Huit commentaires sur Joe Biden

Ne pas « débrancher » les dépenses et aides avec la sortie du confinement, au contraire les amplifier, non seulement pour répondre à la pandémie, mais aussi pour sortir de la crise en s’engageant sur un (possible) nouveau chemin, pavé d’ambivalences, entre le social et le capital. C’est l’idée importante qu’il faut retenir des plans annoncés par Biden. Mais ce sera surtout par pompage sur le reste du monde et de rivalité stratégique avec la Chine, avec à la clé des tensions économiques internationales accrues, y compris pour nous.

Que nous apprennent les débuts de la présidence Biden ?

Notons au préalable qu’on a un mélange de mesures et d’annonces qu’il est difficile de distinguer. De même qu’il n’est pas toujours simple de quantifier les masses budgétaires portant sur l’année courante et les masses portant sur plusieurs années.

On avait déjà le plan Trump de soutien à l’économie (3 200 milliards de dollars, en deux temps). Là s’ajoutent le plan Rescue (1 900 milliards de dollars), le plan pour les infrastructures et l’emploi (2 250 milliards de dollars) dont une partie s’étale sur 8 ans, et le plan pour les ménages, dénommé plan « familles » (1 800 milliards). Biden ajouterait donc quelque 6 000 milliards de dollars, même si une partie porte sur plusieurs années. Au total, plus de 9 000 milliards de dollars, c’est quasiment la moitié du PIB US. Ajoutons que cela est financé par de la création monétaire : plus exactement des avances monétaires à l’État, venant financer son déficit, en s’attendant à ce que ces avances permettent de produire les richesses qui permettront de résorber ces avances monétaires notamment par une croissance de la base imposable. Mais, de toute façon, le privilège du dollar — monnaie commune mondiale de domination — permet aux États-Unis d’assurer le financement de tout cela par pompage sur le reste du monde !

1.  L’idée fortement avancée est de s’engager sur un chemin différent et pas seulement « soutenir l’économie », dans le contexte bien sûr d’une forte rivalité stratégique avec la Chine

C’est au cœur du plan pour les infrastructures et l’emploi. Il s’appelle d’ailleurs « The American Jobs Plan ». Il comprend un volet social. Et le discours met fortement en avant les services publics (santé et éducation, surtout), les infrastructures publiques et la réponse au défi climatique. Mais c’est très ambivalent car ce qui est mis en avant c’est « l’investissement », avec l’idée que l’emploi viendra mécaniquement. Or, c’est rarement le cas dans le capitalisme ! Ceci, même si aux États-Unis, il en va un peu différemment (car leur masse et une plus forte autonomie conduit à plus d’effets sur l’emploi), et même si le discours sur l’emploi et les salaires – ainsi que sur les syndicats – est différent côté Biden. Il n’en reste pas moins qu’il faut une action volontaire sur l’emploi s’opposant aux orientations que cherchent toujours à imposer le capital et ses institutions (marchés financiers, conseils d’administrations, banques, etc.), sinon l’investissement ira contre l’emploi, ou remplacera des emplois.

Pour comprendre comment l’investissement peut aller contre l’emploi et contre l’efficacité même, prenons l’exemple du transport ferroviaire. Acheter des locomotives sans embaucher des conducteurs de trains, cela ne marche pas, sauf à intensifier encore le travail des conducteurs existants. En outre, il faudrait aussi développer des emplois dans l’organisation du fret, le tri, ou les applications informatiques. Certes, comme on est aux États-Unis, il y aura un peu de ces emplois induits mécaniquement, car leur avance informationnelle joue en ce sens.

Il faut donc conditionner l’investissement à des embauches, à un développement de l’emploi et des qualifications. C’est tout autre chose que de prendre en charge l’emploi ou les salaires à la place des entreprises (une autre face de la politique de baisse du coût du travail).

Mais, même aux États-Unis, sera-ce la vague d’emploi nécessaire ? Pour cela, il faut non seulement « changer de paradigme » dans les discours (la formule est de Biden), dans les idées, mais aussi dans les décisions, les incitations, la conception même de l’investissement et de la gestion. Sans compter qu’il faut aussi changer sur la conception de l’emploi – avec sa sécurisation – et l’effort de formation à conduire. Augmenter les salaires est important, mais ne suffira pas du tout[1].

2.  Les plans mis au point par l’administration américaine ont une certaine consistance

Par exemple, pour les vaccins, Biden ne finance pas seulement des achats de vaccins, mais le plan comprend un volet pour la production (16 milliards de dollars), un volet sur les tests, traçage, séquençage (50 milliards de dollars !), un volet sur le service public de santé (19 milliards de dollars), dont les personnels, et un volet sur le remboursement des soins (25 milliards de dollars).

3.  Il y a une énorme attente sur le social et l’égalité

La politique menée par Biden montre que lorsqu’on répond à l’énorme attente sur le social et l’égalité, cela « avale » en quelque sorte le discours identitaire, populo-conservateur. Surtout quand on fait (ou en tout cas qu’on annonce) du social très large et massif, car il touche aussi bien les couches moyennes que les plus précaires en proie au racisme.

4.  La remontée des « classes moyennes »

L’insistance est mise, dans le débat américain, sur les salariés des services publics, soignants et enseignants, leurs salaires et conditions de travail, mais en traitant en même temps des précaires et des ouvriers. Et surtout, Biden, sous pression à la fois de sa gauche et de la société américaine, insiste sur la différence entre revenus du capital, qui doivent être frappés, et revenus du travail qui ont une tout autre légitimité. C’est autre chose que l’opposition riches/pauvres. C’est-à-dire que monte une perspective salariale commune, de sécurité et de progrès dans la sécurité de revenu et d’emploi. Du moins comme perspective de société et comme discours. C’est important de voir cela, par rapport à notre projet de sécurité d’emploi ou de formation.

Mais il faut souligner aussi la remontée de l’identification culturelle : capital versus travail, plutôt que riches vs pauvres. Par exemple sur les impôts.

5.  L’argent

Le problème va porter d’une part sur le financement – la provenance de l’argent – d’autre part, sur l’utilisation de l’argent. Concernant la provenance, on l’a dit, dans un premier temps c’est par déficit budgétaire, financé par des avances en création monétaire, dans un second temps une fiscalité qui pourrait être revue (mais là on est plutôt sur des projets…) et une base d’impôts qui va s’accroître par la croissance de l’activité et des revenus salariaux, notamment.

L’argent des multinationales. Il va falloir suivre pour voir comment le débat évolue. En positif, il y a le fait que la maîtrise des multinationales devient un enjeu assumé comme commun, nécessitant une coopération (pour mémoire, nous avions avancé à la journée « révolutionner la mondialisation » en février 2020, l’idée d’un service public mondial de maîtrise de l’action des multinationales, coordonnant les services publics nationaux, au niveau de l’ONU [2]). En positif, encore, l’idée d’un taux minimal d’imposition, à un niveau assez élevé. Mais il faut bien voir dans le même temps que l’idée est de ne parler des multinationales qu’en termes de répartition de leurs bénéfices déclarés : alors que (1) c’est leur action, leur production (donc leur gestion, leurs investissements, leurs recherches, etc.) qui est de plus en plus contestée, (2) on ne parle pas salaires, emploi dans les multinationales (3) on prend les profits comme une donnée, alors qu’ils sont une résultante de tout le système de tuyaux pour pomper la valeur ajoutée (VA) et les richesses créées par les travailleurs, faisant apparaître les profits et la VA là où le préfère le capital, en prétendant mesurer des « vrais » coûts. Ce pompage est réalisé par les prix de transferts, les royalties sur les brevets et d’autres mécanismes comme les prêts intra-groupes. (4) Mais aussi les paradis fiscaux et le rôle des banques sont passés à la trappe.

6.  L’État

Monte l’idée qu’il faut « plus d’État ». De ce point de vue d’ailleurs, le rôle de l’administration US (fédérale) doit être souligné, son professionnalisme, comme corps formé et indépendant, doté d’une sécurité de l’emploi, au service du bien public. C’est important vis-à-vis des contre-réformes françaises actuelles de déstructuration de la fonction publique, jusqu’au projet de précarisation de la haute fonction publique et à la dénaturation de l’ENA dans ce qu’elle pouvait encore avoir de positif et de formateur.

Mais la grande question est : quel État ? Un État au service du capital et de la répression ? Ou un État qui appuie les services publics et les citoyens dans leur intervention, un État démocratique pour mettre au point des plans, mais aussi pour orienter autrement l’action des entreprises, jusqu’à appuyer l’intervention des salariés ? La question se pose différemment certes aux États-Unis. Il n’en reste pas moins que la question de l’orientation de l’activité des grandes multinationales, des critères de leur fonctionnement (le profit ou le bien commun ? Mais aussi quelle efficacité autre que la productivité du travail ?) est en train de venir sur le devant de la scène. C’est une grande question de société pour le XXIe siècle. Enfin, un État constitué de services publics ou pas, est une question qui monte dans le débat US.

7.  On peut penser que Joe Biden va jouer les États-Unis contre le reste du monde, ce qui explique les hésitations européennes à l’imiter.

Joe Biden sera plus diplomate que Trump, comme d’ailleurs ont toujours su mieux le faire les administrations démocrates que républicaines. D’une part, on assiste au retour des États-Unis dans les institutions multilatérales mais, d’autre part, outre qu’ils utilisent ces institutions comme un levier pour leurs intérêts, les différents plans qu’ils ont conçus, avec le rôle du dollar, vont pousser à une rivalité gigantesque sur les capitaux. D’où l’enjeu européen : est-ce d’attirer les capitaux existants en quête de rendement (en entrant donc dans un bras de fer très dangereux avec les États-Unis) ? Ou est-ce d’activer une création monétaire massive pour les années à venir, orientée sur le développement de l’emploi efficace dans les pays d’Europe et des services publics ?

En tout cas, il y a une aspiration à un monde coopératif, saisie par les États-Unis qui semblent avoir compris qu’ils ont commis l’erreur de laisser cet espace à la Chine (cette dernière étant bien sûr loin d’avoir dit son dernier mot). Elle se double de la demande d’un leadership mondial, notamment de la part de pays européens ou du Sud, saisie par les États-Unis aussi.

8.  La relation Chine-États-Unis

Biden utilise la Chine pour appeler le reste du monde, au moins « occidental », à une véritable croisade sur les valeurs de démocratie. Cela permet d’intégrer une partie des opinions, en Europe notamment, à la vision étasunienne, avec une fausse alternative entre démocratie et État autoritaire, qui met de côté les questions économiques comme n’étant pas politiques, et l’entreprise n’étant pas dans le champ de la démocratie. Il nous appartient de prendre cela très au sérieux. Et ceci dans son double aspect, pour un dépassement des deux : contrer cette vision étasunienne, mais aussi faire monter l’exigence, pour nous, d’une tout autre démocratie que celle de la Chine.

Cela ne doit pas nous empêcher de chercher les rassemblements de tout le mouvement communiste, au-delà de ses différences nationales importantes, pour mener le combat commun face au capital financier international pour une tout autre démocratie mondiale. En particulier, pour une monnaie commune mondiale de coopération, autre que le dollar des États-Unis, et pour une refonte des organisations internationales OMC, FMI, sous l’égide de l’ONU, ainsi que pour d’autres traités d’investissements internationaux.

Dans ce domaine, les États-Unis impulsent un combat où, au nom de « valeurs » sociétales, anthroponomiques, voire de civilisation, ils mènent leur croisade sur le terrain de l’économie et de la technologie. Ils veulent emmener l’UE pour contrer le traité économique international de nature plus coopérative que la Chine a réussi à signer avec de très nombreux pays d’Asie, dont le Japon, et l’Océanie [3]. Il s’agit de récuser cette « guerre des civilisations » et de rechercher un monde coopératif, de maîtrise des relations économiques internationales et des multinationales. Mais aussi de porter le défi de recherche d’une civilisation commune à toute l’humanité, au lieu d’une alternative entre valeurs occidentales de « liberté » jusqu’au libéralisme et à ses égoïsmes, et valeurs orientales d’égalité, jusqu’à une vision fusionnelle sous une même autorité hiérarchique. Pour ceci, peut-être faut-il partir d’un approfondissement de la conjugaison entre les valeurs du triptyque liberté-égalité-fraternité et l’enjeu culturel, démocratique profond d’une tout autre utilisation de l’argent.

Sur les relations économiques internationales, nous avançons l’idée de traités de maîtrise du commerce et des investissements internationaux pour développer l’emploi et les biens communs (santé, environnement) des différents partenaires impliqués. C’est à l’opposé du comportement actuel de l’UE, enrôlée dans une ligne américaine à la Biden : suspendre la ratification du traité UE-Chine, au nom du « contexte politique » habillé de considérations sur le droit du travail. Mais ces dernières sont imprégnées de l’idéologie de la concurrence libre et non faussée, puisqu’en outre les « subventions publiques » sont au cœur de la controverse. Tout autre serait une approche qui soumettrait commerce, investissement et concurrence au développement commun de l’emploi et des biens communs : l’intervention publique serait autorisée, voire favorisée, dans la mesure où elle permettrait ce développement. Dans le même temps, il s’agit de promouvoir les libertés effectives, y compris face aux GAFAM (droit d’intervention, liberté d’expression, droit d’alerte, service public de la donnée, logiciels ouverts, etc.). Notons que cette façon de faire fait écho à l’approche du plan européen pour « conditionner les aides à l’État de droit » (contre les PECO), plutôt que pour mettre des critères emploi, CO2, etc. et pour entrer en même temps dans une bataille sur les libertés démocratiques, y compris dans l’entreprise. Cette dimension culturelle et anthroponomique du combat ne doit pas être sous-estimée, ni non plus les pressions progressistes aux États-Unis mêmes, pressions qui peuvent nous faire partager certains aspects du combat au lieu d’un rejet en bloc.

Vers un « nouveau paradigme », vraiment ?

En conclusion, on voit bien qu’il faut mettre beaucoup de moyens financiers, et pas seulement pour soutenir l’activité, mais aussi pour s’engager sur un autre chemin. La première question est : est-ce que Biden va vraiment s’engager sur un autre chemin ? Pour nous, cet autre chemin est, d’une part, de s’appuyer sur l’emploi, le travail dans toutes ses dimensions, son efficacité créative à tous les niveaux, l’investissement venant en second et pour appuyer, accompagner l’emploi, au contraire de ce qui a été fait. D’autre part, c’est d’engager une véritable transformation productive écologique, à la fois verte, sociale et coopérative. Bref, tout le contraire de la rentabilité financière. Deuxièmement, est-ce que Biden va le faire sans écraser les autres pays ? On en doute car, malgré son retour dans les organismes multilatéraux, ces différents plans vont exacerber les rivalités et tensions économiques internationales sur les capitaux et sur l’épargne, et en particulier pousser à rejeter les autres dans la déflation parce qu’on va pomper sur eux une partie des richesses et parce que s’exerce le monopole de la monnaie commune mondiale. La troisième question est : va-t-il vraiment le faire et en avoir les moyens ? Ou va-t-il être conduit par le grand capital US, et les multinationales, à un échec, ou un semi-échec ? Et c’est la question de la cohérence entre objectifs, moyens et pouvoirs (notamment sur les entreprises) qui lui est posée, comme à nous en Europe et en France (comme aussi, soit dit en passant, en Chine…). Une cohérence réactionnaire qui est donnée, aujourd’hui par la rentabilité financière et à laquelle il faut donner de tout autres guides.


[1] On ne peut s’empêcher ici de citer Lénine (économiste, faut-il le rappeler) fustigeant dans Que faire ? ceux qui ne font que répéter les revendications « économicistes » ou « trade-unionistes » d’augmentation des salaires au lieu de se saisir de cette revendication pour poser la question de la conquête de pouvoirs politiques sur l’économie, pour une autre logique de son fonctionnement.

[2] Voir le dossier consacré à ces rencontres dans le numéro de janvier-février 2020

[3] Voir Yves Dimicoli, « Intégration commerciale en Asie (RCEP1), défi ou opportunité ? », Économie&Politique n° 796-797 (novembre-décembre 2020).