vendredi 9 juillet
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avec
Danièle Linhart, sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS, et
Frédéric Boccara, économiste, membre du comité exécutif national du PCF,
Il y a deux aspects dans la crise, c’est un moment de jugement et de réflexion (le mot « crise » vient de « jugement » en grec). C’est le moment conjoncturel, qui a commencé fin 2019. Mais il y a tout un travail de la crise, très profond, qui prend place à l’intérieur de toute une période de très longues difficultés d’ailleurs que Danièle décrit.
À partir de ce qui a suivi 1968, tu prends l’aspect que je qualifierai de subjectif. Nous avions avancé dès 1967-1968 l’idée de crise structurelle, puis systémique, du capitalisme. On a maintenant une nouvelle phase très violente. Double crise, inséparablement économique et sanitaire, premièrement. Nous parlons même de crises siamoises : on ne peut pas séparer les deux, avec une crise de civilisation en même temps. C’est-à-dire que beaucoup de questions de sens se posent.
Deuxièmement, la pandémie a démultiplié la crise, elle a été un catalyseur et un révélateur, mais le ralentissement économique et l’enflure financière avaient commencé avant. On oublie qu’en août 2019, avant le confinement, la Banque centrale européenne avait commencé à diminuer largement son quantitative easing. Mais dès novembre 2019, alors qu’on n’est pas encore dans la pandémie, elle le remet en vigueur parce qu’elle commence à s’inquiéter des difficultés. C’est bien sur un fond de difficultés montantes, et de fin de cycle moyen, qu’arrive cette pandémie.
Troisièmement, le vécu est fondamental. La domination du travail vivant est très importante, mais derrière, c’est vraiment la domination par le capital et sa logique avec les deux éléments, une domination par le capital, sa logique, ses pouvoirs, ses coûts, et toute l’idéologie néolibérale qui pénètre les mentalités et qui met chacun au même niveau.
Plus précisément – c’est mon quatrième point – on a une suraccumulation financière très profonde alors que les exigences sont tout autres provenant de véritables révolutions en cours des forces sociales productives, alors que la structure, et surtout la régulation résiste, voire s’envenime. Je mettrai en avant deux révolutions mais il y en a d’autres.
On est dans une révolution que nous nous appelons une révolution informationnelle, c’est à dire qu’en réalité, toutes les nouvelles technologies exigent une nouvelle façon de faire où les gens ne vont plus être traités comme une force de travail, comme des marchandises, mais comme des personnes qui vont apporter leur créativité. Ce sont les informations qui deviennent décisives.
Et ce que tu décris très bien Danièle, c’est qu’on leur donne l’impression qu’ils vont participer alors qu’on les domine encore plus. Le capital domine, ses exigences de rentabilité financière dominent contre les services publics, contre la production, contre l’emploi et même contre les mesures qu’on n’a pas prises à temps.
Et la deuxième révolution, c’est la révolution éthique, anthroponomique : on veut d’autres valeurs, une autre démocratie. C’est ça aussi la crise de civilisation, parce que la réponse a été un début de nouveau régime politique encore plus autoritaire. Contre, justement, ces exigences de démocratie. On aurait pu dire : réunissons des comités démocratiques citoyens sur les services publics, sur la santé, sur l’utilisation de l’argent qui est déversé dans les territoires… Non, on a fait plus d’autoritarisme d’un côté, et plus de « techno » secret de l’autre côté. Pour l’utilisation de l’argent au service du capital, qu’on présente comme quelque chose de complètement technique : « ne vous en occupez pas, on a mis l’argent, on a fait ce qu’il faut. L’économie, c’est la nature, ça ne se discute pas, on fait de la technique ».
Donc ça crée une crise encore plus forte dans les mentalités, un moment exprimant une crise très profonde qui demande un changement total de paradigme, je crois.
Danièle Linhart
Oui, c’est une critique très intéressante. En tant que sociologue, j’apporterai aussi d’autres éléments qui relèvent de l’idéologie.
Je pense que le capitalisme avance parce qu’il est en mesure de produire des idéologies qui convainquent énormément les membres des sociétés qu’il domine et il a une capacité extraordinaire pour transformer la société. En bon économiste que tu es Frédéric, je crois que tu ne mets pas en avant un aspect qui me paraît très important, c’est la catégorie du management. Le management, c’est ce qui permet de mettre en œuvre le capital puisqu’il permet l’exploitation de la force de travail. Le management se caractérise non seulement par le fait qu’il arrive à trouver des formes d’organisation technique, dans le cadre du travail, pour extraire la plus-value la plus importante possible de cette force de travail mais, en même temps, il est capable de produire des formes de contraintes et de contrôle qu’il arrive à légitimer et qu’il arrive, comme diraient certains hommes politiques, à rendre même désirables. Moi, je suis très frappée par la difficulté des gens qui ont des positions de gauche à avancer sur ce terrain de de l’idéologie.
Taylor, qui a été le premier artisan du management, se situait toujours au niveau du bien commun, au niveau de l’intérêt supérieur. Ce qui me frappe beaucoup quand on regarde de très près ses écrits et les effets historiques que s es écrits et son modèle ont produits, c’est qu’il a convaincu énormément de gens de gauche. Il a même convaincu Lénine qui a dit : c’est une forme rationnelle et scientifique d’organiser le travail, ça permettra à la classe ouvrière de gagner du temps et donc de prendre en main les rênes de la dictature du prolétariat. Bon, c’est devenu après le stakhanovisme. Il y a eu une pensée de gauche qui a été absorbée par cette idéologie qui prétend qu’il s’agit là d’une forme rationnelle d’organisation du travail, d’une forme qui s’appuie sur la science, alors que c’est complètement faux. Taylor est allé tout simplement piller les savoirs, les connaissances détenues par les ouvriers de métier pour les transférer aux ingénieurs qui ont conçu une forme d’organisation du travail la plus simple possible, c’est tout. Ford aussi a produit une idéologie paternaliste avec son five dollars a day, de l’argent qui permettait le développement du pays, de satisfaire les aspirations des ouvriers, d’acheter la fameuse voiture Ford.
Ford a également introduit un aspect extrêmement important, c’est l’intrusion dans la vie personnelle, la vie privée des gens. Il avait mis sur pied un corps d’inspecteurs du travail qui allait vérifier si les hommes étaient mariés – sinon, ils n’avaient pas droit au five dollars a day. Pour la bonne raison qu’ils couraient les filles dans les bistrots et qu’ils arrivaient fatigués, comme dit Ford, « sur mes chaînes de montage ». Voilà cette idée d’embarquer la société tout entière, que Gramsci avait bien analysée sous la forme de l’américanisme.
Produire une idéologie, produire un mode de vie, c’est ce que le capitalisme a été capable de faire et à travers le management qui lui est ce producteur de d’idéologie, en se situant à chaque fois au niveau des aspirations, des désirs, du bien commun, des intérêts supérieurs. En promouvant la société de consommation, la société des loisirs… rendre tout possible !
Quand on regarde du côté des tenants de la gauche qui remettent en cause un système totalement prédateur du point de vue des travailleurs qui sont mis au travail dans ce cadre-là, eh bien, il n’y a pas cette capacité de renouvellement de la rhétoriques oppositionnelle, de renouvellement idéologique. On a l’impression que les esprits de gauche sont restés englués, englués dans la glaise, la même historiquement construite au XIXe siècle et au début du siècle.
Mais par contre, du côté du management, qui est l’aile avancée du capitalisme, il y a une capacité de renouvellement. De partir sur la base de mea culpa successifs et, comme une espèce de de boa, de digérer toutes les formes d’opposition. Mai 68 que tu avais évoqué, c’est un excellent exemple de la capacité de se saisir de toutes ces aspirations pour refonder un management et une exploitation de la force de travail dans la continuité taylorienne, mais parée de nouveaux atours.
Je voudrais signaler quelque chose que tu as omis dans ton analyse et qui me semble particulièrement important. Tu as parlé du sanitaire, tu as parlé de l’économie, tu as parlé du social. Tu n’as pas parlé de l’écologie et je pense que cette dimension est totalement fondamentale, parce qu’on s’aperçoit maintenant plus que jamais que le capitalisme conduit l’humanité dans une un gouffre, dans un précipice où elle va disparaître parce que non seulement il y a cette dimension prédatrice à l’encontre des travailleurs – et des consommateurs, on le voit de plus en plus maintenant avec les neurosciences, la manipulation des prétendus désirs des consommateurs, qui sont également les travailleurs. Mais il y a aussi la prédation à l’encontre des ressources de notre planète qui réellement vont poser la question de la survie de notre espèce. Et du coup, moi ce qui me frappe, c’est que le capitalisme progresse en détruisant, je sais plus qui disait, il détruit et il construit…
Frédéric Boccara
Création destructrice, c’est Schumpeter.
Danièle Linhart
Mais maintenant il ne fait, on le voit, que détruire et il continue à se à se reproduire. Ça, c’est quelque chose qui doit nous alarmer et qui peut être mis au débat et poussé à la réflexion et à la prise de conscience. Non seulement de ce qu’on appelait la classe ouvrière, mais de tout un chacun, quelle que soit sa position.
Je pense vraiment avec une grande, disons, certitude sociologique et pas simplement citoyenne, c’est que ça doit pousser les uns et les autres qui sont parties prenantes du marché du travail à comprendre une fois pour toute qu’on ne peut pas continuer avec cette logique capitaliste qui est totalement prédatrice, qui est capable de se renouveler, de se renouveler jusqu’à peut être l’époque ou il ira à s’enfuir sur Mars ! mais qui entre-temps détruit absolument tout.
Frédéric Boccara
C’est bien, le débat se développe. J’ai volontairement sauté la crise écologique pour te permettre de critiquer ! Parce que ça, ça interpelle énormément le capitalisme, une autre production. Mais je voudrais insister sur le nouveau.
Il y a 68. Après 68, on le saute souvent et d’ailleurs une sociologue que j’ai en face de moi le saute un peu dans son livre, Il y a les années 70, puis après les années 80. Et dans les années 70, il y a deux choses, il y a à la fois une montée du syndicalisme qui reste, de façon traditionnelle, sur salaire sur la position du curseur plus ou moins favorable au le travail ; et il y a la montée, notamment chez les communistes et chez les économistes communistes, la montée de réflexions sur quelle autogestion ? quels nouveaux critères, quelle nouvelle façon de faire de l’économie ? Il y a eu cette alliance qui s’est faite d’ailleurs entre économie et politique, entre les économistes communistes et les ouvriers, puisque Aimé Halbeher, qui est celui qu’on voit en 68 parler en AG à Billancourt, faire le compte rendu, qui devient plus tard le responsable du Parti communiste à Billancourt, et qui a été rédacteur en chef d’Économie&Politique.
Aimé Halbeher qui dit, il n’y a pas longtemps, dans un témoignage qu’il a fait pour le décès de Paul Boccara, « nous, ça nous intéressait, cette question d’autogestion, mais avec la dimension opératoire et rigoureuse ». Et donc il y a, il y a un rendez vous qui ne- s(est pas fait entre économie et anthroponomie, aspirations autogestionnaire, qui s’est cherché, et qui a été refermé par une sorte de traditionnel trade unionism et par la social-démocratie, Mitterrand .Alors sont venues les années 70 et 80. Sous les coups, les travailleurs disaient, « « on veut conserver, conserver parce que sinon on va crever » et donc les années 80. Mais le nouveau que nous apportons, que j’ai gardé pour la bonne bouche parce que c’est les issues, on avance l’idée d’un nouveau paradigme de sécurité d’emploi ou de formation, comme un nouveau projet pour l’ensemble de la gauche justement, qui critique le léninisme. C’est très méconnu. On ne sait pas tout ça. La formation devient aussi importante que l’emploi, mais dans une liberté, pas la formation au travail, en subordination justement, mais c’est aussi le développement de soi mais dans une participation à la production sociale, aux activités sociales et au progrès des activités sociales. Donc en essayant de tenir ce que Marx appelait le royaume de la nécessité et le royaume de la liberté. Le royaume de la nécessité, c’est qu’il faut produire pour manger. Le royaume de la liberté, c’est hors du travail, forcément, ça ne peut pas être purement dans le travail.
Danièle Linhart
Ah !
Frédéric Boccara
Même si on peut mettre plus de liberté dans le travail, même si on peut émanciper, ce sera aussi ailleurs, c’est ce que dit Marx
Danièle Linhart
Aussi, ailleurs, aussi.
Frédéric Boccara
Oui, oui. Les pieds dans la glaise, mais le royaume de la liberté, il est forcément au-delà. Donc cette idée d’une sécurité d’emploi ou de formation, c’est à dire la sécurité, le dépassement du marché du travail, donc ne plus être précaire dans les mains du capital. Avec une mobilité maîtrisé entre travail, formation, non travail, une rémunération maintenue, c’est ça la sécurité aussi. La maîtrise de ce qu’on va faire mais donc la discussion des choix. Qu’est ce qu’on produit – l’écologie interpelle énormément. Qu’est ce qu’on produit, comment, pourquoi et de quelle façon avec les doubles besoins sociaux et écologiques, on peut pas séparer les deux.
Donc je crois que ce nouveau est très important, et le capitalisme s’est transformé lui aussi. Donc, dans cette révolution informationnelle, on est au-delà du taylorisme, bien au-delà. Même si on utilise les modes de pensée du taylorisme d’une certaine façon, et qu’on les pousse à la limite de façon dialectique. Mais on est au-delà. Pour prendre un exemple simple, qui peut parler à chacun, quand Taylor chronomètre, c’est un geste qu’il va chronométrer. Un geste, ça permet un contrôle, d’une certaine façon : on voit le geste, comment il doit être fait, etc., le répliquer.
Quand c’est tout ce qui est informatisation, il y a une matière derrière, mais ce n’est pas tangible, donc on ne voit pas de geste. Ce sont des opérations du cerveau humain qui sont remplacées par l’ordinateur, des transformations d’informations. Donc, c’est savoir résoudre des problèmes, c’est communiquer, c’est échanger, et de plus en plus ça va être ça. On ne peut pas contrôler les gestes, et donc, au travail, on a les entretiens d’évaluation. C’est « être capable de », « avoir un potentiel pour » c’est « compétences », avec leur transformation, qui viennent par-dessus les qualifications.
Donc il y a toute une transformation du travail et qui va amener à mobiliser beaucoup plus les consciences, pour les dominer au service du capital ; mais il y a une contradiction majeure parce qu’il faut leur faire partager les objectifs du capital, alors qu’avant on pouvait faire le geste malgré soi.
Et donc c’est pour ça qu’il y a une sorte d’exacerbation de la logique, et nous pensons à la Revue que nous devons prendre cela au sérieux, et rivaliser sur l’efficacité.
Alors c’est monté dans la société, et tu le dis dans ton livre, sur la santé, par exemple, parce qu’il y a il y a un double discours souvent : « Ah, c’est pas beau les chiffres, c’est pas beau l’efficacité, mais on sent bien que la santé n’est pas efficace ». Et les travailleurs ? Ils montrent souvent une autre forme d’efficacité.
Et donc cette question de l’efficacité, des critères d’efficacité est à prendre au sérieux. Nous disons « économies de capital matériel », au lieu d’écraser les femmes et les hommes, donc productivité du capital, et non productivité du travail. Donc des chiffres, il en faut mais maîtrisés.
Le management est peut être entre les deux, entre le marteau et l’enclume. Il est les deux choses, il est celui qui doit exécuter les ordres et il est aussi travailleur et salarié, qui va permettre la coopération productive une fois que ça a été décidé.
Et donc il est un énorme enjeu. Moi je pense que quelque part on est comme au XVIIe ou au XVIIIe siècle, quand la bourgeoisie était coupée entre la très haute bourgeoisie qui avait décidé de collaborer – collaboration de classe – avec l’aristocratie et avec la petite bourgeoisie – je ne parle même pas de la paysannerie. Et cette scission des cadres à l’intérieur du même du management exprime au contraire une crise de la bourgeoisie qui a besoin de saisir le management, qui connaît les choses et qui travaille. Et même elle va le rémunérer avec du capital. Récemment, il y a un article de chercheurs du NBER américain qui prétend que le travail devient du capital.
L’échec fondamental de ce système est patent, il faut le prendre en compte, ce n’est pas seulement qu’il est inhumain parce qu’il pourrait être inhumain et pouvoir continuer à avancer. Mais d’abord, il est inhumain non seulement pour les travailleurs mais pour tous les êtres humains de la planète. Et je partage tout à fait, je pense que la crise écologique a un interclassiste, transclassiste.
Danièle Linhart
Tout à fait
Frédéric Boccara
J’ai connu, au CESE dont j’ai été membre pendant un temps, un membre du groupe du patronat qui dit à la CFDT : « vous dites que votre affaire est compatible avec la rentabilité financière ? Je ne le pense pas, et donc faut peut être s’y prendre autrement ». Et je voyais une inquiétude dans sa tête.
Danièle Linhart
Bien sûr, c’est une histoire de survie.
Frédéric Boccara
Voilà, sa survie personnelle, comme autrefois quand un juif patron partait comme Dassault dans les camps, il était menacé dans son être par le système, mais là, c’est plus profondément le système encore qu’en 1940, mais on ne le voit pas.
Cette recherche d’un autre système exige, je pense, cette idée non pas seulement de lever la subordination, mais d’une sécurité d’emploi ou de formation et donc une transformation cohérente – parce qu’en 68 on a eu une transformation incohérente – donc toucher à la fois les objectifs sécurité d’emploi, de formation et autres productions écologiques, les moyens financiers et les pouvoirs. Mais pas seulement, les pouvoirs, les moyens financiers. Et c’est ça le monopole du capital et peut être c’est ça à l’intérieur du management : il y a ceux qui peuvent discuter des moyens financiers et ceux qui ne discutent pas de moyens financiers.
Danièle Linhart
Oui. Alors quand j’évoque le management, ce ne sont pas les managers nécessairement, c’est cette idée qu’il faut manager la force de travail, et donc il faut mettre en place un modèle qui puisse résoudre cette question fondamentale : comment faire travailler de la façon la plus rentable des hommes et des femmes qui ont leurs propres valeurs professionnelles, morales, citoyennes, et puis qui ont aussi leurs intérêts à défendre, c’est à dire ne pas s’user prématurément ? C’est vraiment extrêmement complexe d’utiliser comme ressource productive cette force de travail humaine.
Et donc le management permet de résoudre cette équation difficile, comment les rendre rentables et les obliger à travailler comme s’ils n’étaient pas des gens avec leur propre leur propre existence subjective, objective, et leurs propres besoins, leurs propres aspirations ? Alors voilà, le management, c’est ça, c’est comment, en gros légitimer.
Alors tu disais, avant c’était, avec le taylorisme, relativement facile parce qu’on contraignait et on contrôlait les gestes et on n’avait pas besoin de du consentement des ouvriers. Ce n’est pas tout à fait vrai, du point de vue sociologiques et ergonomique, parce qu’on sait très bien que dans les situations les plus tayloriennes, compte tenu du fait…
Frédéric Boccara
… que le travail prescrit, n’est pas le travail réel…
Danièle Linhart
Mais oui, mais si les collectifs de travailleurs ne déployaient pas des trésors d’inventivité pour produire les savoir-faire adaptés, les partager, les transmettre aux jeunes qui arrivaient, des savoirs qui non seulement leur permettaient de se sentir exister justement, en tant que personne humaine, mais aussi en tant que producteurs et à distance de ces ingénieurs qui se croient tout puissants, alors qu’en réalité, il suffirait de faire une grève du zèle, c’est à dire faire tout ce qu’on on demande aux ouvriers de faire, tout ce que le management demande aux ouvriers de faire pour que rien ne marche. Tout cela ne fonctionnait parce que parce qu’il y avait un consentement vécu comme une résistance subjective . C’est là le piège – terrible, je dirais presque comme une malédiction – dans lequel est pris chaque travailleur. C’est-à-dire que pour donner du sens à ce qu’il fait pour rendre sa vie au travail supportable, il est obligé de donner intelligence et vie à ces consignes, à ces prescriptions tayloriennes qui sont abstraites et qui le considèrent comme un simple exécutant qui n’a aucun droit sur son travail.
Il est obligé, pour trouver sa survie mentale et sa dignité de producteur, de pérenniser un modèle qui, sans tout son travail supplémentaire, ne pourrait pas exister. Je pense que toute la période taylorienne a bénéficié de cet aspect-qui fait que même dans l’opposition, dans la résistance, dans le vécu le plus contestataire possible, les ouvriers renforçaient ce système. Parallèlement, les organisations syndicales, elles, en ne revendiquant que sur le contrat de travail, c’est à dire essentiellement le salaire, la réduction éventuelle de la durée du travail et les primes, laissaient les mains libres au patronat pour réorganiser de la façon la plus rentable le procès de travail. Les organisations syndicales étaient très combatives mais dès qu’il y avait un aspect délétère dans l’organisation du travail, plutôt que de demander son éradication, les militants mobilisaient tout le monde, montaient au créneau et arrachaient des primes, des indemnisation : prime de toxicité, d’insalubrité, de travail, de nuit, de travail à la chaîne, de travailler en équipe…
La détérioration était compensée par ce qu’on appelait à l’époque la rétrocession des profits vers les salaires. Mais personne, au niveau syndical, ne voulait remettre en question ou se mêler même de l’organisation du travail.
Ces deux aspects, plus le fait que les travailleurs prenaient conscience que malgré tous les efforts qu’il qu’ils déployaient au sein des collectifs en termes de d’opposition et de dire, c’est nous qui savons, c’est nous qui sommes les véritables producteurs, c’est grâce à nous que le que le modèle fonctionne, etc., tout cela ne débouchait sur aucune amélioration puisque même les syndicats ne demandaient pas d’améliorations réelles mais les monnayaient.
C’est ça qui explique pour partie mai 68 dans le monde industriel occidental, qui a été particulièrement fort en France parce que face aux organisations, au Parti communiste, puissant à l’époque en France, le taylorisme s’est davantage développé comparativement à d’autres pays, parce qu’il fallait contraindre, il fallait contrôler la classe ouvrière. 68 a été une explosion parce qu’ils disaient « on n’y arrivera pas, on n’y arriverait pas, ni avec les syndicats, ni avec les collectifs. On déploie de l’opposition, etc. à travers le travail réel, mais ça ne fait que renforcer ce que les économistes de la régulation ont appelé le cercle vertueux fordien, c’est à dire que voilà, les organisations syndicales réclament des augmentations de salaires, mais c’est très bien parce que là productivité augmente et qu’il y a de plus en plus de biens de consommation qui arrivent sur le marché, il faut donc que les salaires augmentent.
Ils montrent que c’est un cercle vertueux où tout le monde contribue alors que les syndicats et les travailleurs essayent de s’opposer, avec cette conviction que ce système est mauvais, que le système taylorien capitaliste est mauvais, que l’ordre capitaliste dans les entreprises est mauvais, qu’il est injuste pas normal. C’est ça qui se décrypte aussi au sein des collectifs de travail : « on va leur montrer, on va se mobiliser, on va se transformer en acteur collectif, etc.
Cela va donner mai 68. Comme je l’ai dit dans mon livre, mai 68 est une espèce de pacte de Faust, c’est à dire que les ouvriers ont vendu leur âme collective au diable.
Frédéric Boccara
Tu sous-estimes toutes les batailles de contre-propositions dans les années 70, 80, sur une autre logique.
Danièle Linhart
Non parce que la réaction de de la CFDT et de la CGT – parce que là CFDT était assez intéressante à l’époque parce qu’elle disait, « c’est l’organisation du travail qui est désastreuse. Il faut se concentrer là-dessus », quelles étaient leurs propositions les plus fortes ? En réalité, c’était de dire, c’est un slogan in fine, « les vrais experts de l’organisation du travail, ce sont les ouvriers ».
Frédéric Boccara
Mais ça, c’est la CFDT dont tu parles.
Danièle Linhart
Non parce qu’après, en 1978, la CGT a développé la même idée avec les conseils d’atelier.
Frédéric Boccara
Mais je ne parle pas de ça moi, mais les années 80, regarde les travaux de Claude Didry, de Lojkine, sur des projets industriels, des projets alternatifs. Produire autrement ? C’est ça les contre-propositions.
Danièle Linhart
Ça, c’est encore, autrement, l’opposition, l’autogestion. Elles ne disent rien sur l’organisation du travail, au point que les SCOP…
Frédéric Boccara
… mais je ne te parle pas des SCOP, je te parle des batailles pour des productions alternatives, Neyrpic par exemple, les travailleurs de l’hydroélectricité, on va produire autrement et en recrutant plus de travailleurs et d’autres recherches…
Danièle Linhart
Non, mais aucune proposition concrète sur l’organisation du travail, à part les groupes autonomes de production qui ont été copiés sur ce qui se passait dans les pays comme la Suède ou ça n’a pas duré. Je pense qu’il n’y avait pas une pensée construite.
Ce que je veux dire, c’est que 68 a été récupéré par le patronat français parce qu’il a compris qu’il fallait inverser le rapport de forces…
Frédéric Boccara
… Il a fait du judo…
Danièle Linhart
… donc, il a dit – ça a été un trait de génie – individualisons, atomisons, personnalisons le travail. Et puis on va essayer d’arracher le consentement dont tu parlais parce que le taylorisme a survécu. Si tout s’est transformé, le travail intellectuel est soumis à des procédures, des protocoles, des process, des « bonnes pratiques », il est enfermé dans des dans des logiciels, qui le contraignent, qui le piègent.
Frédéric Boccara
Et ça fait partie de la crise parce qu’on le traite comme du geste alors qu’il n’est pas du geste.
Danièle Linhart
Mais je suis d’accord, mais pour te dire que le taylorisme, il s’applique. Pas seulement au geste, il s’applique très très bien au travail de la pensée.
Frédéric Boccara
Il ne marche pas. On veut l’appliquer, mais ça ne marche pas.
Danièle Linhart
Avant non plus, ça ne marchait pas le truc du geste.
Frédéric Boccara
Mais justement, déjà, quand dans le geste, quand dominait le geste, le fait de pas être tout à fait sur le geste, ça marchait quand même parce que y avait tous ces éléments de liberté. Mais quand ce qui domine, c’est le non-geste, c’est l’informationnel, on a une crise d’efficacité terrible.
Danièle Linhart
Là, je ne suis pas d’accord. On a une crise d’efficacité par rapport à une finalité sociale, oui ! mais on n’a pas une crise d’efficacité par rapport à la question de la rentabilité, non.
Frédéric Boccara
La rentabilité est en crise aussi.
Danièle Linhart
Pas tellement. Les entreprises dégagent énormément de profits.
Frédéric Boccara
Quelques grosses ! Mais l’ensemble du capital est en difficulté, qui plus est avec son gonflement effroyable qui peut contrecarrer les hausses de profits.
Danièle Linhart
Non, non, je crois pas, je crois pas. Je crois que c’est la finalité sociale qui est en difficulté. Je crois que c’est la finalité sociale qui est en difficulté. Regarde les hôpitaux, on recherche la rentabilité. Et puis ce qu’on ne recherchait pas du tout auparavant, mais au prix d’un sacrifice, de la qualité du soin, euh voilà, mais donc c’est la finalité sociale qui en prend un coup. La rentabilité financière est beaucoup moins pénalisée que la finalité sociale, de ce simple fait de la de la taylorisation de la pensée et du fait de vouloir imposer à ces professionnels, qui peuvent être des grandes écoles, des modalités de travail qui ont été concoctées par des experts des grands cabinets de consultants internationaux et qui leur arrivent comme un déni total de leur professionnalité. Et alors justement comme ce que tu disais, on demande aux gens d’avoir des compétences, d’être réactifs, pour aménager tout ça, mais pas pour être de bons professionnels. Ce qu’on demande aux salariés, c’est d’être résilients, c’est à dire d’accepter, de prendre des coups et, malgré les coups, de faire du bon travail rentable.
Il y a une tension terrible entre d’un côté le travail qui reste taylorien et qui s’est saisi de cette professionnalité, y compris des cadres, des cadres supérieurs. C’est pour ça qu’à mon avis, c’est intéressant de s’adresser aussi à eux parce qu’au vu de la manière dont le leur travail est malmené et du point de vue dont leurs enfants sont menacés par les questions écologiques, ils sont tout à fait capables de comprendre qu’il y a un sursaut à avoir maintenant pour s’opposer au capitalisme tel qu’il nous a dévorés jusqu’à présent.
Les salariés sont maintenant dans une tension extrêmement forte entre d’un côté un travail qui reste prescrit selon l’économie des temps et des coûts en permanence, que de Taylor et d’un autre, une prise en charge, une forme de mobilisation psychologique narcissisante : « montre-nous qui tu es, dit on aux jeunes cadres qui sont embauchés, montre nous qu’on a qu’on a bien eu raison de de te faire confiance, que tu es quelqu’un de de loyal et qui va faire progresser notre entreprise, etc ». Alors il y a tout ce discours avec la DRH, de la bienveillance et du bonheur, qui est énorme, qui coûte beaucoup d’argent, et de l’autre côté on leur dit « allez, réussissez, devenez heureux en faisant votre travail », mais quel travail ? Un travail qui qui tue, un travail qui rend fou, un travail qui donne, qui donne le burn out et qui met dans des conflits éthiques énormes…
Frédéric Boccara
… pour quel but ?
Danièle Linhart
… parce que, comme tu le soulèves à très juste titre, on peut se poser la question de : Pour quel but ?
Frédéric Boccara
On partage beaucoup de choses et puis on a des différences. C’est intéressant parce que c’est comme ça qu’on avance les uns et les autres, avec les gens, ça les ouvre aussi. Et oui aussi mais c’est une réalité avec plusieurs facettes,
Danièle Linhart
… bien sûr, bien sûr, et puis on n’a pas la même discipline…
Frédéric Boccara
… on fait comme du cubisme, ça permet d’intervenir…
Danièle Linhart
Espérons qu’on a le même talent qu’eux !
Frédéric Boccara
Le travail source de créativité et de richesse et on ne veut pas le voir. On pourrait montrer comment on apprend aux ingénieurs, en les récupérant du côté du capital, que le travail crée de la richesse, c’est le capital aussi, de créer de la richesse. On prétend que chacun crée un peu, on colle ça ensemble (« travail », en fait travailleur, et capital) et ça va marcher ! Ça ne marche pas du tout.
Même Piketty croit ça, c’est la vision néoclassique, un peu de travail, un peu de capital, ça fait la richesse comme si c’était un collage de deux choses qui préexistent. Mais, comme je le dis à mes étudiants, il suffit de mettre moi et un bulldozer dans un terrain vague pour que ça marche ? Revenez le soir : au mieux, j’ai rien fait, il s’est rien passé, au pire j’ai essayé de faire fonctionner le bulldozer, j’ai tout cassé, on a perdu de la richesse ! Donc en réalité c’est comment le travail humain va avoir sa richesse, sa créativité démultipliées par la machine. Mais comment la dépense de travail humain et comment cette articulation se fait et comment, après, on l’organise, toute une coopération dans l’entreprise avec des buts, des rétroactions, c’est une alchimie comme disait Marx, il faut rentrer dans le laboratoire derrière, et dans l’arrière-cuisine pour comprendre ce qui se passe.
Ce n’est pas du tout un collage. Si c’était le cas, à la limite il suffirait de baisser le coût d’un des deux pour que ça marche. Mais là comme les deux sont articulés, si tu baisses le coût du travail, ça ne marche pas, au contraire ça dégrade l’ensemble. Donc c’est une source de créativité.
Deuxièmement, on nie tout le spécialiste ou le savoir, etc. là où il devient hyper dominant et là où on peut dire qu’on a réussi, dans un mouvement dialectique, à remplacer tout ce qui est remplaçable etc. Et donc reste, ce qui reste très très unitairement humain, idiosyncrasique comme on dit dans les manuels d’économie. Gori montre très bien comment on nie les professionnels et dans un certain nombre de métiers, c’est terrible la contradiction entre les professionnels, l’éthique, le savoir et puis ce qu’il faut faire. Mais partout, ça monte parce que même les ouvriers deviennent informationnels et ouvriers à la fois. Ils disent, « mais je peux pas faire ça, ça ne va pas marcher ».
Mais j’insiste, on le traite avec la vision du taylorisme, avec les outils du taylorisme ou du néo taylorisme, alors qu’en réalité monte quand même, de façon dominante bien plus qu’avant, monte le besoin de traiter tout autrement. Parce que si le taylorisme, comme tu le dis, c’est l’économie des temps de travail vivant immédiats, c’est l’aveuglement sur le gâchis de capital et l’enjeu de l’économie de capital et de matières, qui renvoie à l’écologie et qui est fondamental en économie
Mais l’enjeu de la formation et développement des capacités humaines et de leur apport aux décisions de production, à ce qu’on fait, comment, devient décisif alors qu’il est nié par le système – un peu récupéré – mais on sera d’accord pour dire que globalement, il est nié. Donc nous pensons, à la revue, que c’est ça qu’il faut retourner aujourd’hui. C’est pour ça qu’on avance vers l’idée d’une sécurité d’emploi et de formation. Dans notre conception, c’est dépassement du marché du travail. Donc c’est, entre autres, dépasser non pas le lien de subordination au sens où une fois qu’on a décidé,. on va, on va voir comment on produit ensemble et puis on a des rétroactions, on va re-décider, bien sûr, mais le lien de subordination au sens de subordination au capital et aux objectifs du capital.
C’est ça qui est fondamental parce que le rôle du capital et de la masse du capital est considérable. On peut discuter sur rentabilité. Il y a un certain nombre de grandes entreprises qui arrivent à relever leur rentabilité en écrasant les autres. Globalement, la société, elle, patauge, elle est engluée dans la crise financière, la suraccumulation financière vient bouffer l’ensemble. Quand on produit, maintenant, le capital financier double de valeur, il faudrait faire deux fois plus de profits pour le même taux. Ça ne marche pas. Donc ils ont d’énormes difficultés à tenir l’ensemble. Ils vont de façon claudiquante et très empoisonnée, donc il y a besoin de régulation nouvelle.
Tu as parlé des régulationnistes. C’est l’école parisienne de la régulation, Boyer, les gens du CEPREMAP. Paul avait avancé l’idée de régulation en économie, plus tôt encore, comme la biologie aussi, disait il, avec des corrections, des régulateurs, dès, je crois, 1971. Le capital est au centre de cette régulation et le taux de profit. Donc, régulation avec d’autres critères. Mais on peut le prendre d’une autre façon : dans notre société, quand il y a une difficulté, on jette les femmes et les hommes. C’est la masse salariale qui sert de variable d’ajustement, on la pressure encore un peu plus. Et puis on va investir, mettre du capital, et inch Allah ! demain, on emploiera ou vous irez mieux ? Mais il faut inverser les régulations. Ça voudrait dire qu’en cas de difficulté, on garde les gens, on fait recherche, formation, pour une autre production et, à ce moment-là, embauche, formation, et de l’investissement qui va accompagner, et peut être baisse du temps de travail aussi, bien sûr. Donc, on va partir des fins d’une certaine façon.
Dernier point, nous avançons beaucoup l’idée que peut être on pourrait avancer par des institutions nouvelles, tout de suite branchées sur la démocratie, sur l’exigence de démocratie qu’on voit par exemple dans le, dans la santé, avec les exigences de de démocratie sanitaire. Nous avançons l’idée pour les régions mais aussi au niveau national, de conférences permanentes pour l’emploi, la formation, la transformation, productive, écologique, à des niveaux territoriaux – pas seulement dans l’entreprise, parce qu’il faut traiter l’entreprise comme faisant partie de la société – jusqu’au niveau national, et il faudrait traiter les coopérations internationales bien évidemment. On va mettre ensemble les différents acteurs, aussi bien les travailleurs que les gens des services publics, que l’État, que les représentants patronaux, que les banques, mais aussi les associations écologiques, les associations de chômeurs, les associations d’usagers (pour l’hôpital, les associations d’usagers sont fondamentales) : expression des besoins, discussions sur les moyens qui existent, financiers, prise d’engagements et correction et suivi de ces engagements, ou pas.
Mais pour ça, il faut à la fois des savoirs comme ceux que les services publics doivent amener, il faut une culture nouvelle qu’on peut nous, éventuellement, apporter, par la politique, par l’interaction. Pas selon les intellectuels, par la politique. J’insiste, c’est l’interaction entre intellectuels et mouvements, luttes.
Il faut des idées mais aussi des moyens financiers autres que le capital, c’est à dire des moyens financiers qui ne vont pas demander du profit. C’est pourquoi nous insistons beaucoup sur le fait que ces conférences régionales, nationale, emploi, formation et transformation productive devraient avoir des fonds à leur disposition, des fonds bancaires qui ne vont pas chercher le profit. La révolution monétaire, qui est une révolution au même titre que la révolution informationnelle ou la révolution écologique, libère la création monétaire pour qu’on en fasse autre chose. On l’a vu avec la Banque centrale européenne, mais finalement on n’en fait pas autre chose, on fait des choses pour colmater.
Changer la logique ! et là on sera peut être d’accord par rapport à ce qu’une certaine gauche pourrait dire : « Ah moi, si je suis élu président, je réunirai une conférence salaires ! ». Oui, je veux bien. Salaires mais aussi : emploi, formation, transformation productive. Il faut prendre les choses à un très haut niveau ! Et ça va faire salaires bien sûr. Donc là-dessus on pourrait, mais en conjuguant besoins, pouvoirs et de l’argent disponible, ce dernier va non pas décider « il me faut du profit » mais, au contraire permettre de poser tout le débat sur les critères d’efficacité, qu’est-ce que c’est, éthiquement, qu’on veut comme nouvelle efficacité ? Qu’est-ce que c’est, le but qu’on s’est donné ensemble ? Et puis on ajuste.
Alors c’est difficile, mais voilà l’idée qui, à notre avis, pourrait emmener sur un chemin d’issue à la crise.
Danièle Linhart
Oui, c’est très intéressant. Alors moi, simplement je poserai, je voudrais comme tu l’as fait d’ailleurs, l’enjeu fondamental du lien de subordination à ce que tu appelles la préoccupation sécurité d’emploi, formation autre autres, transformation de la production. Alors je n’entends pas, dans la transformation de la production, la question de l’organisation du travail, toujours. Il y a une espèce de constante chez tout le monde à évacuer cette organisation du travail. Je comprends que c’est extrêmement complexe parce que malheureusement nous n’avons pas de contre-modèle dans le monde. Il y a pas de contre-modèle justement, parce que, par exemple, l’Union soviétique, elle, a introduit le taylorisme, qui est devenu le stakhanovisme. En Chine, ça ne s’est pas passé de de façon différente, donc il n’y a pas cette existence d’un d’un modèle vers lequel on pourrait se tourner en disant, voilà, il y a des prémices.
Frédéric Boccara
Il faut inventer.
Danièle Linhart
Voilà, il faut absolument l’inventer. C’est exactement la conclusion à laquelle je suis arrivée, l’organisation du travail, il faut l’inventer, et c’est pour ça que je crois les organisations syndicales durant les 30 Glorieuses n’ont pas non plus essayé de se saisir de cette question de l’organisation du travail, parce que, d’abord, c’est extrêmement complexe et difficile à inventer. Puis n’elles avaient pas trop le temps. Et puis c’est vrai que l’augmentation des salaires à cette époque là, c’était un enjeu fondamental aussi. Les ouvriers voulaient justement comme tu le disais, compenser la difficulté de la vie au travail par une société de de loisir et d’abondance.
Mais moi, je pense que si on veut sortir de de de tout ça, si on veut parvenir à enclencher vraiment des prises de conscience et mettre en œuvre un processus de réflexion collective sur ce que pourrait être un autre travail, c’est à dire une autre forme d’organisation du travail et d’autres finalités productives, il faut d’abord gagner une bataille idéologique parce que je ne sais pas ce que vous en pensez, mais en France, c’est le constat que je fais d’un point de vue sociologique, nous avons une opinion publique qui n’est pas du tout favorable aux travailleurs, aux gens qui qui travaillent, non, pas du tout.
Frédéric Boccara
Avec le confinement, ça a peut être bougé.
Danièle Linhart
Oui, il y a eu cette espèce d’héroïsation, mais ça c’est quelque chose qui n’est pas durable, c’était quelque chose de très éphémère.
Frédéric Boccara
… parce qu’on ne la travaille pas…
Danièle Linhart
Mais oui, oui, mais pas durable, parce que l’opinion publique n’est pas construite autour de la prise en compte de la difficulté que vivent la majorité des Français lorsqu’ils travaillent. Ça, c’est quelque chose qui a commencé – on peut en retracer l’historique – en 1984 avec cette fameuse émission de d’Yves Montand, Vive la crise ! qui était sur la 2, avec ensuite une reprise dans Libération. Ça a fait des millions de ventes. Et quel était le message porté par cette émission ? c’était : « il est temps que les Français se retroussent les manches, qu’ils comprennent qu’ils sont des favorisés dans le monde. Il faut se comparer à la Chine, à l’Inde, à d’autres pays et comprendre que nous ne devons pas rester arc-boutés autour de nos privilèges, de nos garanties, de nos protections, qu’il faut y aller. Voilà ça, c’est le message qui est passé en 1984 par Yves Montand, et puis, qui a qui s’est développé, et ça a été une constante.
Raffarin, du Québec, (ce qui a été considéré comme quelque chose de tout à fait non conforme parce qu’on ne critique pas la France de l’étranger), a dit « il faut que les Français cessent de considérer la France comme un parc d’attraction ». Après, ça a été la campagne de Sarkozy, la « réhabilitation de la valeur travail ». Et moi, j’étais dans nombre de colloques où il y avait des directions d’hôpitaux, des gens qui représentent la direction de l’hôpital, qui disaient « Oui oui, les Français, arrêtez quand même, hein, nous on est plus aptes à défendre nos acquis que vraiment à s’engager dans le travail. Et puis après, il y a eu aussi un développement de l’idée qu’on pouvait quand même montrer les fractures sociales et qu’il y avait les « grands privilégiés », les fonctionnaires ! Alors ça a été la ruée sur les fonctionnaires, quasiment la cinquième colonne, les parasites, vraiment. C’était inadmissible, mais c’est terrible. Moi, j’ai entendu à un moment donné des fonctionnaires qui étaient en larmes et qui disaient, « mais on bosse comme des dingues. Pourquoi est-ce qu’on fait de nous les privilégiés qui pompons toutes les finances de la France ? ».
Après, on a opposé les précaires aux salariés qui « bénéficiaient » des contrats à durée indéterminée. Après, tout s’était opposé tout, tout ce monde qui travaillait au chômeur, vous « Regardez les chômeurs et de quoi vous plaignez vous ? » ^c, c’est quelque chose qui est fondamentalement ancré dans les esprits français. en France, il y a pas lieu de se plaindre quand on travaille bon et ça, c’est complètement démenti, évidemment, par toutes les enquêtes sociologiques, psychologiques, ergonomiques, qui se font sur les milieux de travail, et par ce que les médias ont même mis en avant, la souffrance au travail, les suicides au travail, les burn out, etc.
Moi, je me souviens, à un moment donné, je faisais partie de l’Observatoire du stress et des mobilités des Français, et je parlais de France Télécom à une radio. Un auditeur prend la parole et me dit : « est-ce que vous pensez que je peux aller dans une agence et porter mon téléphone à réparer sans que je fatigue trop l’agent de France Télécom, l’agent d’Orange ? »
Frédéric Boccara
Oui, on l’appelle Orange quand il y a des profits, et France Télécom quand il y a des suicides, m’a dit un syndicaliste.
Danièle Linhart
C’est ça. Cet auditeur avait donné son nom, donc il n’avait pas honte de se moquer alors qu’on parlait des suicides de France Télécom, mais encore, et après, d’Orange ! Et voilà, on se moquait, il se moquait des travailleurs d’Orange !
Malheureusement, les personnalités politiques de gauche ne prennent pas la mesure de la nécessité du travail qu’il faut sur les esprits pour les convaincre que, comme on le sait en réalité, nous avons l’intensité horaire une des plus élevés au monde.
Frédéric Boccara
Mais c’est ce je disais, c’est productivité du travail. On est champion du monde en productivité apparente du travail, c’est à dire « faire suer le burnous » pour parler simplement, en productivité par tête. Mais pas en productivité du capital.
Danièle Linhart
Je ne suis pas convaincue de ça. Regarde : pourquoi, est-ce que tant d’étrangers investissent en France maintenant ?
Frédéric Boccara
Parce que tu résumes productivité à profit, à rentabilité, mais productivité c’est toutes les richesses créées avec le capital, donc toute la valeur ajoutée. Eh bien oui, on est en crise. Les crises d’efficacité, c’est comme ça.
Danièle Linhart
D’accord.
Frédéric Boccara
Tu as peut être connu ce moment-là des années 1972, 73, 74 à l’INSEE via les gens du CEPREMAP… L’INSEE dit « la crise, ce n’est pas le pétrole, c’est la productivité du capital ». L’Insee met le rapport sous le coude. Le rapport sort, Le Monde met un an avant d’en parler ! en parler donc c’est productivité du travail, on est champions avec la Corée du Sud.
Donc ces ponts nécessaires entre le vécu sociologique et l’interprétation économique sont importants parce qu’ils peuvent amener sur des outils de gestion.
Danièle Linhart
D’accord, tu vas voir, mais moi, ce qui m’intéresse, c’est de travailler pour aider cette opinion publique à prendre conscience de la réalité de ce qui se joue dans le monde du travail. Vraiment.
Il y a aussi cette question qui est souvent méconnue, mais que c’est en France, parmi les pays européens, que les gens disent accorder le plus grand intérêt au travail comparativement à d’autres activités. Nous sommes les deuxièmes en Europe à dire « oui, c’est le travail qui compte le plus pour moi, comparativement à la famille, la religion, les arts… ». Donc il y a une volonté de s’engager dans le travail qui est extrêmement forte en France. Philippe d’Iribarne l’avait bien identifié, à travers cette idée de l’honneur au travail, c’est à dire que les Français mettent leur honneur dans le travail, ils veulent faire du bon travail, ils veulent pouvoir être fiers de leur travail, se reconnaître dans ce qu’ils font, être reconnus pour ce qu’ils font. Donc c’est très important.
Et malgré ça, on a une opinion publique totalement décalée, des Français qui disent « Voilà, nous, on est des privilégiés ». Alors que véritablement ce qui se joue en France, c’est un désastre social, c’est un désastre sanitaire aussi, même au travail.
Deuxième point très très important. Pour accélérer cette idée qu’on peut changer les choses, il faut mettre prendre la pelote et commencer à tirer un fil. Tes outils de gestion, c’est à peu près la même logique
Frédéric Boccara
C’est ça, c’est ça. Mais des outils de gestion que les luttes rencontrent auxquels ils se confrontent, Pas « mes » outils, pour que tout le monde comprenne.
Danièle Linhart
Je crois qu’on a la même posture par rapport aux grandes déclarations sur la fin du capitalisme. On les formule depuis longtemps, ces grandes déclarations, le capitalisme est dangereux, c’est pire que fumer pour la santé etc., la fin du capitalisme qui est profondément injuste, etc.
Bon moi je crois qu’il faut prendre la pelote et sortir tirer un fil pour que les prises de conscience commencent, que les gens s’éveillent et rentrent dans un débat. Et je pense que pour tirer la pelote il faut proposer comme revendication principale la fin du lien de subordination, parce que ça peut parler aux gens. Pourquoi ? Ce lien de subordination qui veut dire que dès que tu signes ton contrat de travail, tu acceptes d’obéir quoi qu’il arrive à ton supérieur hiérarchique et à ta direction, sinon tu peux être licencié pour faute professionnelle, c’est quelque chose qui est contraire aux principes politiques de la démocratie politique dans laquelle nous sommes.
Nul ne peut appartenir à autrui et donc on doit conserver son libre arbitre et l’usage de soi librement. Il n’y a plus d’esclavage, il n’y a plus de servage possible, donc nul n’appartient à personne. Donc cette subordination qui est vécue douloureusement, qui conduit au suicide, qui peut expliquer le harcèlement sexuel, qui peut expliquer le harcèlement moral. Oui, bien sûr, mais même sexuel. J’ai fait des enquêtes dans les entreprises où je peux dire que les ouvrières me parlaient de harcèlement sexuel en disant « on ne peut rien faire parce que sinon c’est la porte ».
Frédéric Boccara
Oui, donc c’est plus que subordination, c’est chômage .
Danièle Linhart
Non, non ! Avant d’arriver au chômage, il y a « la porte » !
Frédéric Boccara
Mais « la porte », c’est le chômage !
Danièle Linhart
Non là, c’est une inversion des causalités.
Frédéric Boccara
C’est les deux. Il y a deux pieds, il ne faut pas sauter à cloche-pied.
Mais pas du tout ! La subordination fait, quoi qu’il arrive, chômage ou pas, j’insiste… Ce n’est pas comme ça que tu mets fin à une carrière professionnelle, que tu mets fin à l’investissement dans une entreprise, un travail qui te plaît, qui met fin à à une organisation, même s’il n’y a pas de chômage. Dire non et savoir qu’on va être viré du jour au lendemain, c’est une menace en soi, indépendamment du chômage.
Frédéric Boccara
Mais toi tu penses que du chômage, il n’y en avait pas dans les années 50, mais le principe du chômage était là.
Danièle Linhart
Mais on voit que tu n’es pas une femme !
Frédéric Boccara
Il s’agit de supprimer le principe du chômage, c’est à dire supprimer la dépendance objective par rapport…
Danièle Linhart
… mais il y aura dépendance s’il y a subordination
Frédéric Boccara
Je n’ai pas dit que je suis pour garder la subordination. Je suis pour supprimer les deux ensemble,
Danièle Linhart
Bon, alors moi je pars de là, d’accord alors déjà moi commençons par là subordination
Frédéric Boccara
Ça ne marchera pas.
Danièle Linhart
Je vais te dire pourquoi. Parce qu’il n’y a pas que les gens qui évitent le chômage, il y a les gens qui restent, ceux qui ne sont pas menacés par le chômage. Il y en a plein qui ne sont pas menacés par le chômage ! Tout le monde n’est pas menacé par le chômage. Excuse-moi, un fonctionnaire qui est subordonné à sa manière, il doit obéissance à son supérieur hiérarchique. Bon eh bien, il n’y a pas la menace du chômage et il est obligé ! Combien j’ai vu de de fonctionnaires se faire maltraiter par leur chef et à cause de ce lien de subordination qui s’appelle le devoir d’obéissance dans la fonction publique. Donc, ce n’est pas uniquement le chômage.
Frédéric Boccara
Non, toi tu comptes jusqu’à un et tu me reproches de compter jusqu’à deux. Je te dis, c’est les deux, c’est subordination et dépassement du chômage. Et il faut traiter les deux.
Danièle Linhart
Non, ce sont deux problèmes distincts. C’est comme si tu disais à quelqu’un qui a un cancer et une plaie ouverte, on peut recoudre d’un côté la cicatrice, ça n’a rien à voir avec le traitement du cancer.
Frédéric Boccara
C’est parce que tu as une vision étroite et conservatrice du dépassement du marché du travail. Sur les fonctionnaires, la question du chômage pèse aussi. Bien sûr, il y a la sécurité du revenu. Il ne peut pas lâcher l’emploi parce qu’il a besoin de la sécurité du revenu. C’est la dissymétrie fondamentale qui explique, dans le capitalisme, le marché du travail et là je suis d’accord avec toi donc ne on peut pas dire « le capitalisme » en général mais « par où on l’attrape » ?
Danièle Linhart
Moi, je te dis que si on l’attrape par la subordination, c’est quelque chose que les gens peuvent comprendre. On leur dit c’est déshonorant, c’est indigne d’un être humain que d’être saisi dès lors qu’il entre, avec la vocation de contribuer par son travail à la pérennisation de la société, de contribuer à la satisfaction des besoins d’autrui. Parce qu’effectivement, le travail, ça n’est pas que se satisfaire d’un salaire, c’est aussi avoir le sentiment de prendre pied de façon citoyenne dans la société en contribuant à ‘interdépendance qui fait qu’on dépend les uns des autres pour satisfaire nos besoins et nos désirs. Donc, à partir de ce moment-là ou tu rentres dans l’entreprise et tu dis, je veux contribuer, je veux travailler, on te dit oui, mais alors là tu la ferme dès qu’il y a désaccord.
Frédéric Boccara
Mais on sera tout à fait d’accord là-dessus, tu le sais.
Danièle Linhart
Mais oui, mais oui, mais pourquoi personne, aucun syndicat, aucun parti, ne dit mettons fin à la subordination. Moi je me fais rentrer dedans, excuse-moi du terme, par les syndicalistes qui disent non, ne rentre pas par la subordination, c’est trop compliqué. Alors que c’est à mon avis la clé qui va faire que les gens peuvent se mobiliser sur cette idée parce que c’est leur dignité. Et ça peut partir de l’individu parce que la subordination est personnalisée maintenant. Alors que durant les Trente glorieuses elle était collectivement vécue au sein des collectifs, au sein de cette notion de la classe ouvrière, on est subordonnés, on est mal traités. Maintenant c’est je suis subordonné, il faut que je m’écrase, il faut que j’essaye de tirer mon épingle du jeu.
Si tu sors de la subordination, tu seras capable de recréer, de recréer du collectif, et à ce moment-là, dans les entreprises pourront se mettre en place ces conférences dont tu parles, de réflexion sur l’avenir du travail, sur l’avenir, ce que doivent être des entreprises.
Faisant partie de la bataille idéologique, je voudrais juste rappeler un point. J’ai j’ai parlé de 1984, Montand, etc. Il y a aussi un moment clé qui a figé l’opinion publique dans cette espèce d’incapacité de penser, c’est 1998. Qu’est ce qui s’est passé en 1998 ? C’est le CNPF, Conseil national du patronat français, qui s’est rebaptisé le Medef, c’est à dire le Mouvement des entreprises de France. « Le patronat » est devenu « les entreprises », personne n’a rien dit à l’époque.
Frédéric Boccara
Si, dans Économie&Politique, on a dit l’entreprise, c’est tout le monde, c’est aussi les travailleurs. Il y a eu un article de Paul dans L’Huma là-dessus contre Jean Gandois.
Danièle Linhart
D’accord évidemment, mais il n’y a pas eu de combat syndical sur la question. Or effectivement, maintenant, quand les responsables du Medef prennent la parole, ils disent, « nous, les entreprises, avons besoin… ». Ça fige les esprits. Pourquoi n’y a-t-il pas maintenant, toujours d’une bagarre là-dessus ? Ils n’ont pas le droit de dire « nous les entreprises », les entreprises, ce sont les salariés de base, l’encadrement, proximité, l’encadrement intermédiaire, l’encadrement supérieur, la direction, et cetera, et cetera. Mais ils ne peuvent pas dire, « nous les entreprises ». Pourtant il le disent, personne ne moufte,.
Frédéric Boccara
Idéologiquement, c’est terrible, on est d’accord !
Danièle Linhart
Et moi je vais dans les milieux même de formation des syndicalistes, tous les gens disent « « les entreprises » » pour « la direction » et à chaque fois je les reprends, « dites la direction ». Ah ouais, oui, et paf ! ça revient. Les entreprises, les entreprises ?
Frédéric Boccara
Tu prêches un prêcheur là ?
Danièle Linhart
C’est pour te dire l’importance de la bataille idéologique, parce que ça enkyste dans notre pensée le fait que les entreprises leur appartiennent unilatéralement, aux employeurs, comme leur appartient l’organisation du travail. C’est ça qu’on peut remettre en question. Je pense que si on défile la pelote et qu’on pose la question de la subordination, on pourra repositionner les salariés différemment dans l’entreprise. Ils pourront dire, mais c’est nous, l’entreprise. Et pourquoi est-ce que la direction a le droit unilatéralement de décider ?
Alors là on revient à tes outils de gestion : oui pourquoi pas, mais je pense que c’est un deuxième pas. L’évidence de se saisir et d’inventer – mais je pense que vous les avez déjà inventés – de bons outils de gestion, ils viennent dans un deuxième temps à partir du moment où les salariés de l’entreprise se seront réapproprié la légitimité de leur place dans l’entreprise et de leur capacité à influer sur le devenir de leur travail et de leur entreprise, c’est à dire sa finalité au regard non seulement de leurs conditions et situations de travailleurs, mais aussi de celles des usagers. Et là je suis d’accord avec toi. Il faut que siègent au niveau de la direction des entreprises, les usagers, les consommateurs. De la même manière que doivent siéger aussi des représentants des préoccupations écologiques. Et à ce moment là, effectivement, on se retrouve. Les nouveaux outils de gestion apparaîtront comme une nécessité évidente mais ne peuvent excuse-moi de te dire, c’est pour ça que la subordination, attends, attends, attends, non que ne peuvent se saisir de ces outils de gestion que des gens qui auront été convaincus.
Frédéric Boccara
On est d’accord mais je ne parle pas d’outils de gestion, je parle de critères donc on ne veut pas déformer et ramener à des choses mineures et rikiki. Et c’est tout autre chose, c’est de l’idéologie les critères ?
Danièle Linhart
C’est bon, excuse-moi, je voulais dire critères. Mais c’est parce que moi-même je suis ******* à cette idéologie, tu vois comme les gens disent, entreprises pour direction. Moi je, pensais aux critères de gestion, excuse-moi mais bien sûr les outils, tu veux dire non ?
Frédéric Boccara
Les critères, c’est une idéologie.
Danièle Linhart
Non, les outils sont une idéologie managériale. Les critères, c’est un outil politique pour moi.
Ne peuvent se saisir et débattre véritablement comme d’une question fondamentale que des travailleurs, des salariés, citoyens qui ne soient plus pris dans les entraves de la subordination et qui puissent se projeter dans l’avenir comme des collectifs libres. Voilà, je pense que c’est un verrou qu’il faut faire sauter avant de pouvoir se saisir de cette question de la proposition collective de nouveaux critères de gestion.
Frédéric Boccara
Alors disons, pour essayer de faire apparaître les arêtes et les éléments communs. Parce que moi je trouve qu’il y a quand même un élément commun important, bien qu’on se soit enflammés.
Comment dire ?
Nous sommes d’accord sur l’idée que le lien de subordination est une question majeure. Tu as dit et il m’a semblé que tu as dit, « c’est très important cette question de la sécurité d’emploi ou de formation qui s’oppose au capitalisme » ? Donc ça c’est très important que ces deux choses-là nous les ayons ensemble, et transformation de la production aussi.
Et moi j’ajoute, je suis d’accord, je ne l’ai pas dit jusqu’ici, sur l’idée que tu as avancée – c’est ce qu’on avance quand on parle d’anthroponomie, mais je comprends mieux grâce au débat – de la dimension éthique très forte que chacun a quand il vit sa subordination. Enfin, chacun : celui qui est au travail, mais celui qui est au chômage a aussi une forme de subordination. Dans le ressenti de la subordination, il y a une dimension éthique profonde et qui peut – tu l’as pas dit comme ça – mais qui peut renverser des montagnes si on sait lui donner un sens politique,
Danièle Linhart
… et collectif.
Frédéric Boccara
Oui, c’est politique, c’est collectif. Voilà, pense qu’au lieu de séparer le social et le sociétal, le sociétal peut être un ressort énorme pour transformer le social , qui lui-même va permettre un autre sociétal. Mais pas automatiquement, seulement si on a le souci dans les deux cas. Ça, c’est très important. Mais la différence qu’on a, c’est que ce n’est pas avant/après.
Par exemple, j’ai beaucoup travaillé et milité ces temps-ci avec les travailleurs du Territoire de Belfort, qui sont chez Alstom, General Electric. Il y a eu à la fois Alstom, les trains, les turbines, etc. et General Electric les turbines à gaz, nucléaires, émettant 0 CO2, c’est quand même quelque chose comme l’hydroélectrique. Et ils ont une subordination forte, ils ont une qualification métier, même les ouvriers, assez fortes. C’est qu’il faut faire des turbines qui font 100 mètres de long ; s’il y a un micron d’écart, quand ça tourne, ça se met à vibrer et ça peut se casser donc il faut vraiment une précision considérable.
Mais il y a aussi des ingénieurs. On leur déplace les commerciaux en Suisse, ce qui permet au capital de faire de la prédation sur la richesse, de leur dire « votre travail ne sert à rien » – parce que les outils de gestion, c’est aussi l’idéologie – « vous ne produisez rien, voyez, vous produisez à perte ». Malgré tout ça, ils font des contre-propositions des propositions alternatives. À la fois par leur travail, parce qu’on va, on leur dit, on supprime votre travail. Et aussi, et c’est ce qu’on a travaillé – même Jean Jouzel, climatologue, a signé avec moi un des appels que j’ai lancés du CESE pour des raisons plus larges, disons écologique, la planète, le climat, etc , réponse aux besoins, donc ça marche ensemble. Je pense qu’on voit d’autant mieux comment on peut être contre le lien de subordination qu’on voit comment on pourrait faire une autre régulation.
Deuxième point : l’organisation du travail est dominée par un certain nombre de critères dont le principal va être la productivité horaire du travail. La décomposition en tâches, la productivité horaire du travail et y compris dans les services complètement abstraits, informationnels comme les banques ou la Banque de France, etc., le nombre de dossiers par an ou, pire encore – on n’en a pas parlé tellement, on l’a évoqué tous les deux, – à l’hôpital, quand on applique de critères, qu’on applique plus tout à fait comme ça dans l’automobile, mais délirants, on va moins avoir besoin d’infirmières parce qu’on va augmenter le nombre de gestes soignants par jour, on va passer de 10 gestes soignants à 12, c’est débile ! Un geste soignant égal, un geste ? changer Kevin, qui a 22 ans et qui a la jambe cassée, qui est en pleine forme et changer M. Victor, 85 ans AVC, qui n’est pas autonome, ça ne prend pas du tout le même temps, ce n’est pas du tout la même relation. Dans les deux cas, d’ailleurs, il faut parler, il faut entendre… On a donc une organisation du travail qui est dominée par ça. Donc il faut inventer d’autres organisations du travail, mais qui vont être dominées par autre chose,
bien sûr.
Enfin, dominés, oui, on est dominé par des buts, qu’est-ce qu’on cherche dans l’organisation au travail ? Parce que c’est un moment où on coopère pour la société, pas seulement pour le sentiment d’appartenir à la société, mais pour un progrès de la production sociale réelle. Et donc c’est un moment contraint, quand même, le travail. C’est pour ça que Marx parle du « royaume de la nécessité », il y a une dimension contrainte parce qu’on travaille pour les autres, donc ça ne peut pas être complètement la liberté, même s’il faut une libération à l’intérieur.
Donc, et de ce point de vue tu as raison de parler de l’URSS ou de la Chine qui est dans l’imitation, une sorte d’énorme NEP qui croit pouvoir compenser par l’État, mais l’État lui-même est double, pénétré par le capital. On ne le sait pas mais nous parlions, pour l’Union Soviétique, de « socialisme de rattrapage étatique » et autoritaire, SRE. Il y avait CME – tu as connu – capitalisme, monopoliste d’État et SRE, socialisme de rattrapage étatiste et autoritaire, c’est à dire imitation parce qu’on rattrape. Et si on prend la Chine qui a été aussi un SRE, eux aussi sont à la croisée des chemins, obligés d’inventer quelque chose, comme nous. Donc oui, il y a besoin d’inventer, mais il y a un élément important, c’est inverser le sens : économiser le capital et développer la formation et l’apport créatif des êtres humains.
À mon avis, c’est très important : pas seulement « tenir compte de votre bonheur en plus, et on va pouvoir jouer au baby-foot », c’est même l’inverse. Je conseille à tout le monde de voir le film Les deux Alfred, où c’est assez bien décrit, de façon humoristique, mais très grinçant. C’est un peu du Molière au sens de la dénonciation sociale.
Troisièmement, je pense qu’on n’insiste pas assez, dans la bataille d’idées, sur la logique du capital. Tu as raison, il y a le moment Yves Montand. Je me rappelle très bien Georges Marchais, qui était député de cette circonscription où nous sommes physiquement, ici, qui disait « Mais moi j’ai vendu les billets de spectacle pour Yves Montand, pourquoi il se retourne comme ça ? ». Il aurait pu aussi dire « j’ai chanté avec lui les chansons du fonds révolutionnaire et de résistance du peuple français, et des jacqueries… » donc il y a une bataille d’idées qui est fondamentale.
Et cette idée, effectivement, que le travail est toujours un coût, qu’il faut toujours l’écraser au bénéfice du capital et renforcer le capital… « Confortez le capital, c’est lui qui va vous sauver ». Par exemple, on veut nous prétendre que le vaccin, c’est Moderna, donc les start-up, donc le capital financier américain qui l’a trouvé. Ce n’est pas vrai, ce sont les travailleurs qui l’ont trouvé, ce sont des chercheurs, y compris avec des services publics. Le patron de Moderna a été formé en France, donc ce sont les services publics, les chercheurs et l’inventivité humaine. Et d’ailleurs, pas seulement un temps de travail, parce qu’inventer, c’est plus compliqué que ça, mais on refoule ça.
Mais mon quatrième point, c’est que si donc il y a une bataille culturelle et idéologique énorme, dans la pandémie, ce sont quand même les travailleurs qui ont tenu le pays debout. Il faut un discours politique qui insiste à quel point les travailleurs ont tenu le pays debout. Quand j’étais membre du CESE, j’ai fait un discours en juin 2020, après le premier confinement, dans l’hémicycle. On ne peut pas parler plus de 3 minutes mais ils ont pris, y compris tous les macroniens. Parce que que j’ai dit « dans tout pays, quand les gens ont sauvé le pays, il faudra qu’ils conquièrent du pouvoir. Less sans-culottes, ils avaient sauvé la France, à Valmy, ils ont conquis le pouvoir de citoyenneté. Les hoplites qui ont sauvé l’État athénien eh bien, ils ont conquis des pouvoirs de citoyenneté et on a eu une démocratie athénienne. La question des pouvoirs est quand même très importante. Pouvoir implique..
Danièle Linhart
… la fin du lien de subordination,
Frédéric Boccara
… j’allais dire de détacher, mais il y a un aspect positif. On est d’autant mieux contre qu’on voit le positif et on est une gauche qui a du mal à trouver le positif et qui est là dedans.
J’insisterai sur cinquième point. On n’en a pas assez parlé, moi comme toi, la question des services publicss et des biens communs est fondamentale. Y compris par exemple pour les cadres qui finalement peuvent trouver que ce qu’ils font, ça permet quand même à l’entreprise de vivre, sauf que ça baisse tellement la contribution des entreprises au bien commun que les services publics pour leurs enfants, il n’y en a plus… Donc, les services publics, ça peut être quelque chose qui peut faire aussi un rassemblement dans la société. Au CESE, j’avais aussi la sœur de Raffarin dans ma commission, elle s’appelle Françoise Vilain. Et chaque fois qu’on parlait services publics – parce qu’en plus elle a sa sœur qui est prof retraitée – elle était obligée, ils sont obligés de dire « Ah oui, les services publics ».
Et il y a un mot-valise c’est « investissement ». Je reviens à mon capital, je suis un peu un obsédé du capital, mais parce que, obsédé de ce qu’on ne voit pas et qui nous aveugle en même temps – la réponse est, « eh bien, il faut investir dans les services publics ». Moi je dis, « investir », c’est quoi, c’est capital ou c’est travail ? Il faut plutôt des « dépenses de développement » pour les êtres humains, ce n’est pas la même chose, et les machines suivront, l’immobilier suivra. Avec « investir », ils ont fait un hold-up sur les idées et c’est le mot valise qui le permet. « Investir » devient faire des placements financiers
Donc il y a cette question de contester au patronat et aux autres, aux institutions publiques, pas seulement dans l’entreprise, cette utilisation de l’argent. Le capital a changé de ce point de vue-là, ce n’est plus le père Goriot qui a son argent dans les banques, l’argent dans les banques, c’est largement le nôtre, c’est à dire celui du monde du travail, des retraités, du monde de la création.
Et donc ils ont fait un hold-up dessus. Et on échoue. Ils ont subordonné notre argent à leurs buts. Donc voilà, je pense qu’il faut arriver à à tisser les deux choses et avancer donc en même temps que emploi travail, bien communs, services public.
Je finis sur une chose parce qu’on n’a pas tellement parlé de mondialisation et de monde, même si c’est implicite dans ce qu’on dit, mais c’est un peu la même chose, quand on pense au TAFTA, le fameux traité d’investissement de libération des investissements et du commerce extérieur. Il faut être contre, oui, mais pour mettre quoi à la place ? Sinon, ça tétanise les gens.
De mêle qu’il faut être contre le lien de subordination capitaliste, mais pour mettre quoi à la place ? Donc il faut toujours arriver à tenir les deux en même temps.
Parce que ça tétanise, les gens disent oui, je suis contre le TAFTA, mais je ne veux pas non plus me refermer et refermer mon pays. Bien sûr que non. Et donc porter l’idée d’un traité de maîtrise des investissements et des échanges pour développer les biens communs, c’est exactement inverser les fins et les moyens puisque ce sont des traités qui, eux, visent à tout prix le commerce et l’investissement international et pour les fins, « vous verrez, l’emploi viendra ».
Je pense que cette idée de commencer par les fins, c’est à dire développer les personnes avant tout dans tout ce qu’elles ont.
Alors il faut, non pas l’idéologie récupératrice, du genre « on va vous mettre des crèches au boulot » et vous mélangerez le boulot et le non-boulot d’ailleurs, mais au contraire, développer la personne et dans toutes ses dimensions de décision. Donc faire sauter le lien de subordination va avec. Plutôt qu’une force de travail comme une marchandise et de même développer les biens communs.
Le commerce peut être un moyen. Les échanges peuvent être un moyen, mais les biens communs c’est à dire la santé, l’emploi, l’environnement comme but. Nous pensons qu’on est dans un moment comme ça,
Pour bien faire comprendre, – mais nos idées, on les affûte un peu, mais elles sont en même temps complémentaires – le fil de l’utilisation de l’argent là-dedans est très important. Parce que par le monopole qu’ils ont sur l’utilisation de l’argent, ils renversent l’ensemble des choses et donc c’est plus que des outils de gestion, mais c’est une légitimité qu’on a à construire sur l’utilisation de l’argent, une légitimité alternative du monde du travail, de la création.
Moi je pense en tout cas dans la crise actuelle qu’il n’y a pas seulement une fenêtre, il y a un besoin, sinon on est en train d’aller tous dans le mur.
Danièle Linhart
Oui, mais je crois que la question ce n’est pas simplement la puissance du capital – évidemment elle est énorme, je ne vais pas la minimiser – mais c’est aussi sa légitimité. On est dans la nécessité de s’attaquer à la rhétorique libérale, thatchérienne, There is no alternative, on ne peut pas faire différemment, on va améliorer, on va améliorer à la marge. Mais voilà, il n’y a qu’un modèle, il faut essayer de l’humaniser, de le rendre supportable.
De nouveau, je me place au sur le plan de de la bataille idéologique. Le sociologie a un atout par rapport à l’économie – ne me regarde pas de cet air affolé !
Frédéric Boccara
… c’est pour ça qu’on est hyper content de te faire venir et d’avoir ce débat…
Danièle Linhart
… c’est qu’elle est une discipline de la déconstruction. C’est que le but de la sociologie, c’est de montrer que rien n’est normal, rien n’est naturel mais tout ce que nous considérons comme ayant toujours été, c’est le choix qui a été réalisé à des moments successifs où il y avait d’autres possibilités, d’autres potentialités que des gens ont décidées. Je donne aussi toujours l’exemple des débats qui avaient lieu à l’Assemblée nationale, lorsqu’il a été question du vote des femmes. Les gens disaient mais c’est pas possible, on n’a jamais fait ça, on n’a jamais vu ça, mais la société n’y résistera pas, c’est pas possible…
Frédéric Boccara
… excuse-moi, c’était Marie-Claude Vaillant-Couturier qui était députée ici à ce moment, une femme résistante….
Danièle Linhart
… quand les femmes ne devaient plus l’obéissance à leur mari au moment du mariage. Deux chefs de famille ? Non, ça, c’est pas possible, il n’en faut qu’un !
Donc la sociologie a cet atout, c’est qu’elle a un regard, je dirais froid et neutre
Frédéric Boccara
… elle peut avoir. Il y a des sociologues conservateurs aussi, malheureusement, qui expliquent pourquoi ça se maintient comme ça…
Danièle Linhart
Oui, mais il y a il y a de mauvais joueurs de tennis ! Enfin bon.
Si tu veux la sociologie, c’est son principe de base. Voir comment on aboutit à telle situation, quels ont été les facteurs qui ont les facteurs économiques, politiques, culturels, sociologiques, même des événements, qui ont fait que, à un moment donné, on s’est tourné vers telle et telle solution. Tel était le choix. Le libéralisme argumente exactement le contraire, c’est à dire qu’il y a une la fin de l’histoire, quoi. On peut pas, on ne peut pas pensera autrement, voilà, c’est ça.
Je crois que c’est très important de dire que le libéralisme, l’ultra libéralisme, c’est une voie par l’économique, une rationalité économique parmi beaucoup d’autres.
Et qu’on peut analyser dans tous ses travers, c’est à dire effectivement la mise en danger de l’humanité comme la montée des inégalités dont on n’a même pas parler tellement c’est, c’est une évidence.
Bien sûr, la montée des inégalités, le mal-être des travailleurs, des consommateurs, une société qui devient là, on n’a pas parlé non plus, par les neurosciences, le marketing de plus en plus égoïste. La publicité joue sur le registre de l’égoïsme. Moi je regarde la télé en bonne sociologue, c’est intéressant, c’est le plaisir narcissique, le plaisir individuel, le plaisir contre celui des autres. Enfin c’est ça que ça développe et donc on est dans une société qui, au lieu de fabriquer des citoyens afin de laisser les citoyens, se développer, construit des logiques de concurrence, de satisfaction narcissique. Cette mise en scène de l’ego, c’est quelque chose qui me frappe dans dans nombre de publicités.
Donc on est dans une société qui va vraiment dans le mur parce que non seulement il y a cette menace sanitaire, écologique, ce désastre dans le monde du travail, mais en plus la société est phagocytée par cet usage du marketing, des neurosciences, des neurosciences pour manipuler nos désirs d’une façon qui est vraiment très inquiétante.
Voilà donc pour en revenir, ce qui nous différencie donc dans la sociologue qui déconstruit, c’est que je crois que si, on met en question, cette subordination qui, avoue le, n’a été saisie par personne sur le plan politique ou syndical…
Frédéric Boccara
… mais si, quand on parle de dépasser le marché du travail et de conquête de pouvoir des travailleurs avec une sécurité…
Danièle Linhart
Non non, non non, non, non, non, non, non non. Non. Il faut le dire, faut dire les mots. Vous n’évoquez pas là subordination.
Frédéric Boccara
Si, même dans le projet de loi Chassaigne sur la sécurité d’emploi de formation, nous parlons de la subordination et de la sujétion. Et oui donc c’est une vraie question.
Danièle Linhart
Tu vois, tu avais cette question, qu’est-ce qu’on peut mettre à la place du lien de subordination ?
Frédéric Boccara
Non, ce n’est pas une question, c’est pour dire, on porte une proposition positive parce qu’il faut en même temps mettre quelque chose à la place. L’idée de sécurité, d’emploi ou de formation, c’est de mettre quelque chose à la place du lien de subordination ?
Danièle Linhart
D’accord, mais on peut mettre à la place du lien de subordination beaucoup de choses. Beaucoup de choses qui seraient dans l’engagement réciproque entre la direction de l’entreprise. Mais la direction repensée, l’entreprise repensée qui n’est pas unilatéralement celle de l’employeur ou de la direction comme on dit. L’employeur déjà, c’est aussi un terme qui doit être mis en question. Il n’y a pas d’emploi s’il n’y a pas des gens pour le tenir.
Au lieu du lien de subordination, il y aurait un contrat d’engagement réciproque.
Frédéric Boccara
… Oui, c’est intéressant parce que nous, excuse-moi, de juste de te couper, dans cette loi dont on a essayé qu’elle soit un truc de transition possible tout de suite, on parle d’une double convention, on dit contrat de travail, avec l’ensemble de la société, convention avec le service public de l’emploi et de la formation qui peut être supérieur quelquefois à l’employeur, avec obligation pour le service public de développer la formation et là sécurisation. Donc on cherche comme toi sur les contrats réciproques.
Danièle Linhart
Oui oui, je pense que ce sont des pistes intéressantes, mais moi je crois que la solution, on ne l’a pas, on ne peut pas l’avoir dans notre coin…
Frédéric Boccara
… dans les luttes…
Danièle Linhart
… les gens doivent s’emparer de cette question et ils ne pourront jamais s’en emparer tant qu’ils seront tenus par ce lien de subordination. C’est ça la vraie question. C’est pas simplement j’ai pas la liberté, mais c’est intellectuellement, je ne suis pas formaté pour me croire autorisé à penser autrement le monde du travail.
Frédéric Boccara
Oui, mais quand ils font des contre-propositions, ils sont déjà en train de se déformater. Donc il faut aussi saisir ça, des propositions d’autres productions, des propositions de développement, d’autres recherches, tu vois ?
Danièle Linhart
Alors moi, par exemple, ce qui me frappe, c’est que y compris dans les sociétés coopératives de production, il y a le lien de subordination. C’est le problème, à mon avis, qui fait qu’il y a un verrou qui empêche les choses de bouger. Et le patronat l’a bien compris qui fait tout pour le préserver sans jamais en parler. Et juste un mot, tu dis l’organisation du travail est liée à l’objectif unique d’augmenter la rentabilité et là productivité. Non ! Elle est aussi pensée pour contenir toute résistance et contestation possible des travailleurs.
Frédéric Boccara
Oui, mais je dirais plutôt que c’est l’organisation des pouvoirs. Ce qui est intéressant, c’est qu’on pourrait avancer. Alors c’est Paul Boccara qui développe ça en disant rotation des rôles, c’est à dire il y a un moment on est travailleur, il y a un moment ou le même mais pas demain. Enfin pas dans 10 ans mais à une autre heure Il est codécideur, c’est pas la même chose.
Danièle Linhart
Oui, mais ça, on l’a dans les, dans les SCOOP parfois.
Frédéric Boccara
Parfois, quand ça marche mieux : la coop 1336 à Marseille.
Danièle Linhart
Je ne vais pas imposer quoi que ce soit, mais essayez de penser pourquoi ce lien de subordination n’est pas vécu comme totalement insupportable, indigne, illégitime par les salariés.
Frédéric Boccara
C’est ce que tu dis, ça peut renverser les montagnes.
Super ce site
Bravo les copains !