Encore une grosse commission

Toutes les grandes nations ont eu, dans leur histoire, à subir une terrible calamité économique. L’Egypte de Pharaon a subi les grenouilles et les sauterelles, l’Angleterre de Charles II l’incendie dévastateur de Londres, Wall Street, en 1929, a connu le jeudi noir. Depuis 2014, la France a Jean Tirole.

Au début 2020, Emmanuel Macron a demandé à Jean Tirole, prix de la Banque de Suède et Olivier Blanchard ancien directeur de la recherche du FMI, de présider une commission chargée de se pencher sur les questions « structurelles ». Les deux compères ont « accepté cette mission avec enthousiasme » car ils avaient imposé à Emmanuel Macron de céder à leurs terribles exigences : l’assurance qu’ils auraient toute latitude pour choisir les membres de la commission et pour exposer leurs conclusions en toute indépendance. Pour ce qui est du choix des membres, on imagine que la négociation avec Macron n’a pas dû être très compliquée.

Ainsi, la commission en question a été constituée en 2020, composée uniquement d’économistes, soigneusement triés par Jean Tirole lui-même. Exit les sociologues, les praticiens de terrains, les acteurs sociaux, les citoyens, jugés sans doute trop simplistes pour contribuer si peu que ce soit à la pensée de Jean Tirole. Vingt-sept membres, dont un tiers d’Américains, un tiers de Français (dont une majorité enseigne aux Etats Unis) et un tiers d’autres nationalités européennes. Tous très mainstream, même si Jean Tirole prétend sans rire « Ils appartiennent à des courants intellectuels et politiques très divers ». Clairement, on est entre soi.

Il faut dire que Jean Tirole n’aime pas beaucoup les pensées alternatives. Souvenons-nous qu’il était intervenu personnellement auprès de la ministre pour empêcher la création d’une nouvelle section universitaire d’enseignement de l’économie au motif (fallacieux) qu’il était impensable pour lui « que la France reconnaisse deux communautés au sein d’une même discipline ». Jean Tirole ne veut voir que deux oreilles, à la rigueur une seule, si c’est celle de droite.

Pour Jean Tirole, il est important que les chercheurs en économie disposent « d’un standard unique d’évaluation scientifique basée sur un classement des revues de la discipline et sur l’évaluation externe par des pairs reconnus internationalement ». Quand on sait que la communauté des « pairs » et celles des revues est quasi unanimement néolibérale, ce sont donc les économistes libéraux et eux seuls qui sont appelés à juger des travaux des économistes. Jean Tirole, c’est un peu l’IGS de l’économie.

Après tant de précautions pour canaliser la réflexion de la commission, on ne pouvait guère s’attendre à ce que son rapport présente des analyses ou des propositions révolutionnaires. Mais on ne pouvait pas non plus imaginer que cette brochette internationale d’économistes distingués accoucherait d’un tel ramassis d’idées reçues, d’analyses convenues et de propositions éculées. Toutes destinées à maintenir l’ordre économique établi. Rarement on aura trouvé aussi peu d’idées nouvelles dans un rapport de plus de sept cents pages. Qu’on en juge.

Trois « grands défis »

Les travaux de la commission se sont consacrés à trois thèmes qualifiés de trois grands défis : le réchauffement climatique, les inégalités et le vieillissement de la population. D’entrée, la ficelle est un peu grosse. Car, comme l’avouent les auteurs, « Nous sommes conscients que nous aurions pu traiter beaucoup d’autres questions. Certains sujets importants sont absents ». Mais il fallait d’abord répondre aux priorités de leur commanditaire Emmanuel Macron, au premier rang desquelles la réforme des retraites. Il fallait aussi contrebalancer les propositions de la convention citoyenne pour le climat, ce ramassis de petites gens qui refusaient obstinément de comprendre les bienfaits de la taxe carbone et du marché des quota. Il fallait enfin conforter les choix du président de réduction des inégalités par la théorie du « ruissellement ».

C’est à cette tâche que s’est attelé « avec enthousiasme » notre lauréat du pseudo prix Nobel d’économie.

Le premier « défi » auquel s’est consacrée la commission, concerne le changement climatique. Là encore, Jean Tirole a chaussé ses gros sabots. D’abord parce qu’en matière d’environnement, le dérèglement climatique n’est pas la seule préoccupation. Il y a aussi l’épuisement des ressources et la biodiversité qui, elles, mettent gravement en cause le mode de production capitaliste. Jean Tirole préfère éviter les sujets qui fâchent et s’en tenir au changement climatique qui permet aussi, à bon compte, de culpabiliser tout un chacun. Jean Tirole a donc confié la rédaction du chapitre consacré au changement climatique à Christian Grollier, directeur général de l’École d’économie de Toulouse, qu’il a fondée en 2007 avec… Jean Tirole. On reste entre amis. Christian Grollier, économiste de l’environnement, milite depuis de nombreuses années pour un prix unique – et élevé – du carbone. On ne s’étonnera donc pas que la principale conclusion de la commission Tirole soit… la nécessité d’un prix unique et élevé du carbone. Hors du marché, point de salut. Pour l’économiste libéral moyen, tout doit avoir un prix, que ce soit le camembert ou le gaz carbonique. Donc, on a fixé un prix au droit à la destruction de l’environnement. Et on a créé un marché pour barguigner ces droits. C’est le principe du pollueur-payeur dont Jean Tirole écrit sentencieusement « Avec le principe du pollueur-payeur, les acteurs économiques sont responsabilisés pour leurs propres émissions » en oubliant que ce principe n’empêche pas la pollution mais, au contraire, l’autorise à celui qui peut payer. C’est donc un principe qui, de fait, sanctuarise les inégalités. Mais pouvait-on attendre autre chose de cet aréopage réactionnaire confit dans ses certitudes scolastiques.

Certes, pour ne pas être taxée de monisme, la commission saupoudre quelques propositions complémentaires, mais toutes marquées du sceau de l’orthodoxie la plus étroite « intensifier rapidement les efforts en matière de R & D dans le domaine de l’écologie », mais, naturellement, financés sur fonds publics par le biais d’un nouvel organisme européen baptisé EU ARPA E ou bien encore « la création d’une commission indépendante constituée de scientifiques et économistes de haut niveau, qui contribuerait à la rationalisation des choix des gouvernements ». Comme s’il n’existait pas déjà pléthore de Conseils : d’analyse économique, des prélèvement obligatoires, pour le climat, du développement durable et autres comités Théodule, sans oublier France Stratégie que Jean Tirole estime tout juste bon à assurer la dactylographie de ses rapports.  Nul doute que Jean Tirole se verrait bien à la tête de cette néme commission élitiste en charge de diffuser aux politiques les lumières de sa pensée supérieure. La démocratie, elle, attendra.

La commission reconnaît toutefois que le marché des droits à polluer, comme tout marché, n’est pas parfait et qu’il faut donc le compléter par des dispositions un peu plus interventionnistes, « des normes, des interdictions et des mesures incitatives », les mesures incitatives (lisez « subventions » ) étant le plus souvent réservées aux entreprises, les interdictions au consommateur. Pour faire passer la pilule, Jean Tirole propose la création d’un comité « indépendant » en charge d’expliquer au petit peuple et à ses représentants le bien fondé des punitions qu’on leur inflige. Un comité de plus.

Le troisième thème est celui du vieillissement de la population. Jean Tirole se préoccuperait-il des enjeux sanitaires liés à l’allongement de la durée de vie ? A la dépendance ? Alzheimer ? Après tout, à son âge, ce ne serait pas inutile. Pas du tout. L’objet essentiel de ce chapitre est de redonner un second souffle à la réforme du système de retraites voulue par Macron, adoptée à coup de 49.3 mais différée pour cause de Covid 19. « Concernant la question du vieillissement, nous accordons une place importante à la réforme des retraites et examinons trop rapidement les autres implications de cette évolution »avouent naïvement (ou cyniquement) les rapporteurs. La rédaction de ce chapitre sur « le vieillissement » a été confiée à Axel Börsch-Supan, un des principaux inspirateurs de la réforme des retraites en Allemagne qui a abouti à fixer l’âge de départ à la retraite à 67 ans. A l’évidence, le professeur Börsch Supan n’apprécie pas vraiment le système de retraite français, puisque, dans l’annexe qui lui est consacrée, il le qualifie de « fragmenté, complexe, opaque, injuste et coûteux ». Rien que ça. Jean Tirole, trop policé pour se permettre une telle outrance, a dû se réjouir d’avoir trouvé un collègue pour faire la sale besogne. Il faut dire que le système allemand auquel le professeur Börsch Supan a contribué est à ses yeux bien plus attractif : partir à 67 ans avec une pension moyenne de 750 €, voila de quoi faire saliver Macron et tout le patronat français. Même si, comme le révèle Eurostat, près de 20 % des seniors allemands sont en risque de pauvreté. Deux fois plus qu’en France. Mais on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Il y a là, pour le professeur Börsch Supan, un motif de prix de la Banque de Suède, n’en doutons pas. Jean Tirole y veillera sûrement.

Sans surprise, la commission nous ressort donc l’argument éculé de l’inéluctabilité « Pour que le système de retraite reste à l’équilibre, l’allongement de l’espérance de vie impose soit de réduire les prestations, soit d’augmenter les cotisations, soit de relever l’âge de la retraite. »oubliant au passage les énormes gains de productivité qui pourront financer les retraites et les profits monstrueux qui aujourd’hui ne contribuent pas aux dépenses sociales. Elle se contente donc de resservir le système à points concocté par le peu regretté Delevoye assorti de mesures pour inciter les seniors à travailler plus longtemps. Agrémenté toutefois de quelques ajustements marginaux, il faut bien justifier son existence.

Enfin, la commission s’est penchée sur la question des inégalités et des insécurités économiques. Dans le rapport, c’est le deuxième thème traité, mais nous l’avons gardé pour la bonne bouche, tant il est significatif des méthodes de travail de la commission.

Dani Rodrik, caution « de gauche » ?

Cette partie du rapport a été confié à Dani Rodrik, d’origine turque, professeur d’économie politique à la John F. Kennedy School of Government de Harvard. C’est la caution « de gauche » de la commission Tirole. Il n’en reste pas moins un fervent adepte de la science économique mainstream, son ambition se restreignant à « inventer un nouveau capitalisme » (1) et à en limiter les excès, allant même jusqu’à prôner un impôt sur la fortune aux États Unis. Mais qu’on se rassure, comme on le verra plus loin, Jean Tirole a veillé à ce que tout débordement soit contenu.

Le chapitre de Dani Rodrik consacré aux inégalités en France commence par un constat d’autosatisfaction : au regard des différentes mesures des inégalités (indice de Gini, répartition des revenus, taux de pauvreté…), « les chiffres ne semblent pas si mauvais ». Il faut dire que toutes les statistiques fournies par le rapport s’arrêtent à 2017, ne prenant pas en compte l’impact désastreux des premières mesures fiscales de Macron. Mais il n’est jamais bon de déplaire au prince. Quoiqu’il en soit, on aurait pu conclure de cette autosatisfaction que le système de redistribution français, et notamment le système de retraite, fonctionnait plutôt bien. Mais Jean Tirole veillait…

Nous ne détaillerons pas les propositions de la commission qui restent très convenues. En revanche, l’analyse et les conclusions de Dani Rodrik méritent qu’on s’y arrête, car le cadre d’analyse qu’il développe n’est pas si éloigné de notre propre réflexion. Il propose de réduire les inégalités en distinguant trois types de mesures : les mesures avant le process de production (formation initiale, patrimoine…), les mesures portant sur le process de production et les mesures après le process de production, ce qu’il est convenu d’appeler la redistribution. Il préconise donc clairement des mesures portant sur les décisions et la gestion des entreprises. Citons in extenso le rapport :

« Les politiques suivies jusqu’ici ont porté plutôt sur l’avant et l’après production, avec une intervention plus restreinte sur le processus de production lui-même. Les mesures classiques d’avant et d’après production peuvent clairement être améliorées, par exemple en matière d’éducation, de fiscalité de l’héritage et, plus largement, de redistribution. Néanmoins, les mécanismes de redistribution habituels risquent de ne pas suffire. Le progrès technique et la mondialisation vont continuer à influer sur les emplois et les revenus et sans doute accroître la polarisation et les inégalités avant impôts. De plus, il y a des limites à ce que peut accomplir une redistribution avant ou après production, étant donné les taux déjà élevés de prélèvements obligatoires et des transferts en France.

Il convient donc d’intervenir sur le processus de production lui-même. Certaines mesures sont évidentes dans leur justification, mais pas dans les détails de leur mise en œuvre : par exemple, la formation professionnelle tout au long de la vie est essentielle et pourrait être améliorée. Mais devrait-on aller plus loin ? Peut-on pousser les entreprises à se réorganiser pour créer plus d’emplois de qualité, confier plus de responsabilités aux travailleurs peu qualifiés, donner plus d’occasions de gravir l’échelle des emplois ? Peut-on rendre la technologie et l’adoption de technologies plus propices à la création d’emplois de qualité ? Le commerce international devrait-il être soumis à des restrictions s’il fait disparaître des emplois (de qualité) sur le territoire national ? »

Mêmes posées avec délicatesse, ces questions étaient insupportables à Jean Tirole. Et à Macron comme au patronat, naturellement. Les rapporteurs ont donc simplement conclu :

« Elles devraient être explorées, mais, comme certaines sont nouvelles et qu’elles posent toutes des problèmes de mise en œuvre, elles devraient d’abord faire l’objet de recherches supplémentaires et d’une démonstration de faisabilité. »Circulez, il n’y a rien à voir.

C’est ce qu’on appelle une censure académique.

Cette nouvelle commission en est une illustration supplémentaire de la volonté de Macron de manipuler par tous les moyens les processus démocratiques. On le comprend : depuis son élection, toutes les vraies consultations populaires l’ont régulièrement désavoué. Alors tantôt il en appelle à une « convention citoyenne », échantillon dans lequel le citoyen moyen a moins de chance de contribuer que de gagner au loto. Ou bien, il essaie de donner à ses choix idéologiques un vernis scientifique en recourant à la connivence de Diafoirus en mal de reconnaissance. Et si les conclusions ne vont pas dans le bon sens, on n’en tient pas compte. Mais même les citoyens tirés au sort ont l’échine moins souple que les « économistes » académiques. Eux, ont bien compris qu’ils avaient été manipulés. La commission Tirole-Blanchard, elle, accepte l’humiliation sans broncher. Il est plus important de servir le souverain que de conserver sa dignité aux yeux du peuple. Depuis Machiavel, les conseillers du prince savent qu’il y aura toujours quelques miettes à ramasser. Quoiqu’avec Jean Tirole, on soit plus proche de Triboulet que de Machiavel.