Un chiffre expliqué : -1 %, le taux des prêts de la BCE aux banques

Depuis le krach de 2007-2008, et plus encore depuis la crise précipitée par la pandémie, il est devenu évident que les opérations des banques centrales sont d’une importance vitale pour tous les habitants de la planète. On parle beaucoup des achats de titres qui tiennent les marchés financiers sous perfusion. Un autre moyen d’action de la Banque centrale européenne, tout aussi important, consiste dans un refinancement « ciblé », très favorable, des crédits accordés par les banques.

Lorsqu’une banque accorde un crédit, la somme apparaît aussitôt sur le compte du client. Si celui-ci utilise ses dépôts pour acquérir auprès de la banque des billets émis par la banque centrale, la banque doit pouvoir se procurer ces billets. Toutes les banques possèdent donc, auprès de leur banque centrale, un compte où figure un montant minimum, fixé par la BCE pour ce qui est des pays de la zone euro. Il s’agit d’une monnaie spéciale, appelée monnaie centrale, qui fait l’objet de transactions entre les banques ordinaires et la banque centrale, et que les banques ordinaires peuvent se prêter ou s’emprunter entre elles, selon leurs besoins, sur un marché qu’on appelle le marché interbancaire.

Le privilège de la banque centrale : créer une « super-monnaie »

Comment les banques se procurent-elles ces réserves ? En les empruntant auprès de la banque centrale, qui crée elle-même la monnaie centrale ex nihilo, à partir de rien ; c’est pourquoi on la qualifie de « banque des banques ». Cela confère à la  banque centrale un grand pouvoir : décider des conditions auxquelles elle acceptera – ou non – de prêter aux banques ordinaires. La banque centrale peut ainsi décider de la quantité de monnaie centrale qu’elle mettra à la disposition des banques, du taux des intérêts qu’elles lui paieront en rémunération de ce prêt, et de la durée de celui-ci.

En outre, pour accepter de prêter aux banques, la banque centrale exige en général que celles-ci lui remettent, en garantie, des titres financiers ou des titres représentatifs de crédits à leurs clients. Si la banque n’est pas en état de rembourser son emprunt à la banque centrale, celle-ci deviendra propriétaire de la garantie. On dit ainsi que les banques financent les entreprises en leur accordant des crédits, et que la banque centrale refinance les banques en leur prêtant de la monnaie centrale sous condition de recevoir ces crédits en garantie.

Jusqu’en 2007, dans la zone euro, ces prêts aux banques ont pris la forme des « opérations principales de refinancement » de la Banque centrale européenne. Il s’agit de prêts attribués une fois par semaine, à l’origine par une procédure d’appels d’offres : les banques formulaient des demandes de prêts et la BCE attribuait les fonds en priorité à celles qui proposaient les taux d’intérêt les plus élevés. Les banques moins bien servies  pouvaient encore emprunter les fonds qui leur manquaient à leurs consœurs mieux pourvues en liquidités, mais à un taux supérieur à celui des prêts de la banque centrale. Le taux des opérations principales de refinancement, fixé à 0 % depuis mars 2016, reste considéré aujourd’hui comme le principal indicateur officiel de la politique monétaire.

Toutefois, aujourd’hui, ces « opérations principales de refinancement » ont presque complètement disparu. À la place, la BCE fait aux banques des prêts à long terme (trois ans dans les procédures actuelles) et pour des montants potentiellement illimités, à un taux fixé par le Conseil des gouverneurs de la BCE.

Contrainte par la crise, la BCE invente les refinancements « ciblés »

Cette procédure fait partie des mesures dites « non conventionnelles » de politique monétaire mises en place par la BCE pour venir en aide aux banques pendant la crise de 2007-2008 puis pendant la crise de l’euro. La faiblesse de la reprise économique après 2012 et la fragilité du système bancaire européen l’ont contrainte à maintenir ce dispositif, initialement considéré comme exceptionnel, et même à le renforcer à partir de 2014 pour inciter les banques à prêter davantage aux entreprises et aux ménages.

En effet, la BCE a pris conscience à ce moment-là qu’il ne suffisait pas de prêter massivement aux banques pour qu’elles financent l’économie dans les mêmes proportions. Ainsi, aujourd’hui encore, une masse considérable d’argent prêté par la BCE reste déposée sur le compte des banques dans les différentes banques centrales nationales de la zone euro bien au-dessus du niveau de leurs réserves obligatoires. C’est pourquoi la BCE a décidé en 2004 :

  • que ces dépôts feraient l’objet d’une rémunération négative : au lieu de recevoir des intérêts quand elles conservent de l’argent sur leur compte, les banques doivent payer des intérêts à l’Eurosystème. Actuellement, ce taux, conçu pour être dissuasif, est fixé à -0,5 % ;
  • qu’en revanche des conditions de refinancement très privilégiées seraient accordées aux banques qui peuvent démontrer qu’elles consacrent une part suffisante de leurs ressources à prêter à des entreprises ou à des ménages. Ce sont les refinancements à long terme ciblés (TLTRO, Targeted Longer Term Refinancing Operations). Ce dispositif fait appel à une technique sélective, recommandée de longue date par les économistes communistes ; mais il n’est pas mis en œuvre pour permettre au financement de l’économie d’échapper aux contraintes de la rentabilité capitaliste. Au contraire, les entreprises bénéficiaires des crédits refinancés peuvent parfaitement s’en servir pour placer l’argent en opérations financières totalement improductives, ou pour pratiquer des investissements destinés, non à élargir et à rendre plus efficace la production de richesses, mais à réduire le coût du travail pour augmenter les taux de profit : suppressions d’emplois, remplacement de CDI par des contrats précaires, délocalisations, etc.

Depuis mars 2020, les TLTRO ont pris une ampleur gigantesque. La BCE avait alors annoncé qu’elle était prête à porter leur montant à 3 000 milliards. Cette enveloppe a été largement utilisée : au 30 juillet 2021, les fonds prêtés aux banques atteignaient 2 214 milliards d’euros. Les banques payent, pour ces emprunts à la BCE, un intérêt d’autant plus réduit que le montant de leurs prêts aux ménages et aux entreprises est élevé. Ce taux peut descendre jusqu’à -1  %, c’est-à-dire un demi-point de pourcentage en-dessous du taux (négatif, -0,5 %) de rémunération des dépôts des banques auprès de l’Eurosystème.  

Montant du refinancement des banques par l’Eurosystème

Source : Banque centrale européenne, situation consolidée de l’Eurosystème

Sous la pression des événements, la BCE a ainsi été amenée à donner à sa création monétaire une ampleur sans commune mesure avec les normes de politique monétaire qu’elle avait adoptées à sa création. Elle a même fait un pas dans la voie d’une certaine sélectivité de ses refinancements.

Taux pratiqués par la BCE pour le refinancement des banques

Source : Banque centrale européenne

D’autres critères de financement pour réussir la révolution monétaire

De fait, les choses, en matière de politique monétaire, ne pouvaient plus continuer comme avant : c’est le signe de la gravité de la crise de système qui appelle à un dépassement radical du capitalisme et du libéralisme, et dont le krach de 2007-2008 a été un tournant. Mais cela montre aussi que les possibilités de création monétaire à la disposition des banques centrales sont bien plus grandes que ce qu’on croyait encore dans les premières années du XXIe siècle. C’est une véritable révolution monétaire, amorcée il y a cinquante ans par la levée de tout lien entre la création de monnaie et une marchandise particulière concrète (en l’occurrence, la suspension de la convertibilité en or du dollar décidée par Nixon en 1971).

Cette nouvelle puissance des banques centrales ouvre des perspectives immenses pour avancer efficacement l’argent nécessaire aux gigantesques dépenses qu’exige la création des conditions économiques, sociales et écologiques du développement de 8 milliards d’êtres humains. Malheureusement, elle est aujourd’hui fort mal utilisée, essentiellement au service de la rentabilisation des capitaux privés. C’est pourquoi changer les critères de création monétaire des banques centrales est un enjeu politique crucial du XXIe siècle.

Concrètement, la BCE devrait poursuivre ses refinancements ciblés mais en les réservant aux crédits répondant à des critères précis en matière économique (création de valeur ajoutée en économisant le capital matériel et financier), sociaux (sécurisation de l’emploi et de la formation, salaires, durée du travail) et écologiques (économies d’énergie et de ressources naturelles). Ces mêmes critères serviraient de points d’appui aux luttes décentralisées, dans les territoires, les bassins d’emplois, les entreprises, en faveur de projets précis de création et de sécurisation des emplois, de développement de la formation, d’expansion des services publics, dans tous les pays de la zone euro, et aussi dans le cadre de coopérations avec le reste du monde.

L’Eurosystème

Il est légitime de dire que la Banque Centrale européenne fixe les taux d’intérêt du marché monétaire et décide de l’alimentation des banques ordinaires en monnaie centrale. En effet, c’est bien cette institution communautaire qui est chargée, par les traités européens, de la politique monétaire avec la « stabilité des prix » comme objectif primant sur toute autre considération.

Mais dans l’exercice de cette mission, elle n’agit pas seule : avec les 19 banques centrales nationales (BCN) de la zone euro, elle forme ce qu’on appelle l’Eurosystème. Notons d’ailleurs que ce son ces 19 BCN qui sont les actionnaires de la BCE.

Ainsi, les décisions de politique monétaire sont prises par le Conseil des gouverneurs de la BCE qui est composé des six membres du directoire de la BCE, dont la présidente actuelle Christine Lagarde, et des gouverneurs des banques centrales nationales. Mais les tâches opérationnelles sont exécutées par les banques centrales nationales. Par exemple, c’est auprès des BCN que les banques ordinaires ont un compte. C’est pourquoi, pour comprendre la politique monétaire, il faut considérer le bilan consolidé de l’Eurosystème, et non pas celui de la seule BCE.