Aborder la formation professionnelle comme un ensemble de techniques juridiques déconnectées de l’environnement politique, économique et social, n’a selon nous guère de sens. Elle est en effet avant tout le reflet de trois facteurs :
- des évolutions économiques, politiques, et institutionnelles largement influencées par la progression de la pensée néo-libérale notamment à travers l’injonction croissante à davantage d’individualisation des rapports sociaux comme outil de destruction des droits collectifs,
- du renforcement du rôle de l’État, non comme garant de l’intérêt commun mais du seul marché, avec son corolaire l’affaiblissement des organisations syndicales,
- des réformes successives qui résultent des tensions au sein même de l’État et des conflits entre les intérêts divergents des acteurs sociaux (syndicats, organisations patronales, administrations, collectivités territoriales).
I. Les liens entre évolutions politique, économique et formation professionnelle
Schématiquement on peut distinguer trois grandes périodes permettant d’expliquer les évolutions de la formation professionnelle.
1/ Entre 1945 et 1970, le développement de l’économie entraine un besoin croissant de qualification de la main d’œuvre auquel répond un effort constant de formation des salariés. Ainsi, dans l’après-guerre, la loi de 1946 met en place le premier organisme public de formation, ancêtre de l’actuel AFPA. Treize ans plus tard, la loi de 1959 « relative à diverses dispositions tendant à la promotion sociale » poursuit ce processus, dans un contexte d’expansion du capitalisme. La formation est alors vue comme un outil permettant de soutenir le développement économique, mais aussi comme un moyen d’intégration des salariés selon la vision gaullienne de leur « participation » aux fruits de la croissance. Sous influence du patronat chrétien et du gaullisme social, le pouvoir cherche à concilier les intérêts prétendument communs entre capital et travail.
La loi de 1966, s’inscrivant dans ce courant d’idées, parle pour la première fois « d’obligation nationale » de formation et fixe les bases du congé formation. Avec la mise en place des premiers organismes de mutualisation des fonds de la formation professionnelle (FAF et ASFO) ancêtres des OPCA, les premiers plans de formation pour les salariés touchés par les reconversions industrielles se mettent en place.
2/ Entre 1974 et le milieu des années 1990, la transformation de l’économie sous l’impact de la mondialisation modifie en profondeur les besoins de formation. Le nombre d’ouvriers dans l’industrie chute fortement ; la part de l’emploi dans les grandes entreprises diminue également au profit des petites unités et de la sous-traitance ; le travail précaire se généralise ; l’emploi se polarise, avec pour corollaire le déclin rapide des emplois intermédiaires et enfin l’emploi des femmes, majoritairement peu qualifié, progresse fortement.
3/ Du milieu des années 1990 à aujourd’hui, la financiarisation de l’économie et l’idéologie néo-libérale s’imposent. En parallèle, les différents services publics sont affaiblis et lechômage de masse s’installe. Les organisations syndicales peinent alors à faire face à ces nouvelles réalités et perdent en capacité d’opposition.
L’impact de ces transformations économiques sur la formation va dès lors se traduire par une polarisation des besoins en main d’œuvre. D’un côté, afin d’augmenter la valeur ajoutée et de répondre à la concurrence dans un contexte de mondialisation capitaliste, les entreprises vont se concentrer sur leur cœur de métier et sur les emplois de haute technicité ; De l’autre, la tertiarisation de l’économie nécessitera, à côté des emplois très qualifiés (informatique, électronique, finances) des emplois nettement moins qualifiés (service à la personne, hôtellerie-restauration, nettoyage).
Dans ce contexte, si la part de salariés accédant à la formation progresse fortement, ils ne bénéficient pour l’essentiel que de formations courtes d’adaptation aux besoins immédiats de l’entreprise. On assiste dès lors à une baisse relative de la dépense de formation de la nation qui, bien qu’en hausse en valeur absolue, enregistre une baisse réelle si on rapporte ces montants à l’évolution du PIB. Il en est de même pour les entreprises où cette dépense passe de 2,4 milliards en 1974 à 14 milliards en 2014, mais qui, rapportée à la masse salariale, passe de 3,4 % en 1993 à 2,5 % en 2014.
II. Les étapes marquantes de l’évolution de la formation professionnelle depuis la loi fondatrice de 1971
La loi dite loi Delors sur « la formation professionnelle dans le cadre de l’éducation permanente », votée dans le sillage de mai 68, doit se lire dans le cadre du projet de la « nouvelle société » chère à Jacques Chaban-Delmas. Il s’agissait alors pour l’État et le patronat de conjurer un conflit social majeur, inédit depuis 1936. Le contexte économique, à l’époque marqué par les premières grandes restructurations et l’accélération des changements techniques et organisationnels, poussait le patronat à envisager la formation comme réponse à ces changements, mais aussi comme outil de développement de l’entreprise. Mais surtout, les milieux réformateurs au sein de l’État obtiendront que la dimension émancipatrice soit présente dans la loi.
Cette loi fondatrice s’inscrivait également dans la continuité des « constats de Grenelle » qui avaient acté l’augmentation du Smic et des salaires, le passage aux 40 heures et l’adoption du droit syndical en entreprise. Elle stipulait que : « La formation professionnelle permanente constitue une obligation nationale… ayant pour objet de permettre l’adaptation des travailleurs aux changements des technologies et des conditions de travail, de favoriser leur promotion sociale par l’accès aux différents niveaux de la culture et de la qualification professionnelle et leur contribution au développement culturel économique et social ». La loi donnait dès lors un début de traduction pratique à cette idée d’« impératif national » en instaurant une obligation légale de financement de la formation professionnelle par les entreprises, affirmant ainsi leurs responsabilités à l’égard des salariés.
C’est enfin cette loi qui instaurera le droit au congé formation rémunéré qui, à ce stade, restera cependant sans financement dédié. Ces pistes de progrès esquissées ont fait de la loi de 1971 un point d’ancrage de cette logique d’émancipation collective. Sa logique dominante résidait bien dans la volonté de penser la formation professionnelle dans sa globalité : outil de qualification et d’adaptation de la main d’œuvre aux besoins de l’économie, mais également vecteur de progrès social et de citoyenneté. Pour autant, portée par des courants politiques aux orientations divergentes, la loi de 1971 n’était pas dénuée d’ambiguïté à l’origine des tensions ultérieures. C’est pourquoi les nombreuses lois qui suivront peuvent être regardées comme la poursuite de cette tension entre préservation et remise en cause des fondements d’un système solidaire et émancipateur contenus dans la loi de 1971.
Ainsi, la loi du 17 juillet 1978, qui visait à outiller et mettre en œuvre les principes de la formation permanente, posera aussi les bases de nouvelles orientations restrictives, avec notamment le passage de la notion de stage à celle d’action de formation qui ouvrait la voie à la soumission de la formation professionnelle aux besoins de court terme des entreprises.
La loi du 24 février 1984 portée par Marcel Rigout, ministre communiste, marquera une pose dans cette évolution. Elle renforcera la formation comme thème de la négociation collective et rendra effectif le droit au congé individuel de formation (CIF) en le dotant d’un financement dédié et de structures de gestion propres (les OPACIF). Outil conciliant aspiration des salariés à se réaliser personnellement, et nécessités d’évolutions et de reconversions professionnelles, ce dispositif ne cessera ensuite de faire l’objet des attaques du patronat et des milieux libéraux jusqu’à sa suppression en 2018.
L’ANI et la loi du 31 décembre 1991 reflètent ces mêmes tensions. D’un côté, une contribution financière obligatoire est instituée pour les TPE qui jusqu’alors n’y étaient pas assujetties. De l’autre, la notion de compétences s’installe au détriment de celle de qualification. De même, avec l’apparition de la notion de « co-investissement », ces textes seront aussi l’occasion de dissocier temps de formation et temps de travail.
À son tour, la loi du 4 mai 2004 reprenant largement les termes de l’ANI du 20 septembre 2003, donne à voir la recherche d’un équilibre entre avancées et reculs potentiels. L’obligation légale de financement de la formation professionnelle est portée à 1,6 % de la masse salariale, mais elle surtout est fortement augmentée pour les TPE. Dans le même temps la loi crée le droit individuel à la formation (DIF). Réalisé a priori hors temps de travail, ce nouveau dispositif donne un cadre législatif affirmé à la notion de co-investissement, ce qui à l’époque fera débat. D’un côté, certains observateurs considèreront que ce dispositif est porteur de dangers, le hors temps de travail devenant la règle. De l’autre, certains syndicalistes voudront y voir un premier pas vers un droit attaché à la personne, transférable d’un emploi à un autre, préfigurant un élément d’un nouveau statut du travail salarié et d’une sécurité sociale professionnelle, perspective revendicative portée par la CGT.
L’accord national interprofessionnel du 7 janvier 2009, en donnant un cadre institutionnel à la politique paritaire nationale et interprofessionnelle de formation, et en la dotant de moyens financiers et d’outils pour sa mise en œuvre, portait l’ambition d’une meilleure cohérence des politiques de branches. Pour dégager les moyens de cette ambition, la mutualisation interprofessionnelle des fonds de la formation est multipliée par trois passant de 300 millions à un milliard d’euros. L’accord national crée pour cela un organisme chargé de faire converger les règles communes en matière de financement et de prise en charge des dépenses de formation. Ces dispositions seront d’ailleurs reprises par la loi. Pourtant, cette ambition se heurtera aux exigences du gouvernement de l’époque qui ponctionnera chaque année près d’un tiers des ressources collectées pour financer la politique de l’emploi. Elle sera également entravée par la volonté d’autonomie teintée de corporatisme des branches professionnelles.
Face à ces difficultés, une nouvelle négociation s’ouvre en 2013. Elle aboutira à un ANI (accord national interprofessionnel) daté du 14 décembre 2013 qui ne sera signé ni par la CGT, ni – fait inhabituel – par la Confédération générale des petites et moyennes entreprises qui n’accepte pas la nouvelle répartition des fonds mutualisés jugée défavorable aux PME. La loi du 5 mars 2014 franchit alors un nouveau pas décisif dans le processus de libéralisation de la formation professionnelle. Elle transforme le DIF en « compte personnel de formation » (CPF), l’inscrivant clairement dans une logique d’individualisation des droits des salariés avec son corollaire la déresponsabilisation des employeurs. C’est bien un basculement du système qui s’opère alors, avec pour objectif l’adaptation des compétences des actifs aux besoins de court terme des entreprises, plutôt que le développement professionnel et culturel des travailleurs et des citoyens.
Dans la foulée, la loi Rebsamen de 2015 noie la consultation sur la formation professionnelle en entreprise dans un ensemble d’autres thèmes, ce qui aboutira à sa moindre prise en charge par les représentants des salariés.
En monétisant le CPF, la dernière loi sur la formation professionnelle, en date du 5 septembre 2018, portera à son terme la logique individualiste et consumériste initiée par la loi de 2014. Ce changement, présenté comme la solution magique aux inégalités d’accès à la formation, livre en réalité davantage les salariés au marché concurrentiel par la totale désintermédiation de la formation. Elle devient alors un objet de consommation courant protégé, pour l’essentiel, par le seul droit du consommateur et non plus par le droit du travail.
La logique d’individualisation initiée par la création du CPF en tant que voie principale d’accès à la formation, conjuguée à la baisse massive de l’obligation de financement de la formation professionnelle, a ouvert la voie à un véritable démantèlement du système initié en 1971 et a clairement fait basculer la responsabilité de la formation vers les salariés. Comme l’écrit Bénédicte Zimmermann : « On voit comment le CPF, dispositif emblématique des réformes de 2014 et 2018, présenté comme une nouvelle liberté donnée aux salariés, s’inscrit en réalité dans une évolution du droit du travail qui tend à réduire les relations salariales à une simple relation contractuelle. On est loin de la philosophie de la loi de 1971 qui inscrivait le droit individuel dans des droits collectifs structurant les rapports sociaux dans les entreprises. »[1]
III. Un système incapable de répondre aux mutations en cours
Quatre ans après la mise en œuvre de la loi de 2018 largement sous financée, les caisses sont vides. France compétences, nouvel organisme public chargé de la gouvernance et de la gestion financière du système, enregistre un déficit cumulé de plus de 11 milliards d’euros ce qui l’oblige à emprunter sur les marchés financiers, mais aussi à réduire le volume de son intervention.
Contraint dès lors de revoir la gouvernance et le financement du système critiqués par nombre d’observateurs, le gouvernement a lancé en 2021 un « agenda social » dans lequel la formation jouait un rôle important. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait accueilli favorablement l’initiative du Medef de lancer, en impliquant les confédérations syndicales, son propre projet de diagnostic de la loi de 2018 et de réponses aux disfonctionnements.
Les discussions qu’il a engagées ont abouti à 49 propositions visant à adapter la loi de 2018 aux effets de la crise sanitaire et économique. Ces propositions formalisées dans un nouvel accord cadre national interprofessionnel (ACNI) signé à la mi-octobre 2021 par l’ensemble des organisations syndicales et patronales, sauf la CGT qui n’avait pas souhaité participer aux discussions.
Si certaines de ces mesures méritent d’être regardées avec attention (demande d’une évaluation globale de la loi de 2018 adossée à la mise en place d’indicateurs pertinents, amélioration des travaux d’analyse des formations dans les branches professionnelles …), elles s’inscrivent néanmoins essentiellement dans la continuité de cette loi.
Ce qui fonde en effet la réflexion du Medef et des organisations syndicales qui ont participé à ces discussions, c’est l’idée que ce qui bloque le développement de la formation c’est avant tout la mise en œuvre insuffisante de la loi de 2018. Il en est ainsi de la volonté de valoriser les compétences au dépend des qualifications, d’améliorer la situation financière en réorientant vers l’apprentissage les fonds versés aux lycées professionnels et de développer le co-investissement par la mise en place d’un crédit d’impôt en direction des employeurs et des salariés.
Ces propositions montrent une accentuation de la logique libérale qui, loin de répondre aux difficultés actuelles, s’orientent vers plus d’individualisation et de marchandisation. Tout fonctionne comme si, face aux difficultés actuelles, au lieu de reconnaitre le caractère profondément déstabilisateur de la loi de 2018, le patronat et le gouvernement cherchaient à s’orienter vers encore plus de libéralisme.
Ainsi après avoir séduit, plusieurs millions de salariés avec un CPF libre d’accès, accessible sans intermédiation et sans contrôle voici que s’impose la nécessité d’en réguler l’accès du fait de la dérive financière. Le véritable objectif de la création du CPF, mesure phare de la réforme de 2018, se trouve en voie d’être atteint. Faire accepter l’idée que la formation professionnelle relève de la responsabilité individuelle et « libérer » les employeurs de cette « obligation nationale » qu’avait instauré la loi de 1971. En effet sous couvert « d’autonomie » des personnes, c’est bien à une réduction des droits collectifs des salariés à laquelle on assiste.
Les ajustements proposés ne peuvent dès lors constituer une réponse adéquate aux besoins des salariés comme aux exigences de l’économie. Ce dont le pays a besoin ce n’est pas d’un toilettage de la loi, mais d’une refonte globale du modèle existant.
Il apparait dès lors important de comprendre comment, dans le champ de la formation professionnelle, la domination de la pensée néolibérale a surdéterminé les choix de certaines organisations syndicales qui ont été amenées à accepter des réformes régressives avec le seul objectif d’en amoindrir la portée. Aujourd’hui, alors que les failles de cette idéologie apparaissent de plus en plus évidentes, il importe de prendre conscience que l’avenir de la formation professionnelle ne pourra pas s’écrire dans les seules limites de son champ. La construction de cet avenir ne pourra pas s’exonérer du large combat d’idées qui déterminera la société de demain.
Didier Gelot, Djamal Teskouk, co-auteurs de « 1971-2021, retour sur 50 ans de formation professionnelle », Éditions du Croquant 2021.
[1]Bénédicte Zimmermann, Droit social, n°12, décembre 2018.