C’est avec une grande satisfaction que nous incluons dans notre dossier cet article en copublication avec le site « Innovation pédagogique » (https://www.innovation-pedagogique.fr/), à qui nous adressons tous nos remerciements.
Le travail est un terme très polysémique désignant un éventail de transformations le plus souvent conjointes dans lesquelles ou sur lesquelles surviennent les activités humaines.
De quoi parle t’on quand on parle du travail ? Quelles « actions » désignons-nous ?
Une transformation « déjà en cours », sur laquelle intervient l’action d’un sujet.
Un premier usage du terme travail est constatable pour désigner des processus déjà en cours affectant les sujets agissants, processus sur lesquels ils peuvent intervenir pour les infléchir sans pour autant qu’ils constituent dans tous les cas des actions volontaires et contrôlées. Pour désigner ces « déjà là » en mouvement dans une situation de travail, on parle volontiers de cours, synonyme d’écoulement continu (en grec ancien, panta rhei, tout coule). L’intérêt porte alors sur le contexte dynamique de l’action d’un sujet.
C’est ainsi que par exemple que l’on parle souvent du travail de l’expérience : l’expérience est la transformation de soi le plus souvent inconsciente qui accompagne une action délibérée sur le monde (ce que le monde me fait lorsque je fais quelque chose au monde). Le travail de deuil, expression créée par Freud et passée dans le langage courant, est lui un processus intrapsychique consécutif à la perte d’un objet d’attachement. Le travail de l’enfantement est encore la période de l’accouchement pendant laquelle se produisent les contractions. Dans tous les cas, on peut dire que le sujet est « en travail ».
Ce premier usage est fondé sur trois présupposés :
- il y a une transformation « déjà en cours «qui n’est pas initialisée par la volonté du sujet, mais qui l’affecte ;
- c’est sur cette transformation qu’intervient l’activité du sujet. Intervenir (« venir entre ») a comme sens courant : se produire au cours de, participer à, survenir, jouer un rôle dans ;
- l’intervention est une séquence d’activité supplémentaire qui infléchit le cours d’activité déjà engagé : comme l’indique plaisamment P. Meirieu à propos des interventions éducatives, « enseigner, c’est au mieux favoriser les apprentissages, au pire ne pas les empêcher ». L’apprentissage est ainsi un cours continu.
Un procès de transformation du monde
Marx s’est particulièrement intéressé à cette acception parce qu’elle lui permettait de penser à la fois dans les sociétés industrielles naissantes la fonction de production du travail, et les rapports sociaux dans la production, en particulier la détention ou l’appropriation par les acteurs des composantes du travail : objet de travail, moyen de travail, produit du travail, force de travail notamment.
Transformation du monde est pris à la fois comme transformation de la nature et comme transformation de la société. Le travail désigne un rapport d’activité entre les sujets humains et le monde. Pour Marx, « le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature (…) par la médiation de sa propre action » (Le Capital, PUF 1993,199). Ce procès de transformation peut être une transformation de matière ou une transformation d’informations comme c’est le cas de plus en fréquent dans les sociétés contemporaines.
Le plus souvent toutefois le travail comme procès de transformation a impliqué une définition de l’économie comme sphère de la production des biens et services, et une définition des processus de production en entreprise en termes d’organisation. Cette acception s’est formalisée notamment dans les entreprises industrielles en termes de fonctions productives et techniques. Que produisent ou que fabriquent ceux qui travaillent, appelés successivement ouvriers, opérateurs, techniciens ? Cette question aboutit aussi naturellement à une désignation sociale du travail comme travail prescrit, formalisé notamment en termes de postes, et opposé au travail réel.
Une action ordonnée autour de la production d’utilités
Un grand nombre de désignations sociales du travail insiste également sur la référence à des utilités : les biens et services produits sont ordonnés le plus souvent autour de besoins ou de projets d’autres individus que ceux qui les produisent et qui leur donnent une certaine unité d’action. Le travail serait une transformation en vue de la satisfaction de « besoins » individuels ou sociaux. L’école « utilitariste » s’est particulièrement intéressée à cette acception.
Cette acception pose évidemment la question du jugement d’utilité. Le jugement d’utilité sur le produit concret du travail porte sur la question de savoir s’il anticipe les besoins et s’il les satisfait. Qui porte ce jugement ? dans les organisations du travail contemporaines, c’est le plus souvent le hiérarchique, au nom du consommateur, du client ou de l’usager, ce qui n’exclut pas, quand il en a la maitrise, le jugement d’utilité par le producteur.
Cette même référence à l’utilité nourrit donc les finalisations de l’action de travail. L’action de travail est l’ensemble des activités y compris psychiques participant à cette transformation du monde, et elle présente à cet égard une unité de fonction, de sens et /ou de signification pour ceux qui y sont engagés. Ainsi se trouvent ouvertes toutes les questions relatives à la conduite du travail, c’est-à-dire à l’ensemble des constructions mentales /affects relatifs à l’organisation d’activités qui la caractérisent : l’ingénierie quand commanditaires, concepteurs et intervenants sont distincts, démarche de projet quand ils se confondent.
Une relation à autrui à établir et à faire reconnaitre
Travailler n’est pas seulement s’engager dans une action, c’est aussi établir des relations avec autrui dans l’action et dans la conduite de l’action. L’intersubjectivité peut être décrite par les sujets eux-mêmes en termes de vécu de leurs rapports avec d’autres sujets ; elle peut donc être définie comme l’ensemble des sémiotisations que les sujets opèrent en agissant. Les rapports de place sont directement issus de l’organisation-en-acte des activités, et s’inscrivent dans les rapports que les sujets nouent entre eux dans la production de leurs moyens d’existence (rapports de classe). Les relations entre sujets sont les images identitaires réciproques qui s’échangent dans les communications.
L’analyse des types de rapports de place peut être facilitée par une description précise des configurations d’activités dans une organisation et par un repérage des séquences d’activités qui jouent un rôle de moyens dans ces organisations. Au sein d’une même organisation d’activités, il n’existe qu’un seul type de rapports de place.
Qui a le pouvoir de fait dans la détermination des objectifs et dans l’évaluation du travail ? qui détient ou s’approprie les moyens du travail et de la production ? Quel lien le pouvoir pris dans la conduite et dans la production entretient-il avec la détention et l’appropriation des moyens ?
L’analyse du travail suppose donc l’identification de la distribution finale et constatée des activités d’acteurs. Le plus souvent la relation entre acteurs est dissymétrique et donne lieu à transactions de fait, à des conflits ou des négociations explicites.
Une fonction de détermination de la valeur sociale
Attribuer de la valeur sociale (une valeur d’échange !), c’est introduire pour des sujets un rapport d’ordre, de hiérarchie, entre des choses dissemblables. La valeur est l’échelle de comparaison de choses dissemblables entre elles.
Dans les sociétés industrielles, le travail est généralisé comme valeur de référence pour hiérarchiser toutes les activités rémunérées : à l’inverse les activités de care, notamment les activités des femmes au foyer, n’ont pas été désignées comme du travail, mais comme le prolongement d’un rôle naturel. A contrario la cessation revendiquée du travail et la reconnaissance du droit de grève est le marqueur de cette attribution de valeur.
Ce mode dominant d’attribution de valeur sociale conditionne les représentations de soi et les revendications identitaires : les prostituées n’utilisent elles pas elles-mêmes la référence au travail en se revendiquant travailleuses du sexe ? Tous les débats autour du travail ne peuvent faire l’économie de cette référence.
Une transformation/ invention de soi
Transformation de la nature et transformation du monde social, le travail est également une transformation de soi transformant la nature et le monde social
Paradoxalement, ce sont dans les milieux de l’éducation et du développement que l’hypothèse de la puissance « constructive » du travail par des voies les plus diverses a été le plus supposée. Pour s’en convaincre il suffit de penser à l’abondance de la terminologie de l’éducation investissant la terminologie du travail : atelier, exercice, séminaire, groupe de travail, productions par exemple.
De façon générale, la double valence de l’activité, comme transformation du monde et comme transformation de soi transformant le monde est particulièrement évoquée dans les milieux professionnels de la formation et du développement : Se construire pour être mobilisable, Se construire en se mobilisant, Se mobiliser pour se construire. Hypothèse sociale est faite de la capillarité des fonctions de mobilisation/construction des sujets, ouvrant le champ de l’anthroponomie et des questions relatives à la production sociale et à la production personnelle de soi par et dans l’activité. L’invention de soi, injonction sociale, comme l’apprentissage, est une transformation de soi reconnue par soi comme personnelle et dans le même temps valorisée par autrui. Dans le travail, la marge de manœuvre reconnue comme personnelle est limitée/valorisée dans des configurations de reconnaissance d’un système social donné. Aujourd’hui c’est davantage l’ingéniosité que l’invention de soi qui est socialement attendue… Être reconnu, se reconnaitre au travail est un nouvel enjeu des luttes.