerciales multilatérales dans le cadre du cycle de Doha (2001 à 2008 pour la phase initiale de discussion) qui a empêché que les tarifs douaniers ne baissent davantage.

On a constaté que le commerce de produits s’insérant dans une CVM a connu un ralentissement plus important pendant la récession de 2009 que celui de l’ensemble du commerce mondial9.

Il y aurait eu un renversement dans le développement des CVM qui se traduirait par un ralentissement du commerce mondial de produits intermédiaires impactant à la baisse le commerce de « biens complexes » reposant sur un processus de production comportant de nombreuses étapes.

Ainsi, le freinage du commerce mondial de produits intermédiaires a-t-il été plus rapide que celui de produits finis (graphique ci-après).

Une première cause tient, bien sûr, à l’évolution du commerce extérieur chinois et aux efforts de « rééquilibrage » de l’économie chinoise.

Mais une autre raison tient aussi, sans doute, aux limites et contradictions engendrées, pour les FMN elles-mêmes, par l’essor si rapide de la fragmentation des chaînes opérée sous exigences de rentabilité financière. Deux exemples significatifs :

Fukushima 201110.

La complexité des CVM est devenue énorme, démultipliant les facteurs de vulnérabilité et de crise, ainsi que leur propagation. Avec la crise écologique, nous sommes entrés dans l’ère des « mégacatastrophes ». Le tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima, à la suite d’un tremblement de terre, ont frappé, au-delà du Japon, tout le système de production mondial.

Cela tient au fait que le Japon se trouve au cœur de hubsde production mondiale de composants très sophistiqués. Les entreprises partenaires, souvent spécialisées sur un segment spécifique limité, ont été heurtées de plein fouet et se sont trouvées en panne d’alternative à l’offre japonaise où prédominait jusqu›ici la méthode du « juste à temps » et, donc, du « zéro stock intermédiaire ».

La ruptured’approvisionnement japonais s’est transmise tout le long de la chaîne de production mondiale. Par exemple, la production d’automobiles en Grande-Bretagne, totalement dépendante du Japon pour les chaînes appartenant à Honda et Nissan, aura été significativement réduite pendant plusieurs mois. La production de la Pins Hybride de Toyota aura été totalement stoppée, car les composants nécessaires à sa fabrication n’étaient produits qu’au Japon.

L’externalisation à outrance de Boeing11

Du fait de l’externalisation off-shoremassive, de la marche forcée du programme et des multiples retards d’approvisionnement engendrant des pénalités, les coûts ont finalement augmenté à 32 milliards de dollars, alors que l’externalisation devait les réduire prétendument à 5 ou 6 milliards de dollars.

Aujourd’hui, les FMN cherchent à modifier leur stratégie d’investissement, d’autant plus que les différentiels de coûts salariaux, si décisifs pour les délocalisations et externalisations naguère, tendent à se réduire du fait de l’essor des économies émergentes. L’exemple du textile est sans doute l’un des plus parlants, puisque la Chine est l’un des pays où les coûts salariaux dans le textile ont le plus augmenté.

Or, dans le même temps, la rémunération horaire aux États-Unis, après avoir nettement diminué de 2007 à 2009, est restée à faible niveau, tandis que s’engageait la révolution du gaz de schiste faisant s’y effondrer les coûts énergétiques. De même, en zone euro, elle est restée sous camisole de force avec des politiques d’austérité budgétaires et salariales renforcées durant la crise des dettes publiques qui a suivi la récession de 2009.

Rémunération horaire aux états-Unis et en zone euro

Cela pourrait-il conduire à des relocalisations et à une recomposition des CVM, hypothèse sur laquelle semble travailler ardemment D. Trump ? Il s’agit de savoir si le fractionnement des CVM va se poursuivre, et sous quelle forme, ou s’interrompre.

Les CVM tendent à devenir plus régionales et moins globales.

Selon une étude de McKinsey 12, la part des échanges entre pays de la même région serait passée de 51 % en 2000 à 45 % en 2012.

Mais cette tendance aurait commencé à s’inverser ces dernières années. La part intrarégionale du commerce mondial de biens aurait augmenté de 2,7 points de pourcentage depuis 2013, reflétant en partie la hausse de la consommation des pays, évolution très perceptible pour l’Asie et l’Union européenne à 28.

L’une des plus puissantes forces qui remodèlent la configuration des CVM tiendrait dans un changement de la géographie de la demande mondiale.

McKinsey estime que les marchés émergents consommeraient près des deux tiers des produits manufacturés dans le monde d’ici 2025 (voitures, produits de la construction et machines en tête). D’ici 2030, les pays en développement pourraient représenter plus de 50 % de la consommation mondiale… autant de projections qui font abstraction de la très forte probabilité d’un choc systémique majeur d’ici là !

La population chinoise en âge de travailler constitue l’un des principaux segments de la consommation mondiale à l’horizon 2030. Comme déjà signalé, à mesure que la consommation augmente, une quantité croissante de ce qui est fabriqué en Chine est à présent vendue en Chine (rééquilibrage).

Dans les autres pays en développement (PED), on constate aussi une explosion de la part des populations urbaines et, malgré l’immense pauvreté persistante, l’essor des couches moyennes. C’est le cas particulièrement en Inde, Indonésie, Thaïlande, Malaisie.

Toutes choses égales par ailleurs, d’ici 2030, les PED hors Chine pourraient représenter, selon Mc Kinsey, 35 % de la consommation mondiale. En 2002, l’Inde exportait 35 % de sa production finale de vêtements, mais en 2017, cette part n’était plus que de 17 %, à mesure que les consommateurs indiens ont accru leurs achats.

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* *

Le ralentissement des flux de marchandises et de capitaux, l’arrivée à maturité de l’économie chinoise et des pays émergents, la restructuration des chaînes d’activité mondiales font partie des signes avant-coureurs d’un basculement du monde vers un avenir inconnu et dangereux.

Dans la conjoncture très chahutée qui se prépare, les luttes sociales et l’avancée de nos propositions en Europe vont jouer un rôle déterminant. La défense du modèle social et la recherche de sa promotion vers une sécurité commune d’emploi ou de formation tout le long de la vie associée, inséparablement, à la défense et la promotion commune de tous les services publics, avec les financements et les réformes institutionnelles nécessaires, devraient être au cœur de nos efforts de rassemblement.

Le rapprochement avec la Chine et les autres pays émergents fait partie de la même équation car, pour changer l’Europe, il faut aussi changer le monde et inversement. Face à l’agressivité américaine, il est indispensable de faire front commun pour imposer d’autres règles de coopération et de codéveloppement, jusqu’à une nouvelle conférence de Bretton Woods pour transformer profondément les institutions monétaires internationales dont les peuples européens étouffent, comme le peuple chinois.

  1. Prêts, obligations, autres financements accordés aux institutions financières à une contrepartie dans un pays étranger.
  2. « La démon-dialisation n’aura pas lieu »,inL´Économie mondiale 2018, La Découverte, coll. « Repères », 2017.
  3. P. Boccara,Transformations et crises du capitalisme mondialisé, quelle alternative?,Le Temps des Cerises, coll. « ESPERE », 2008, et La Crise systémique – Europe et monde, quelles réponses?,Le Temps des Cerises, coll. « ESPERE », 2011.
  4. F. Boccara,Firmes multinationales et balance des paiements française dans la globalisation financière et la révolution technologique informationnelle », Thèse pour obtenir le grade de Docteur de l’université Paris 13 en économie.
  5. C. Rifflart et A. Schwenninger, « La Chine se normalise et son commerce devient ordinaire »,Le Blog OFCE,12 juillet 2018.
  6. R. Péquignot et L.-L. Gouni, Le Plan «Made in China 2025», note de la direction générale du Trésor (Service économique régional à Pékin, 5 juin 2015.
  7. F. Lemoine et D. Unal : « Mutation du commerce extérieur chinois »,La Lettre du CEPII, n° 352, mars 2015.
  8. INSEE Note de conjoncture, juin 2017, p. 25.
  9. Ferranuno et Taglioni, op. cit., p. 2.
  10. G. Pardini, « Quelles leçons tirer de Fukushima ?Sécurité & Stratégie, 10, septembre 2012, p. 25-30.
  11. Y. Bahl, ibid., op. cit.,p. 3.
  12. Globalization In Transition: The Future of Trade and Value ChainMcKinsey Global Institute, janvier 2019.