
Tout le monde s’attend à une rentrée agitée. Une revue des enjeux économiques après la mise en place d’un nouveau paysage politique en France.
En cette fin d’été, le sentiment prévaut que différentes menaces semblent se conjuguer et s’amplifier les unes les autres. Menaces sanitaires : l’épidémie de covid19 n’est pas terminée et d’autres épidémies surgissent. Menaces écologiques, que de multiples phénomènes tragiques ou inquiétants n’ont cessé de nous rappeler au cours de l’été. Menaces géopolitiques, tant la guerre en Ukraine ravive les tensions entre les grandes puissances et rend envisageable une catastrophe planétaire. Menaces politiques : les néofascistes s’apprêtent à mettre la main sur le pouvoir en Italie et leurs émules de ce côté-ci des Alpes sont idéalement placés pour en faire autant à la première occasion. Menaces économiques et sociales : alors que le rebond d’activité consécutif aux confinements s’est vite enrayé, l’inflation ronge le pouvoir d’achat et les banques centrales, en remontant leurs taux d’intérêt, assument le risque de précipiter la récession. Menaces financières : si le système bancaire a tenu jusqu’à présent au prix d’injections démesurées de monnaie de la part des banques centrales, nul ne sait quel effondrement la remontée des taux d’intérêt est capable de déclencher sur les marchés.
Hausse des prix à la consommation sur 12 mois

Source : OCDE
Si cette accumulation de périls autorise à parler de crise, ce n’est pas tant pour ce qu’ils ont d’effrayant ; c’est plutôt que leur combinaison crée une situation où il est légitime de considérer que rien ne peut plus continuer comme avant. C’est ce que l’on peut voir plus particulièrement à propos de la situation économique. L’heure est donc à la résistance contre les menées du gouvernement macroniste, mais aussi à la construction d’une alternative de gauche plus crédible que ce que nous connaissons aujourd’hui.
Économie : jusqu’où tiendront-ils ?
Moins de deux ans après le rebond consécutif au choc de la pandémie et des confinements, la récession fait plus que se profiler. Selon le FMI, la production mondiale s’est contractée au deuxième trimestre de cette année, du fait de ralentissements de l’activité en Chine et en Russie. La récession se dessine aux États-Unis.
Niveau du PIB trimestriel en volume

Source : OCDE
En France, le retour des touristes au printemps après les confinements s’est traduit par une poussée des exportations de services mais la consommation stagne sous l’effet de l’inflation qui mine le pouvoir d’achat, et les perspectives sont moroses, pas seulement en raison des craintes de perturbations apportées par la guerre en Ukraine et d’embargo sur le gaz russe. Les grandes incertitudes qui règnent sur les perspectives de l’économie chinoise, où le PIB a chuté de 2,6 % au deuxième trimestre, assombrissent la conjoncture mondiale.
Les autorités américaines assument le risque de casser durablement la croissance et de sacrifier l’emploi pour conjurer le risque qui les obsède : une hausse des salaires que les travailleurs obtiendraient au détriment des profits pour compenser les pertes de pouvoir d’achat causées par l’inflation. La Réserve fédérale a ainsi amorcé une remontée brutale des taux d’intérêt (voir dans notre précédent numéro l’article de Frédéric Boccara « La remontée des taux d’intérêt : causes, effets, alternatives »).
Taux directeurs de la politique monétaire

Source : Banque des Règlements internationaux
La Banque centrale européenne suit, bon gré mal gré, car les dirigeants de l’UE sont incapables d’envisager une politique qui se dégagerait de la dépendance enve
rs le dollar et Wall Street. Il n’en reste pas moins que l’Europe serait plus durement touchée que le reste du monde par les risques qui pèsent sur l’économie mondiale : réduction des livraisons d’hydrocarbures, poursuite de l’inflation et du durcissement des politiques monétaires censé y faire face.
Cours de l’euro en dollars

Source : Banque de France
Mais dès à présent, c’est dans les pays émergents et en développement, diversement touchés par l’accélération des prix, que la hausse des taux d’intérêt se fait sentir le plus durement. On s’attend à des crises alimentaires et à des « émeutes de la faim » dans les pays les plus pauvres, où les populations sont dépourvues de protection face à la hausse des prix alimentaires et des prix de l’énergie.
Les racines économiques de la crise
De même que les tremblements de terre, les tsunamis, les éruptions volcaniques, tout imprévisibles qu’ils sont, s’expliquent par des mouvements profonds sous la croûte terrestre, de même les évolutions souvent chaotiques de l’économie renvoient aux contradictions sous-jacentes à l’accumulation du capital. Voilà plus de soixante ans que l’essor des taux de profits procuré, aux capitaux privés, par la dévalorisation massive de capital public constitutive du capitalisme monopoliste d’État s’est enrayé, sans que parvienne à s’amorcer durablement une nouvelle dynamique d’efficacité du capital malgré les milliers de milliards dépensés pour tirer argent des nouvelles technologies numériques et informationnelles. Cependant, la masse croissante de capital accumulée dans la production au cours des années de prospérité, puis dans la spéculation financière, réclame un taux de profit toujours aussi élevé : elle doit donc s’approprier toujours plus de profits, c’est-à-dire une part croissante des richesses produites par le travail humain.
Croissance financière dans le monde

Source : Banque mondiale
D’où l’âpreté des assauts contre les salaires et l’emploi (le « coût du travail »), contre les dépenses consacrées aux services publics, et la fébrilité des capitaux libres de se jeter d’un secteur à l’autre, d’un continent à l’autre, d’une spéculation à l’autre, en fonction des occasions de rentabilité détectées par les financiers. Le problème, c’est que cette gestion de l’économie affaiblit l’emploi, les compétences, c’est-à-dire la source même de ces richesses que le capital a une soif inextinguible d’accaparer, tout en épuisant l’autre source de la richesse, la nature. Les injections sans précédent de liquidités créées par les banques centrales, qui sont une forme extrême de dévalorisation de capital public, permettent à la mondialisation financière de « tenir », de crise en crise, mais pour combien de temps ? C’est la question à laquelle les responsables de la politique économique, quoi qu’ils en disent, se savent incapables de répondre.
Macron : une seule boussole, répondre aux exigences du capital
Plus que l’expression doctrinaire d’une utopie néolibérale, les politiques économiques contemporaines sont des tentatives, face à un avenir très incertain, non pas d’apporter des solutions durables aux grands défis du moment, mais de permettre la poursuite de l’accumulation du capital. Par exemple, ils cherchent à transformer l’exigence d’une révolution écologique de la production et de la consommation en une collection d’investissements rentables dans les technologies susceptibles de réduire les émissions de gaz à effet de serre ou d’économiser les ressources naturelles. Ou bien, ils prennent en compte de façon perverse l’importance croissance, pour l’efficacité économique, du développement des capacités d’initiative et d’innovation des travailleurs, en individualisant de façon très insidieuse la gestion des « ressources humaines », voire en confiant aux travailleurs le soin de rendre maximale leur propre exploitation sous la forme d’auto-entreprenariat ou d’ubérisation.
Ce pragmatisme réactionnaire au service du capital s’est manifesté au moment des confinements consécutifs à l’épidémie de covid19. Le souci de préserver les compétences malgré l’interruption de l’activité économique a fait saillir l’impératif d’une sécurisation de l’emploi et de la formation. Entrer dans cette logique aurait conduit le gouvernement à reconnaître aux salariés des pouvoirs nouveaux pour imposer dans la gestion des entreprises des critères répondant à cet impératif et mettant donc en cause l’obsession du taux de profit. Ce n’est pas cela qu’Emmanuel Macron et Bruno Le Maire ont fait. Les dizaines de milliards d’euros versés au patronat pour le financement du chômage partiel ont été assortis d’une invitation à retourner le plus vite possible à la rentabilité. Comme on le sait, les grands groupes ont entendu le message : ils ont empoché l’argent et profité de la situation pour accélérer leurs plans de restructurations, de réductions d’effectifs, et pour pressurer encore davantage leurs sous-traitants.
On peut interpréter à la même lumière les mesures annoncées par le gouvernement après les élections, baptisées « paquet pouvoir d’achat » et adoptées au parlement avec le soutien de la droite traditionnelle et la complicité de l’extrême-droite. Face à une triple menace : celle de l’inflation, celle d’une récession et celle des révoltes populaires qu’elles peuvent provoquer sous des formes imprévisibles, le pouvoir tente d’ajuster les différentes mesures prises avec comme guide une priorité : empêcher une hausse généralisée des salaires qui porterait atteinte aux profits.
Alors que l’inflation a atteint 6,1 % en juillet, les pensions, les bourses étudiantes, les allocations et les minimas sociaux ne seront revalorisés que de 4 %. Il ne s’agit là que d’une anticipation de mesures qui étaient de toute façon prévues par la loi, entre octobre 2022 et avril 2023. Quant aux agents publics, l’augmentation se limitera à 3,5 %. En ce qui concerne les salaires, les mesures consistent en primes (la « prime de partage de la valeur » attribuée au bon vouloir de l’employeur et bénéficiant à une minorité de salariés) et en exonérations sociales et fiscales favorisant, en particulier, l’intéressement et la participation : autant de formes de rémunération que le patronat peut substituer à des augmentations de salaires, et qui ruinent les finances publiques. Avec la défiscalisation des heures supplémentaires et la monétisation des RTT, les droites remettent en cause la durée légale du travail et font travailler plus, sans gain au regard de l’inflation.
Cette logique va se poursuivre. Le gouvernement prévoit d’ouvrir la session parlementaire début octobre par une nouvelle réforme de l’assurance chômage, la transformation de Pôle Emploi en « France Travail » et l’attribution du RSA sous condition d’effectuer 15 heures ou 20 heures d’activité.
Et dès l’automne le débat va s’amplifier sur la réforme des retraites que le gouvernement veut faire adopter avant l’été 2023. Dans ce domaine, les circonstances et la mobilisation populaire ont obligé Emmanuel Macron à temporiser mais, tout en louvoyant, il garde le cap : quelles que soient les modalités de la réforme, le but reste de rendre au capital la part de la valeur créée par le travail consacrée au financement de la Sécurité sociale. Qu’importe, de ce point de vue, que l’équilibre des régimes de retraites ne soit pas menacé à moyen terme. La rentabilité du capital, qui avait supporté sans douleur le doublement des dépenses de retraites en proportion du PIB entre 1960 et 1980, ne peut plus se passer de cette part des richesses créées par le travail.
Pourtant, un système de retraites digne du XXIe siècle exigerait que cette part augmente considérablement ! De même que l’état de la société impose de dépenser plus pour la formation et pour la santé, de même l’augmentation de l’âge moyen de la population impose de dépenser plus pour les retraites. C’est plus de cent milliards qu’il faudrait trouver chaque année [1]. Supprimer les exonérations de cotisations sociales accordées depuis trente ans au patronat n’y suffirait pas : il faudrait accroître la valeur des richesses sur laquelle sont prélevées les cotisations, c’est-à-dire accroître l’emploi et les salaires dans une nouvelle efficacité économique, conduisant les entreprises à utiliser autrement leurs profits et les crédits des banques : moins d’opérations financières, plus d’emploi et de formation pour créer efficacement de la valeur ajoutée.
C’est à cela que le capital veut à tout prix échapper. Comme il leur est difficile d’expliquer qu’ils veulent moins de services publics et moins de protection sociale, le discours gouvernemental se focalise sur l’évocation répétée de la nécessité de réduire la dette publique et de revenir à l’équilibre budgétaire.
Alors que l’expérience de la pandémie du covid-19 devrait conduire à renforcer le financement de la sécurité sociale et à embaucher massivement dans l’hôpital public, dans l’éducation, dans la recherche, c’est tout l’inverse qui est à craindre avec le risque de nouvelles attaques portées conjointement par les macronistes et les « Républicains ». Quant au projet de loi de Finances (voir dans ce dossier l’article de Jean-Marc Durand), le programme de stabilité transmis à Bruxelles par le gouvernement a donné le ton avec l’objectif de réduire fortement le rythme d’augmentation de la dépense publique en volume à 0,6% par an en moyenne sur la durée du quinquennat.
Le pouvoir cherche à ajuster la dureté de sa politique à la capacité de la population à la supporter mais il sait que la colère qui s’est exprimée au cours du quinquennat précédent va encore grandir. Débouchera-t-elle sur une révolte dont l’impuissance ouvrirait la voie au pire ? Ou sur un rassemblement pour des réponses efficaces aux exigences de notre peuple ? La réponse, dont la portée dépasse la seule situation en France, va dépendre de notre capacité à construire des bases solides et crédible à une alternative radicale à la logique capitaliste.
Pour mieux résister, construire une perspective
Ce qui donne à la situation présente le caractère d’une véritable crise, c’est que les moyens d’une réponse aux difficultés de l’heure sont accessibles mais que la transformation révolutionnaire que ces difficultés rendent nécessaire reste bloquée par l’action des tenants de l’ordre existant et par le poids des idées anciennes au sein même des mouvements qui contestent le capital.
On le voit assez bien à propos de l’enjeu écologique, comme le montre Sylvestre Huet dans ce numéro ; mais il en va de même en matière économique.
Ainsi, comme indiqué plus haut, l’exigence d’une sécurisation de l’emploi et de la formation est tellement forte que les gouvernements européens, au moment des confinements, ont été contraints de la prendre en compte à leur corps défendant sous la forme détournée et perverse d’un financement étatique du chômage partiel.
De même, la crise financière de 2007-2008, puis la pandémie ont été l’occasion de prendre conscience que les banques centrales peuvent se permettre de créer des dizaines de milliers de milliards de dollars pour financer les dépenses publiques sans que se produise l’apocalypse annoncée par les gardiens de l’orthodoxie financière. Une certaine sélectivité de la politique monétaire s’est même révélée indispensable dans la pratique [2]. Mais cet effet de la véritable révolution monétaire amorcée, à la fin du siècle dernier, par l’abandon complet de l’or comme référence dans la création de signes monétaires par les banques et les banques centrales, s’est manifesté sous l’empire de la globalisation financière capitaliste, entraînant des effets encore plus pervers que les problèmes qu’il visait à résoudre : exubérance irrationnelle des marchés financiers et inefficacité croissante du crédit en termes de croissance réelle et d’emploi, comme le montre le graphique ci-dessous.
PIB pour 100 dollars d’encours de crédit aux agents non financiers

Source : Banque des Règlements internationaux, Total Credit Statistics
La question, par excellence révolutionnaire, est donc « objectivement » posée d’une prise de pouvoir démocratique sur l’utilisation de l’argent : pour que l’argent public serve au développement des services publics et de la Sécurité sociale plutôt qu’à soutenir les profits ; mais aussi pour que l’argent des entreprises serve à une nouvelle efficacité productive et écologique fondée sur le développement des capacités humaines, à commencer par la sécurisation de l’emploi et de la formation ; et pour changer l’orientation du crédit bancaire.
Comme ce pouvoir sur l’argent est le cœur du pouvoir du capital, c’est celui que la classe dirigeante s’attache avec le plus d’acharnement à mettre à l’abri de toute intervention démocratique des citoyens et des salariés. Il n’en reste pas moins que la logique du capital et une logique porteuse de son dépassement, jusqu’à la construction d’une nouvelle civilisation, s’affrontent au sein même de l’économie actuelle sur différents terrains. Le programme du PCF, tel qu’il a été formulé à l’occasion de la dernière élection présidentielle, propose des moyens concrets d’agir sur ces terrains : nouveaux pouvoirs des salariés dans l’entreprise pour imposer des choix d’investissement, d’embauche, de formation, de productions répondant à de nouveaux critères d’efficacité économique, sociale et écologique ; conférences permanentes pour l’emploi, la formation et la transformation productive et écologique, à différents échelons territoriaux, du local au national, voire à l’échelle européenne et mondiale ; pôle financier public et fonds régionaux pour l’emploi et la formation ; modulation de la fiscalité des entreprises et des cotisations sociales patronales, et nouvelle sélectivité de la politique monétaire pour agir sur le comportement des entreprises ; nouvelles alliances internationales pour imposer pacifiquement une alternative à l’hégémonie du dollar, en vue d’une mondialisation de paix et de coopération.
Longtemps, l’action syndicale et les politiques de gauche ont pu s’abstenir d’investir pleinement ces terrains. Mais aujourd’hui les multiples crises qui secouent le monde en s’amplifiant les unes les autres ont atteint un tel degré de maturité que la seule action de l’État pour corriger les méfaits du capital ne parvient plus à apporter des améliorations à la vie des travailleurs et des couches populaires. L’affaiblissement du mouvement syndical et les échecs répétés des expériences gouvernementales de gauche dans le monde entier le démontrent. Les salariés et les électeurs le savent par expérience, et cela se traduit dans les rapports de forces électoraux.
Il faut donc regarder la réalité en face : pour apporter des réponses concrètes aux angoisses et aux exigences qui traversent notre peuple, il faut avoir le courage d’aller contester le pouvoir du capital en son cœur, dans les entreprises et dans les lieux où se décide l’usage de l’argent.
Les thèmes volontiers mis en avant dans le débat public – pouvoir d’achat, évasion fiscale, dette publique – doivent devenir l’occasion de soulever la question du financement monétaire des services publics, du pouvoir à conquérir sur le crédit des banques, et, au centre de cette cohérence nouvelle, la question de l’exercice de nouveaux pouvoirs : dans les entreprises par leurs salariés, et sur les entreprises par de nouvelles institutions – conférences régionales, pôle financier public…
Ce chantier est pour l’essentiel devant nous. Les communistes ont obtenu que soit inscrite dans le programme de la NUPES la mention, assez vague, de nouveaux pouvoirs des travailleurs ou de pôle financier public mais ces notions n’irriguent pas la logique d’ensemble de ce programme et elles sont d’ailleurs expressément récusées par deux composantes de l’alliance, le PS et les Verts. La construction d’une alliance solide et crédible à gauche va donc demander aux communistes beaucoup d’audace pour placer ces questions sous le feu du débat public, et pour en nourrir les mobilisations qui auront toutes les raisons de se déclencher dans les prochains mois et les prochaines années.
[1] Voir Retraites, le bras de fer, collectif, Paris, Delga, 2020.
[2] Voir Denis Durand, « Les politiques monétaires doivent entrer dans une nouvelle dimension », Économie&Politique, numéro 814-815, mai-juin 2022.