Mettre en cause le lien de subordination inhérent au salariat capitaliste, ou la domination du capital elle-même ? Réflexion critique à partir d’un article de la sociologue Danièle Linhart dans L’Humanité-dimanche du 10 avril 2021.
En premier lieu, Danièle Linhart propose une affirmation que je partage, en parlant du patronat qui « comme un boa, digère toutes les remises en question et s’en nourrit. Il promet de répondre aux aspirations de transformation, mais c’est toujours lui qui décide ». Je pense néanmoins qu’il faut voir comment des mesures managériales, sous couvert de prise en compte de l’individu, rendent de plus en plus douloureux le travail, dans son ensemble. De même, il faut voir comment des mesures managériales placent les salariés en permanence en concurrence. À mesure que montent les exigences de rentabilité financière des grands actionnaires, dans une crise qui s’aiguise, le management impose une dissociation entre les objectifs de l’entreprise, du groupe, et même des services publics, et les objectifs du travail de chacun, pour rendre invisibles ou presque les objectifs stratégiques et donc empêcher les salariés d’intervenir sur ces objectifs stratégiques, les orientations des entreprises et services publics, ainsi que celles des banques.
S’attaquer à la domination du capital ou la contourner ?
En second lieu, changer le contenu du travail et le management nécessite de s’attaquer à la domination du capital, plutôt que de tenter de contourner cette question. Danièle Linhart propose de sortir du lien de subordination, tout en conservant le salariat. Il me semble que les propositions du PCF, qui mettent en cause la domination du capital partout (entreprise privée, publique, services et fonction publiques) permettent une mise en cause plus radicale du salariat capitaliste, une sortie de ce salariat avec comme objectif un nouveau type de salariat, transformant de fait le lien de subordination.
L’inventivité du capital en matière de gestion des personnels (avec les nouvelles formes de « management ») tient essentiellement au besoin de faire face plusieurs évolutions : l’explosion du salariat en nombre (avec la place des femmes qui maintenant représente quasiment la moitié du salariat) ; la montée du salariat qualifié que produisent l’essor des nouvelles technologies et la révolution informationnelle ; l’exigence de reconnaissance de l’individu au travail. Le but est de repousser la construction d’une conscience de classe renouvelée du salariat, et d’unité de toutes ses composantes sur des bases révolutionnaires.
On peut dire que l’analyse de Marx indiquant que le capital produit la classe qui va le détruire, est plus que jamais d’actualité, et qu’elle est peut-être mieux comprise par les tenants du capital que par les forces progressistes.
De fait, il faut apprécier ce qu’est le salariat aujourd’hui pour travailler à son unification révolutionnaire sur des objectifs radicaux, afin de pouvoir agir de façon lucide et efficace dans les conditions d’aujourd’hui pour cela. Le salariat a augmenté massivement au point de devenir absolument majoritaire comme forme d’organisation du travail, dans tous les domaines de la production, des échanges et des services. Plus de 90 % des travailleurs ou des travailleuses sont salarié-e-s.
Aujourd’hui, les ingénieurs, cadres et techniciens représentent plus d’un tiers du salariat ; mais le niveau de qualification a augmenté massivement depuis 40 ans parmi les salariés en position d’exécution (nombre de bacheliers, nombre de jeunes sans qualification), dans tous les secteurs.
La contradiction pour le capital réside essentiellement dans le fait que ces salariés (potentiels ou en activité) sont nécessaires au système capitaliste. Mais ce salariat est aussi un potentiel de combat contre ce même système.
L’entrée massive des femmes dans le monde du travail salarié est aussi une nouvelle donnée de ce salariat. De fait, montent des questions majeures de la place des femmes dans le salariat et dans la société (égalité de traitement, évolution de carrière, droits, respect… etc.) qui mettent en cause la gestion capitaliste des entreprises et du travail, et le patriarcat.
La gestion fondée de plus en plus sur l’individu a fait illusion pendant un temps, notamment parmi les ICT qui ont été la première cible des méthodes d’individualisation de salaires, de carrière, etc. Mais on se souvient, à cet égard, du changement d’état d’esprit entre la fin des années 80 et le début des années 2000 qui s’est matérialisé à l’occasion du débat sur les 35 heures et la réduction du temps de travail. La mise à plat entre les salariés de leur fiche de paie a fait sauter leurs dernières illusions sur les méthodes de prétendue reconnaissance du mérite individuel. Au bout de de nombreuses années de recrutement en-dehors des grilles de salaires, beaucoup commençaient à mesurer qu’ils « s’étaient fait avoir », et que cela avait servi essentiellement à baisser les rémunérations, mais pas à reconnaître ni la qualité du travail fourni ni le-la salarié-e dans ses compétences, encore moins dans l’évolution de celles-ci.
Les méthodes managériales ont porté sur l’effacement de la notion même de qualification au profit de compétences personnelles. Elles ont développé la parcellisation du travail, y compris intellectuel, et le démantèlement progressif des collectifs de travail partageant un objectif collectif et un sens quant à la finalité du travail. La question du sens et du contenu de son propre travail, s’efface dans les processus d’évaluation du travail des salariés. Ces évaluations poussent à se penser comme seul responsable de son travail, et s’appuient sur des processus de culpabilisation individuelle pour faire accepter la responsabilité de l’échec justifiant la baisse de revenu. Le licenciement, la punition, est attribué à une faute personnelle et à une incapacité à répondre aux exigences de l’entreprise. Il est singulier de voir comment dans la fonction publique ces processus d’évaluation ont totalement changé le sens même de l’évaluation et engendré aussi une dégradation massive des conditions de travail, jusqu’à porter atteinte à Merci la santé au travail.
Mais alors, est-ce le lien de subordination qui est en cause ? Ou plutôt qu’entend-on par lien de subordination ?
La subordination liée au contrat de travail ou au recrutement sous statut exprime une relation de travail avec un positionnement dans la hiérarchie. D’une certaine façon, je pense que cela est nécessaire pour ne pas créer une « armée mexicaine », pour positionner les uns et les autres dans une relation professionnelle définie quant à la responsabilité engagée, et aux exigences de travail attendues.
Mais le lien de subordination peut exister dans différentes formes d’organisation du travail. L’exploitation capitaliste organise l’exploitation de la force de travail afin de répondre aux exigences du capital mais on peut penser une nouvelle forme d’organisation de la production des échanges, et des services publics, qui émancipe toute la société de l’exploitation capitaliste, en prenant les questions comme elles se posent aujourd’hui, c’est à dire avec le poids du capital financier qui pèse sur toute la société.
Plus la financiarisation s’est développée, plus les tenants du capital ont tenté d’effacer les responsabilités, les lieux de pouvoir, la façon dont ça fonctionne. Et de ce point de vue, les économistes marxistes communistes ont beaucoup contribué à montrer où se situent les lieux de pouvoir pour permettre de transformer en profondeur la société et donc le travail, et la place de l’être humain au travail. Ainsi, la conception d’un salariat débarrassé dans un mouvement progressif du poids du capital est une proposition qui ouvre de réelles perspectives d’émancipation pour chaque salarié-e et pour tous les salarié-e-s.
C’est le sens, me semble-t-il, de la sécurité d’emploi ou de formation. En effet, elle propose un système qui permet de ne plus « « passer par la case chômage pour chacun-e, quelle que soit sa position, qualifié, non qualifié, étudiant ou en activité. Avec un nouveau service public de l’emploi et de la formation, où l’inscription serait automatique dès 16 ans, il y aurait une prise en charge tout au long de la vie de chaque personne, pour travailler (avec un bon salaire, rémunérant la qualification, de bonnes conditions de travail), se former (avec un revenu à la hauteur du salaire précédent mais ouvrant à un nouvel emploi, reconnaissant la progression de qualification, dont un meilleur salaire) passant d’une position de salarié-e à une position en formation, selon les besoins de la personne, en fonction des évolutions personnelles.
Ainsi, les personnes ne sont plus assignées à un même emploi, ou au chômage, ni écrasées par un échec scolaire, tout au long de leur vie future. Elles trouvent dans la vie professionnelle et dans la formation une possibilité d’évolution tout au long de la vie. Cela libère directement la personne de la crainte du chômage dont le capital se sert pour faire accepter sa gestion de l’emploi, son dogme de rentabilité financière. Cela ouvre des perspectives personnelles immenses, tout au long de la vie. C’est un progrès de société majeur, et un changement révolutionnaire du salariat lui-même.
La conception de ce système est aussi appuyée sur une intervention massive des salarié-e-s, avec des pouvoirs réels, dans la gestion des entreprises et des banques comme des services publics, ainsi que sur le sens même de la création monétaire, l’orientation du crédit. Et cette proposition est assortie de pouvoirs d’intervention des populations sur ces questions. On sort du royaume de la domination des grands actionnaires et des critères de la finance.
Cette proposition vise donc une libération du salariat et de la société de la domination du capital, et donne aussi une autre force à la notion même de vivre ensemble, puisque les uns et les autres pourront intervenir sur les enjeux de production, de respect de l’écologie, de réponses aux besoins, avec des pouvoirs réels pour combattre les critères du capital, dans de nouvelles institutions, les conférences pour l’emploi, à tous les échelons de la société, commune, département, région et national.
Cette articulation des pouvoirs des salarié-e-s dans les entreprises avec ceux des populations sur les entreprises donne une puissance formidable à une vie démocratique, levier de liberté pour tous. Elle libère la créativité des personnes dans tous les domaines et permet alors une inventivité puissante de la société pour faire face aux enjeux qu’elle affronte ; de fait, il me semble que cette perspective est beaucoup plus puissante et réaliste pour émanciper le salariat du capital, que de circonscrire cette question à celle du seul lien de subordination. Car, de fait, en poussant la mise en œuvre de cette vaste ambition, le lien de subordination se transforme aussi, permettant une organisation du travail efficace et une créativité de chacun-e de tous les moments.
Enfin, cet objectif porte aussi en lui-même un facteur d’unification du salariat puisque chaque catégorie du salariat peut y trouver un objectif d’émancipation, de libération pour soi et pour les autres.