Nasser Mansouri-Guilani
L’« État social » construit au milieu du siècle dernier ne parvient plus à protéger des millions de nos concitoyens des fléaux du capitalisme en crise. C’est désormais le dépassement du capitalisme lui-même qui vient à l’ordre du jour.
Pour éviter tout malentendu, soulignons d’emblée que face à la violence des attaques du capital et ses défenseurs libéraux contre les conquis sociaux, mais aussi compte tenu des conditions difficiles des millions de concitoyens, il est indispensable de soutenir tout dispositif de nature sociale, comme le RSA, qui procure aux bénéficiaires une somme d’argent, quoique largement insuffisante pour assurer une vie décente.
Ceci étant posé, cette affirmation ne nous empêche pas d’interroger ces dispositifs sous l’angle des enjeux fondamentaux tels que le travail et sa place dans la société.
Une lutte de classes
L’émergence et l’évolution de l’« État social » sont le fruit des luttes et des rapports de forces entre le travail et le capital. Ainsi, la Sécurité sociale est-elle la traduction institutionnelle des conquêtes historiques d’une classe ouvrière solidement organisée et représentée (notamment par la CGT et le PCF). Pour cette même raison, ce conquis social fait l’objet d’attaques permanentes du capital pour « regagner le terrain perdu ».
A présent, pour attaquer ces conquis, le capital tire profit de trois processus majeurs et interconnectés : 1) la crise profonde, systémique du capitalisme, caractérisée, entre autres, par le chômage massif et persistant et la précarité ; 2) les mutations technologiques qui affectent, entre autres, le travail et le processus de travail ; 3) la mondialisation et la financiarisation de l’économie fondées sur la mise en concurrence des systèmes socio-productifs et sur la recherche de rentabilité maximale du capital à court terme comme l’unique objectif de l’activité économique. Voilà qui explique pourquoi en France depuis plusieurs décennies maintenant, la précarité se développe et quelque six millions d’individus sont en permanence exclus du travail « pour des raisons économiques », c’est-à-dire parce que les chefs d’entreprises et les acteurs financiers jugent qu’ils ne sont pas suffisamment rentables, qu’ils coûtent trop cher eu égard à leur « productivité ».
Les libéraux véhiculent un discours triomphant qui s’appuie, chronologiquement, sur l’échec des politiques keynésiennes appliquées au sortir de la seconde Guerre Mondiale, puis sur l’effondrement des régimes soviétiques. Ils prônent le développement du capitalisme débridé, tirent sur les conquis sociaux et préconisent la déréglementation, la privatisation et la marchandisation de tout, y compris la protection sociale. La « loi El Khomri » – dont l’architecte principal était Emmanuel Macron, à l’époque ministre de l’Économie -, la récente « réforme de l’assurance chômage » et la future « réforme des retraites » s’inspirent de cette logique.
En schématisant, en face, deux approches se présentent : réformiste ou social-démocrate et radicale ou communiste.
L’approche social-démocrate ne remet pas en cause le capitalisme et cherche à remédier aux insuffisances du système. D’où un amalgame de politiques qui tantôt vont dans le sens d’un certain « État social », tantôt dans celui des libéraux. Ainsi, historiquement, parallèlement à l’instauration du RMI par un gouvernement socialiste, nous assistons aux privatisations tous azimuts (les privatisations réalisées sous le gouvernement Jospin étaient plus importantes que celles réalisées par les gouvernements de droite) et aux premiers pas vers l’affaiblissement du système d’assurance chômage et de retraite par répartition, franchis par les gouvernements socialistes.
A l’inverse, l’approche radicale milite pour sortir du capitalisme et soutient le développement du secteur et des servies publics et la mise en sécurité sociale des travailleurs et des citoyens. En même temps, sans négliger l’intérêt des dispositifs de nature sociale pour les bénéficiaires, elle rappelle les insuffisances et l’ambivalence de ces dispositifs.
Un changement de paradigme
Affichant l’objectif d’aider les travailleurs les plus en difficulté, des dispositifs comme le RSA témoignent d’un aveu d’impuissance des décideurs politiques enfermés dans le système capitaliste face à l’incapacité du capitalisme financiarisé de créer suffisamment d’emplois pour résorber le chômage. La fameuse formule e François Mitterrand traduit bien cet aveu d’impuissance : « dans la lutte contre le chômage, on a tout essayé».
Pour les libéraux, le chômage est volontaire et le droit du travail constitue un obstacle à l’emploi ; en particulier, le SMIC empêche de recruter les travailleurs réputés à faible productivité.
L’approche social-démocrate s’oppose généralement à cette présentation, mais en dernière instance, elle rejoint les libéraux quand elle reconnaît qu’il faut « réformer » le droit du travail dans un sens favorable au patronat. Ainsi, l’État doit assumer une partie du salaire des travailleurs réputés non qualifiés (par exemple par des exonérations de cotisations sociales) et se charger de ceux qui sont exclus par le « marché du travail », c’est-à-dire par les patrons.
Il convient d’insister sur le fait qu’une telle prise en charge des exclus se fait en dehors du processus de travail, et donc en dehors du mécanisme de salaire socialisé, de sécurité sociale, d’assurance chômage ; elle relève de la « solidarité nationale », financée par les impôts. Il s’agit bien là d’un changement de paradigme : on passe d’une mise en sécurité sociale fondée sur le travail, à une sorte d’assistanat, de charité dépendant du bon vouloir de l’État. D’où l’ambivalence et la délicatesse du sujet.
D’une part, un dispositif comme le RSA comporte un intérêt certain pour des centaines de milliers de travailleurs exclus du travail et privés de ressources, même si la modestie de son montant ne préserve pas les bénéficiaires de la pauvreté : le montant du RSA pour une personne seule est de 598 euros ; le seuil de pauvreté pour un individu seul est de 1 102 euros.
D’autre part, un tel dispositif ne remet pas en cause le mécanisme fondamental qui produit l’exclusion, c’est-à-dire l’exploitation des travailleurs dans le cadre d’un système et d’une organisation de travail qui visent avant tout à maximiser la rentabilité du capital à court terme.
Sortir du capitalisme
Sortir de cette impasse implique de dépasser le capitalisme. Il s’agit de placer l’activité économique, et avec elle le travail, dans une optique de réponse aux besoins socio-économiques ; besoins qui intègrent, de façon croissante, une dimension immatérielle (santé, éducation, recherche, culture…) et qui s’expriment de plus en plus dans un cadre mondial.
Une telle perspective met en avant « l’utilité sociale du travail accompli » au lieu et à la place du culte de productivité et son corollaire, la rentabilité maximale du capital à court terme.
Il s’agit que chaque individu puisse se réaliser à travers une activité choisie et utile pour le collectif, lui permettant de vivre dignement de son travail soit par un emploi stable, soit par une formation qualifiante, les deux bien rémunérés.
En quelque sorte, en reprenant une idée de Marx et en la développant, il s’agit de rendre la « force de travail » vraiment libre, de telle sorte que son détenteur puisse mettre ses capacités au service du collectif et que le collectif en profite pleinement dans l’intérêt de toutes et tous, et non uniquement dans l’intérêt égoïste d’une minorité, c’est-à-dire les détenteurs de capitaux et des moyens de production.
Ce schéma est nettement plus prometteur que la situation actuelle. En effet, juridiquement, sous le capitalisme, la force de travail est censée être libre ; mais en réalité pour subvenir à ses besoins, le travailleur – qui est « propriétaire » de cette force de travail – est obligé de la vendre au détenteur du capital, au propriétaire des moyens de production. Ainsi, la force de travail dans sa globalité est mise à la merci du capital et de la façon il organise le procès de travail ; d’où, entre autres, le couple « chômage – précarité » qui menace en permanence le monde du travail.
Pour cette même raison, ce schéma est nettement plus prometteur que celui d’un RSA qui a de nombreux défauts, précisément parce qu’il ne remet pas en cause le mécanisme du marché du travail organisé selon les intérêts du capital. En effet, contrairement aux promesses, « l’accès à l’emploi reste difficile pour les bénéficiaires du RSA ». Sept ans après l’entrée au RSA d’une cohorte, « seuls 34 % sont en emploi et parmi ceux-ci seul un tiers ont un emploi de façon stable ». Dans les cinq ans qui suivent la sortie du RSA, « deux-tiers changent de situation en moyenne 3,8 fois, ce qui équivaut à deux allers-retours entre emploi et non-emploi en cinq ans ». 41 % des allocataires reviennent au RSA après en être sortis. (Cour des Comptes, Le revenu de solidarité active, 2022).
Qui plus est, la propagande libérale donne un statut dévalorisé aux bénéficiaires du RSA, les stigmatise, voire les culpabilise. Ceci explique d’ailleurs pourquoi une partie des bénéficiaires potentiels de ce dispositif refuse d’y recourir. La complexité de la procédure d’accès et la multiplicité des intervenants sont aussi des facteurs dissuasifs. Au total, un tiers des bénéficiaires potentiels ne recourt pas à ce dispositif (Cour des comptes, op. cit.).
On pourra nous objecter que notre projet est peu crédible, utopique et irréalisable.
Horizon crédible ? Oui, comme le prouve le confinement, ce qui compte est bien l’utilité sociale du travail accompli. En effet, des métiers tant méprisés par les libéraux s’avèrent utiles, indispensables.
Utopique ? Non, compte tenu du gigantesque potentiel des nouvelles technologies pour établir une civilisation de partage, de solidarité et de fraternité.
Irréalisable ? Non, si on met fin au gaspillage d’énormes ressources humaines, naturelles, financières mobilisées actuellement au service du capital sans résultats probants ni pour les travailleurs, ni pour la collectivité, ni pour l’environnement. Ainsi, pour ne citer qu’un seul exemple, l’ensemble des ressources financières mobilisées par l’État au service des entreprises s’élève à 159 milliards d’euros en 2019 selon l’étude du CLERSÉ, Un capitalisme sous perfusion, 2022. C’est en réalité le premier poste des dépenses de l’État, de loin devant le budget de l’éducation nationale par exemple.