Exaspération, institutions et besoin de novation révolutionnaire

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

L’exaspération est de tous les côtés : la crise systémique est entrée dans une nouvelle phase. L’exaspération est économique, avec une récession particulièrement inédite qui a commencé. Elle marque une forme d’exaspération de la crise du CME, de ses institutions néolibérales de crise et de la globalisation néolibérale. L’exaspération est sociale, perceptible en France avec les gilets-jaunes, elle s’est amplifiée sur les retraites, pour se développer de façon multiforme durant la pandémie et fait surface ouvertement à présent dans la dimension protestataire massive du vote à l’élection présidentielle. L’exaspération se manifeste aussi pour la police et l’armée: répression et violences policières au détriment de la tranquillité publique, contraintes changeantes et parfois inapplicables, grave irruption d’une parole de militaires dans le débat politique. L’exaspération est idéologique aussi avec un brouillage d’idées très profond entre gauche et droite. Les exaspérations identitaires sont travaillées de tous côtés, aussi bien à l’intérieur des pays, entre catégories sociales ou entre origines assignées, qu’au niveau international avec le « combat pour les valeurs », véritable guerre de civilisation impulsée par Biden. L’exaspération militaire enfin avec, en Europe, une guerre quasi-directe entre la Russie et les États-Unis, par Ukraine interposée, et toutes ses implications, notamment géopolitiques et économiques.

Ainsi notre numéro consacre une partie importante de ses articles à la crise économique et à la crise internationale, depuis les dimensions géopolitiques jusqu’aux questions des matières premières, en passant par la conjoncture française. Cette crise pourrait être particulièrement violente. Elle n’est probablement pas étrangère à l’entrée en guerre de la Russie et à l’implication des États-Unis dans le conflit avant même l’entrée en guerre.

On voit aussi qu’exaspérations anthroponomique et économique sont intriquées, comme dans la vie, mais chacune brouillée et l’une cachant tellement l’autre…

C’est une des raisons pour laquelle ce numéro consacre son dossier aux institutions. Elles constituent une des articulations entre économie et anthroponomie… à condition de voir cette articulation et de ne pas cloisonner. Car cela peut verrouiller la conservation du système, en cloisonnant et en renforçant les monopoles, tout particulièrement du sommet de l’État (ou des institutions publiques internationales) vis-à-vis du capital. Il faut changer le sens des institutions, avec une conception nouvelle de l’articulation, mettant en cause la domination de la rentabilité (régulation économique) et le type de relation individu/intérêt général (régulation politique). Sinon on finit par conserver le système.

La question, majeure, de la relation des institutions dites « politiques » à « l’économie », sur laquelle le dossier de ce numéro est centré, est refoulée dans notre société. Elle est vue au mieux comme faire lien entre la politique et l’argent. C’est important, mais tel quel c’est un peu vague et insuffisant. Cela peut désigner le seul budget de l’État et omettre totalement le crédit bancaire, donc les banques et les banques centrales (institutions publiques s’il en est !) ou l’utilisation des profits par les entreprises. Plus profondément, l’économie, c’est aussi la grande question des entreprises, à commencer par toutes les aides publiques, mais aussi leurs décisions de production, de recherche, d’embauche, d’investissement (qui renvoie non seulement à la production mais aussi au développement des forces productives sociales, aux humains qui se transforment eux-mêmes par leur propre activité, transforment aussi profondément leur niche écologique …).

Il s’agit ainsi d’avoir une vision large, marxiste, des institutions : (1) ne pas les réduire aux institutions existantes et désignées comme politiques, (2) voir aussi les institutions économiques, les entreprises, les banques et les banques centrales, les marchés financiers (3) mais ne pas non plus réduire les institutions à l’économique, comme si tout ne se jouait que dans les entreprises. Il s’agit de récuser deux monopoles, celui du pouvoir du capital (actionnaires et patronat) dans l’entreprise et celui du pouvoir d’État sur le dialogue avec les entreprises. Pour cela, il faut (4) oser penser nouveau : pour une gauche révolutionnaire du XXIe siècle ne pourrait-on pas dire qu’il s’agit de conquérir le pouvoir dans les institutions publiques pour qu’elles donnent des pouvoirs effectifs d’intervention aux habitants et travailleurs.ses sur les entreprises, les banques et les territoires. (5) Se pose aussi la question des niveaux européen et international, dont on voit bien la crise dans laquelle sont leurs institutions et tout en faisant l’objet de tentative de reconfiguration.

Banques et entreprises, en tout cas, sont une question fondamentale de société, pas seulement « économique ». Elles constituent un enjeu institutionnel majeur. Cet enjeu est caché à droite et à l’extrême droite, « neutralisé » comme une question technique et déléguée aux patrons et « experts » d’État. Il est refoulé par une certaine gauche sociale-démocrate ou keynésienne centrée essentiellement sur les dépenses publiques. Il est refoulé, comme enjeu politique, par le courant écologique politique pour qui soit seul le hors-travail compterait, et les institutions n’auraient à s’occuper que de répartition pour financer le revenu d’existence. Ces enjeux sont profondément « dépolitisés » et masqués par le courant libéral-social, dans sa version de droite (à la Emmanuel Macron et Elisabeth Borne) : les institutions doivent assurer (a) des prélèvements publics sur les entreprises, par un cadre fiscal adéquat (b) la liberté des entreprises et des salariés, par le droit du travail et le droit des affaires (concurrence, régulation financière, etc.). C’est masquer les inégalités économiques et sociales de moyens, de pouvoirs et d’informations entre travailleurs (ou même chômeurs) et patrons, c’est masquer aussi l’intervention publique massive (État, Régions, UE) au service du capital. Cette conception à la John Rawls pose deux principes : (a) droit égal, liberté de base égale pour tous (b) les inégalités économiques doivent servir à l’avantage de chacun et les positions privilégiées ouvertes à tous, et les inégalités doivent permettre d’améliorer la situation des plus désavantagés : « le politique vous prépare pour la loi de la jungle, débrouillez-vous ensuite » !

On ne peut pas seulement répondre droits des travailleurs dans l’entreprise et « monde du travail ». Il faut conjuguer intervention du dedans et du dehors sans s’enfermer dans l’entreprise, au nom d’une autre vision de l’intérêt général et pas seulement d’un intérêt particulier, fût-il celui de monde du travail.

Il y a besoin d’un dépassement faisant progresser les libertés d’intervention de tous dans des institutions de tendance autogestionnaire― entreprises ou institutions publiques décentralisées. C’est au cœur de notre proposition de « conférence permanente, nationale et territoriales, emploi-formation, transformation productive », couplée avec des droits nouveaux dans les entreprises. C’est au cœur de notre proposition de Fonds national et européen solidaires pour les services publics.

Purement théorique ? Bien au contraire ! Le gouvernement d’Elisabeth Borne annonce une « planification écologique » mais sans institution nouvelle ouvrant des pouvoirs d’action sur les entreprises, sans moyens financiers et sans délibération démocratique, sans changer leurs critères de gestion, sans réorienter le crédit, sans lutter contre la domination des marchés financiers et sans changer l’action de la Banque centrale européenne, tout en continuant l’austérité anti-sociale (retraite à 65 ans, services publics à la disette) et en renforçant la domination des travailleurs (réforme de l’assurance chômage, consolidation de la mise en œuvre des ordonnances travail).

Notre réponse ne peut pas être un simple retour au passé pour une planification des années 1950, voire des années 1970 ! La planification doit être simultanément écologique et sociale, car c’est la créativité du travail humain et sa qualité qui permettra la mise en œuvre de solutions écologiques et la prise en compte des besoins sociaux humains. Elle doit disposer de pouvoir sur les entreprises, avec un suivi démocratique, transparent et décentralisé, tenant compte des réalités de terrain et des savoirs multiples. Elle doit avoir un levier financier, avec un pôle public bancaire nationalisé. Elle doit s’appuyer sur un certain nombre de pôles publics stratégiques autour de nationalisations industrielles et de services d’un nouveau type. Enfin, elle doit être l’objet d’une délibération démocratique et décentralisée, avec une cohérence et une coordination nationale. Ces enjeux sont au cœur des débats qui traversent non seulement la société, mais aussi la nouvelle alliance NUPES des forces de gauche, instituée dans l’urgence. Ils ont été au cœur des négociations du PCF sur le programme de la NUPES, où les nationalisations bancaires sont sorties du programme puis revenues mais affadies, où les nationalisations industrielles et de service sont bien maigres, où les pouvoirs des salariés sont limités et dans lequel les entreprises sont absentes de la planification annoncée qui est par ailleurs bien étatique, marquée au final par la vision de Jean-Luc Mélenchon et le social-libéralisme d’EELV. L’union est un combat.

Dès les tout débuts de la première présidence Macron, les questions de pouvoirs et d’institution s’étaient invitées dans l’agenda politique, mais de façon limitée et partielle, bien qu’avec de grandes espérances. Ce fut le RIC (référendum d’initiative citoyenne), puis la convention citoyenne climat, récupération macronienne intégratrice. Cela exprime la poussée contradictoire d’une exigence d’intervention directe, à portée autogestionnaire, et d’une aspiration encore plus délégataire ― de sur-délégation disait Paul Boccara ― tournée vers un président supposé muni de pouvoirs illimités. Cela exprime aussi le besoin de délibération informée, de « citoyennisation » de l’expertise en lien avec la révolution informationnelle.

Pendant la pandémie, les deux tendances ― intervention directe et sur-délégation ― se sont renforcées, à la fois dans l’opinion et dans les dispositions politiques prises par le chef de l’État. S’est amorcé, avons- nous dit, un changement de régime politique et économique. En tout cas, il se cherche. Il recèle une dimension proprement politique, avec une présidentialisation plus poussée que jamais, non seulement contre le parlement mais aussi contre le gouvernement et le Premier ministre lui-même (présidentialisation accrue qui, soit dit en passant, pourrait se révéler en cas d’éventuelle cohabitation). Le conseil de défense sanitaire en a été l’archétype. Mais la transformation institutionnelle n’a pas été moindre du côté économique, avec d’une part les décisions prises presque directement par l’exécutif (à la fois national et européen) concernant la création monétaire de la BCE, son affectation-utilisation dont le parlement est entièrement exclu, et d’autre part le renforcement massif et presque radical des aides publiques aux entreprises, sous pilotage du capital et/ou de ses critères.

S’inspirant de Paul Boccara (dans ses Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique, Delga éditeur), on peut insister sur trois directions pour les luttes comme pour la réflexion visant des institutions dépassant la crise actuelle de suraccumulation du capital et de sur-délégation politique de la démocratie représentative :

  • au niveau national et infra-national, une mixité radicalement nouvelle entre délégation représentative et autodirection, avec trois principes autodirectionnels : partage de pouvoirs, concertation, rotation des rôles
  • au niveau international, européen et mondial : le besoin d’une créativité de dépassement de l’État, vers des constructions de type « confédération »
  • l’articulation aux autres moments anthroponomiques que le politique pour la montée de nouveaux principes de pouvoirs : le travail, le parental et bien sûr l’informationnel (une autre culture, notamment). Derrière la question d’une transformation des gestions d’entreprises pour qu’elles développent la valeur ajoutée disponible pour les travailleurs et les populations se pose le problème du « consentement des intéressés, [qui] tend à devenir une nouvelle autorité politique ».

C’est dire si au sein de cette crise qui est loin de n’être qu’économique, les dimensions anthroponomiques (culture-information, pouvoirs, travail, parentalité) sont un moteur humain profond de mise en mouvement ou de paralysie qui peut conforter les conservatismes, les dominations de toutes sortes et masquer les véritables enjeux, qu’ils soient économiques ou anthroponomiques (émancipation, dignité et liberté, universalisme c’est dire, au-delà, l’enjeu d’une nouvelle culture de partage pour toute l’humanité). Pourraient se travailler des solidarités nouvelles entre jeunesse, couches moyennes de salariés des services publics, voire cadres ou artisans, et monde ouvrier. Les projets macroniens de réforme des retraites vont chercher à tout prix à éviter cela. Mais nous pouvons les déjouer !

C’est dire aussi le besoin de dépasser autant la dilution marxiste et communiste dans une gauche au projet vague et à la radicalité sociale-démocrate que la répétition de symboles et slogans passés (« faire payer les riches »), avec une vision identitaire et une posture de punchlines. C’est ce que nous appelons la novation communiste. Notre revue veut y contribuer plus que jamais.

2 Comments

  1. Il me semble qu’il y a une contradiction entre notre slogan :  » Les jours heureux  » qui fait appel au passé , à la nostalgie et nos propositions ( en tout cas celles de Economie et Politique ) qui vont bien plus loin que ce qui c’est fait avec le CNR et les 30 glorieuses arrivées en bout de course vers 1970 .  » Capitalisme Monopoliste d’Etat social , sa crise ,son issue . » de P. Boccara . Il faut mettre en avant une visée , une perspective .

  2. au niveau international : lutter pour la création de « communs » de l’humanité, pour la santé : organiser la production et la distribution des vaccins, médicaments…;pour l’alimentation : organiser une sécurité alimentaire mondiale; pour l’énergie :sécurité énergétique mondiale; le faire au niveau national et européen dans un premier temps; au niveau monétaire : création d’une monnaie commune internationale . . .

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