Une nouvelle phase de la mondialisation ?

Séance 6 du séminaire Capitalisme: vers un nouveau paradigme?

Le mardi 21 février 2023 à 18h30

Une forme inédite de mondialisation a imprimé sa marque au système économique au cours des cinquante dernières années. Réagissant à une crise durable de rentabilité de l’accumulation capitaliste et orientant la révolution informationnelle pour en tirer profit, elle s’est traduite non seulement par l’accroissement des flux de biens et de services, par un développement très contradictoire des pays du Sud, mais aussi par la place stratégique prise par les partages d’informations, par l’expansion massive des mouvements de capitaux et des revenus qu’ils perçoivent, par une hégémonie renforcée du dollar, et par un développement tout à fait nouveau des chaînes de valeur mondiale sous le contrôle de vastes firmes multinationales et sous la pression permanente de marchés financiers hypertrophiés. Après le krach financier de 2007-2008 et la « grande récession » qui l’a suivie, on a pu diagnostiquer une entrée en crise de cette mondialisation elle-même. En quoi le choc de 2020 et ses suites, en quoi la guerre en Ukraine amènent-ils à faire évoluer ce diagnostic ? Qu’est-ce qui a commencé à changer dans la mondialisation ? À quoi pourrait ressembler la nouvelle phase de mondialisation que le capitalisme semble rechercher ? Quelles voies devrait-on explorer pour une alternative visant une mondialisation de paix et de coopération ? Telles sont quelques-unes des questions à l’ordre du jour de cette séance.

Avec:

  • Vincent Vicard, adjoint au directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII)  et responsable du programme scientifique Analyse du Commerce International, auteur De quoi l’autonomie stratégique ouverte est-elle le nom ?
    In L’économie mondiale 2023, La Découverte, p.87-101, septembre 2022 (Vincent Vicard et Pauline Wibaux).
  • Nasser Mansouri-Guilani, docteur en économie, membre honoraire du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Il a dirigé le secteur économique de la CGT et enseigné à l’université de Paris-Est-Marne-La-Vallée. Il a été membre du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE), du Conseil national de l’industrie (CNI) et du Conseil scientifique de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES).

La séance était animée par Charlotte Balavoine, conseillère politique au Parlement Européen, membre du collectif Europe du PCF.

La transcription intégrale du débat

Charlotte Balavoine

On va parler de la mondialisation capitaliste, c’est une vieille notion, on situe même l’essor du capitalisme, en tout cas du capitalisme commercial, et des premières formes de mondialisation autour du XVe siècle, c’est ce que Wallerstein appelait déjà l’économie-monde. Lorsque le système productif a évolué, les formes de mondialisation et son étendue ont également fortement changé également. Aujourd’hui, on est sur une phase plus avancée qu’on pourrait caractériser par le nom d’impérialisme sur bien des aspects.

Depuis les années 90, on voit une accélération des mutations de ce système mondialisé, une multiplication, une accélération des crises également, notamment depuis le premier choc pétrolier, et ce que l’on espérait pouvoir être un monde multipolaire se retrouve être aujourd’hui un monde où la concentration des richesses et la concentration de la production est de plus en plus réduite à un nombre de multinationales, de grandes entreprises ou de grands acteurs au niveau international.

Ce qui a aussi marqué ces dernières années, c’est l’apparition de nouveaux acteurs.

On a évolué d’un monde unipolaire avec une hégémonie extrêmement forte de l’Amérique du Nord, en particulier des États-Unis, vers un monde où d’anciens pays du Sud sont devenus des puissances émergentes qui aujourd’hui participent pleinement à la guerre commerciale.

Cette nouvelle phase de la mondialisation s’est caractérisée aussi par l’imposition de règles de libre-échange toujours plus accrues et par le fait de graver dans le marbre cette logique néolibérale, notamment au sein de l’OMC, mais également au niveau de la construction régionale d’un certain nombre de continents, et je pense ici évidemment à l’Union européenne, qui depuis l’actu unique en 1986 et puis renforcé depuis 1992 et Maastricht, s’est retrouvée dans une logique encore plus néolibérale que elle ne l’était auparavant.

On a vu aussi ces dernières années une accélération des crises.

Cela nous amène à nous poser un certain nombre de questions et la première d’entre elles c’est : est-ce qu’on est entré dans une nouvelle phase de la mondialisation, une nouvelle phase du système économique ? En même temps on a vu une résilience très grande du système néolibéral ?

Vincent Vicard

Avant de s’interroger sur les mutations de la mondialisation, il est utile de revenir sur ces dernières années, voire ces dernières décennies et sur les crises qui se sont succédées depuis la crise financière de 2008.

On a eu le Brexit, on a eu la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, initiée par Donald Trump mais poursuivie par Joe Biden après son élection. On a eu la crise sanitaire et toutes les questions que ça a posé sur les ruptures d’approvisionnement, les tensions sur les chaînes d’approvisionnement, sur les semi-conducteurs mais de manière beaucoup plus large sur un certain nombre de produits de santé ou d’autres produits, et plus récemment encore la guerre en Ukraine et toutes les questions d’approvisionnement sur les hydrocarbures dans l’Union européenne et plus largement dans le monde.

Le trait marquant, face à l’ensemble de ces crises, c’est finalement la résilience du commerce international.

Pour donner quelques chiffres, le commerce international, dès 2021, avait déjà retrouvé son niveau de 2019. En 2022, il était près de 10 % au-dessus du niveau de 2019, et 20 % au-dessus du niveau qu’il avait atteint en 2010, c’est-à-dire après la crise financière de 2008.

On est vraiment sur une situation de plateau de la mondialisation, au moins en termes d’ouverture commerciale intégrant tous les acteurs au niveau mondial.

Cette situation de stagnation à un haut niveau de mondialisation a souvent été interprétée comme une rupture dans la mondialisation par rapport à la période précédente des années 90 et du début des années 2000 jusqu’à 2008. Il faut d’abord l’analyser comme un retour à la normale par rapport à une période atypique, la période des années 90 et des années 2000, qui est vraiment une période d’hypermondialisation, de paradigme libéral correspondant à une ouverture très rapide des économies, des économies occidentales mais de manière plus large, la montée en puissance d’un certain nombre d’économies émergentes, la Chine en premier lieu, mais aussi d’autres acteurs, l’Inde, un certain nombre d’acteurs aussi en Afrique qui ont trouvé une place aussi dans cette mondialisation avec des exportations concentrées sur l’extraction et sur un certain nombre de produits agricoles.

Cette hypermondialisation correspond à plusieurs choses :

  • d’abord, le développement de ce qu’on a appelé des chaînes de valeur mondiales, qui sont associées assez étroitement aux multinationales et au fait de séparer, de fragmenter la production dans différents lieux,
  • les baisses de droits de douane, le démantèlement des protections douanières au niveau mondial et au niveau régional avec des accords commerciaux régionaux, le premier étant l’Union européenne mais on a eu en Amérique du Nord l’Accord de libre-échange nord-américain, le Mercosur en Amérique latine, d’autres en Asie ou en Afrique ;
  • après la chute du Mur, l’inclusion des pays de l’Est, de la Russie et de la Chine au système commercial international, et l’organisation de ce système commercial international autour de grandes règles qui sont concentrées en particulier dans l’Organisation Mondiale du Commerce, qui définissent les règles du commerce international relativement acceptées pendant cette période par l’ensemble des acteurs.

Je pense qu’il faut partir de cette résilience du système commercial international malgré cette multiplication des crises – sur les huit dernières années on en a eu deux, presque une tous les deux ans.

Par exemple, quand on regarde la relation commerciale entre la Chine et les États-Unis, qui sont les deux premiers acteurs du commerce international aujourd’hui, on est dans une situation où sur la moitié du commerce entre ces deux pays, il y a des droits de douane de 20 %, ce qui est extrêmement élevé si on se replace juste avant ce conflit commercial entre les États-Unis et la Chine : on avait des droits de douane qui étaient de l’ordre de 3 ou 4 % en moyenne pour les pays riches.

Donc on a une augmentation extrêmement importante et pourtant une résilience très importante.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de changements. Trois changements intervenus dans les années 2010, après la crise financière, me paraissent importants pour ce qui se passe aujourd’hui et pour analyser ce changement dans le régime de mondialisation par rapport à la période précédente.

Le premier, c’est l’existence de déséquilibres commerciaux importants entre les grandes régions du monde. Les États-Unis sont en déficit commercial, c’est-à-dire qu’ils importent plus qu’ils n’exportent, et l’Union européenne et la Chine sont en excédent avec des exportations qui sont plus importantes que les importations.

Et à l’intérieur du continent européen, ces excédents sont concentrés sur certains pays – c’était évoqué dans l’introduction – l’Allemagne en particulier, mais aussi l’Autriche, les Pays-Bas, les pays de l’est de l’Union européenne. Ils ont un lien avec l’industrie et la désindustrialisation dans les partenaires commerciaux, parce que si vous exportez plus que vous n’importez, cela veut dire que vous produisez plus que vous ne consommez, et donc il faut que dans le reste du monde des pays soient dans la situation inverse, donc qu’ils produisent moins qu’ils ne consomment.

C’est exactement la situation dans laquelle sont les États-Unis, et cette situation est à la base du discours de Donald Trump sur la mondialisation, sur la lutte contre ces déficits commerciaux qui ont un impact sur l’industrie et la désindustrialisation aux États-Unis.

Donc je pense que ces équilibres persistants sont importants pour penser ce qui se passe dans le système de libre-échange tel qu’il était pensé jusqu’à maintenant. On pense souvent aujourd’hui aux États-Unis comme le mauvais acteur de la mondialisation, qui a initié des conflits commerciaux, qui a refusé de nommer des juges dans le système de règlement des différends de l’Organisation Mondiale du Commerce de façon à bloquer ces institutions multilatérales qui leur étaient défavorables. Mais si on se place du point de vue des déséquilibres qui n’ont aucune raison d’être aussi persistants, depuis une décennie maintenant, on s’aperçoit que les mauvais élèves de la mondialisation libérale du libre-échange sont peut-être plutôt les acteurs qui défendent ce système, l’Union européenne d’une part et la Chine d’autre part, qui sont les acteurs qui exportent leurs déficits de demande, lié à la compression des salaires. La période d’augmentation extrêmement importante de l’excédent et en Chine et en Europe est une période d’augmentation des salaires moins forte que l’augmentation de la productivité qui explique la constitution de ces excédents au détriment du reste du monde.

Pour comprendre les conflits qui ont pu émerger dans les années récentes, il est important d’avoir en tête ces déséquilibres qui sont une nouvelle facette de la mondialisation.

Les excédents chinois avaient commencé dès les années 2000, mais pour l’Union européenne, ces excédents vis-à-vis du reste du monde sont une nouvelle dimension, car les excédents allemands étaient précédemment compensés par les déficits du reste d’Union européenne, et notamment des pays du sud de l’Europe jusqu’à la crise des dettes souveraines en 2010-2012. Et ces excédents ont largement à voir avec la compression salariale et donc le déficit de demande dans ces pays. La persistance de ces déséquilibres amène ainsi à interroger quels sont les bons élèves de la mondialisation : ceux qui respectent les règles ou ceux qui exportent leur déficit de demande ?

Le deuxième changement assez structurel dans le régime de mondialisation qu’on a pu voir dans les dix dernières années, c’est le rôle croissant d’un certain nombre de pays et notamment des paradis fiscaux.

Ces paradis fiscaux sont vraiment un acteur au cœur de la mondialisation de ces dernières années.

Ce sont des pays qui se caractérisent non seulement par une faible taxation, que ce soit des individus ou des entreprises multinationales, et par une opacité qui permet aux entreprises ou aux particuliers de s’abstraire des règles nationales.

Et ce sont par ailleurs des juridictions qui en général ont plutôt de bonnes institutions et des niveaux de revenus par habitants relativement élevés, malgré, pour certains, des inégalités extrêmement fortes.

Il y a beaucoup de listes de ces paradis fiscaux. Les listes officielles sont extrêmement restreintes : dans la liste de l’Union européenne, il y a une dizaine de juridictions.

Mais si on prend les listes plus larges qui sont produites par les organisations non gouvernementales ou par les chercheurs, les économistes, on a une quarantaine de pays qui incluent notamment des pays européens tels que l’Irlande, le Luxembourg, la Suisse, Chypre. Dans certaines des listes, on a les Pays-Bas, même si des questions se posent sur leur inclusion ou non dans ces listes.

Mais voilà, ce sont des acteurs qui sont au cœur du système, au coeur des flux de capitaux internationaux, c’est maintenant relativement documenté.

50 % des stocks de capitaux passent par ces paradis fiscaux. Les investissements des multinationales, ou les investissements financiers, y passent par ces paradis fiscaux, et n’y restent pas. Donc, la notion d’opacité est à mon sens importante.

Ce sont aussi des pays qui ont été sous les feux des projecteurs du fait de l’évitement fiscal qu’ils permettent. On sait qu’à peu près de 40 % des profits à l’étranger des multinationales sont localisés dans ces paradis fiscaux, donc c’est une dimension extrêmement importante.

Les estimations disponibles font état de 200 milliards de pertes d’impôts au niveau mondial pour les pays d’activité des entreprises multinationales, donc des pertes de recettes fiscales extrêmement importantes. Cela donc pour des entreprises qui sont au cœur de la mondialisation et de ces chaînes de valeur mondiales qu’on a évoquées précédemment.

Une autre dimension un peu moins mise en lumière en général, c’est que ces paradis fiscaux sont au cœur des échanges de services, dont ils représentent une part importante, et croissante : presque un quart des échanges de services aux entreprises. Cela peut recouvrir de la logistique, des services financiers ou le fait de rémunérer la propriété intellectuelle, comme des royalties qui vont payer l’usage d’une marque ou l’usage d’un brevet pour une entreprise.

Les échanges de service qui représentaient un peu moins de 20 % du commerce international au début des années 2010 représentent aujourd’hui 25 % du commerce international. Ils augmentent donc plus vite que les échanges de bien.

Ce fait est interprété par un certain nombre d’analystes, notamment d’universitaires et aussi de cabinets de conseil, comme un changement de régime de la mondialisation qui irait vers des flux plus immatériels, prenant le relais des échanges de biens. Je pense que justement, le fait que des paradis fiscaux soient au coeur de ces échanges de service doit nous amener à questionner, même dans le paradigme du libre-échange, la réalité de ces échanges et leur impact positif sur les acteurs et sur les pays qui sont impliqués.

Quand une entreprise multinationale va localiser sa marque dans un paradis fiscal et ensuite louer, rémunérer cette marque, la faire payer par l’ensemble de ses filiales qui sont localisées dans les pays dans lequel elles produisent, ce n’est pas une activité liée à une division internationale du travail telle qu’elle est pensée dans la théorie du commerce international, avec les gains que ça peut procurer en termes de bien-être et de réduction des coûts pour les entreprises.

On a vraiment affaire à des flux qui sont immatériels, donc difficiles à contrôler, qui ont une visée fiscale, et qui se passent essentiellement entre filiales des entreprises multinationales. Je pense que c’est aussi une des dimensions de changement du commerce international, de flux qui n’ont pas la même valeur que ceux qui pouvaient être observés sur les échanges de bien dans les années 1990 et 2000, et qui correspondaient au moins dans une certaine mesure à la réduction des coûts, à une organisation de la production, ce qui est beaucoup moins le cas dans ces flux de services immatériels.

Une troisième dimension, à mon avis directement reliée aux précédentes, est le rôle des entreprises multinationales et notamment l’autonomisation des entreprises multinationales par rapport à leur pays d’activité.

On oublie souvent aujourd’hui que sur les deux dernières décennies, on a eu une explosion du rôle des entreprises multinationales, dans le commerce international et de manière générale.

Pour donner un chiffre, les profits à l’étranger des firmes multinationales représentaient 4 % des profits globaux en 1975 et jusqu’au début des années 90. Au début des années 2000, on était passé à 8 %, et à partir de 2010, on est à peu près à 15 %. C’est donc une multiplication par 4 de ces profits à l’étranger des multinationales. Ils correspondent au développement de ces entreprises multinationales à partir de la fin des années 90 et du début des années 2000, qui sont à l’origine de ces nouvelles formes d’organisation de la production au niveau international, ce qu’on appelle les chaînes mondiales de production qui fragmentent les processus de production dans différents pays, mais ce sont ces entreprises multinationales qui contrôlent ces processus de production.

Je pense que c’est assez important aussi pour comprendre aujourd’hui la résilience du système de production international et du commerce international, parce que ces multinationales se sont créées et se sont développées dans un système d’hypermondialisation, et c’est donc extrêmement difficile pour elles de se penser et de penser leur organisation dans un système différent. Pour prendre un exemple qui à mon sens est assez parlant, Apple est souvent considéré, à raison d’ailleurs, comme une entreprise extrêmement innovante. Ce qui est assez intéressant c’est que son PDG actuel, Tim Cook, n’est pas à l’origine de l’innovation, contrairement au PDG précédent. Tim Cook était le responsable de la logistique. C’est lui qui a organisé la chaîne de production des iPhones et des autres produits d’Apple en Chine. C’est cette capacité à organiser sa chaîne de production et de produire à des coûts faibles qui est en partie à l’origine du succès d’Apple par rapport à ses concurrents.

Cette logique d’organisation internationale de production est vraiment au cœur de l’organisation des multinationales de leur développement dans la période 2000 jusqu’à aujourd’hui, mais aussi pour comprendre cette résilience du commerce international, et le fait que les entreprises reviennent assez peu en arrière malgré tous les chocs qu’on peut observer.

Apple produit encore 100 % de ses iPhones en Chine, cinq ans après le début d’un conflit commercial majeur entre les États-Unis et la Chine. Cette résilience des chaînes de production en Chine vient aussi du fait qu’elles sont vraiment au cœur de l’organisation et de la réussite d’Apple.

Nasser Mansouri-Guilani

Je tiens à préciser que j’étais responsable du secteur économique de la CGT mais que ce que je dis ici n’engage pas la CGT.

Avant répondre à cette question : « est ce qu’on entre dans une nouvelle phase de la mondialisation ? », je pense qu’il faut d’abord s’interroger sur ce qu’on entend par la mondialisation, il faut voir de quoi on parle.

Je pense que cette mondialisation est un moment du développement du capitalisme. Les travaux historiques confirment que l’évolution du capitalisme s’inscrit dans des cycles de très long terme. Il y a des périodes d’essor auxquelles succèdent des périodes de grandes difficultés. Les crises systémiques du capitalisme correspondent à ces moments de grandes difficultés qui durent plusieurs décennies. Dans ces périodes de longues difficultés, les détenteurs de capitaux et les États cherchent des solutions capitalistes à la crise du profit du capital. Cette recherche se réalise par deux moyens principaux. D’abord le progrès technologique, les nouvelles technologies. Ensuite, deuxième aspect, des institutions qui accompagnent ces nouvelles technologies pour permettre qu’elles soient au service de l’amélioration de la rentabilité du capital.

La combinaison de ces deux facteurs, dans la phase actuelle de grandes difficultés du capitalisme qui dure depuis la fin des années 1960, explique à mon avis cette mondialisation que je qualifie de mondialisation capitaliste ou politiquement de mondialisation libérale, ultra libérale ou si vous voulez, néolibérale.

Du point de vue technologique, ces changements correspondent à ce qu’on peut appeler, suite aux travaux de Paul Boccara, la révolution informationnelle. Vincent l’a évoqué, celle-ci s’accompagne d’une accélération du processus de segmentation des processus productifs ; processus qui était à l’œuvre bien avant cette mondialisation capitaliste. Les entreprises pourront s’installer plus facilement dans d’autres pays et créer une chaîne mondiale de production, d’activité et donc de valeur. Le problème est que la chaîne de production et d’activité est mondiale, mais la répartition de cette valeur mondiale est totalement inégale. Autrement dit, latransformation de la production en valeur ne profite pas à tout le monde.

Il faut bien préciser que ces nouvelles technologies ne permettent pas, en soi, la segmentation des activités productives. Ce qui aussi doit être présent ce sont les politiques libérales de déréglementation, de libéralisation, de concurrence et ainsi de suite.

Une précision à ce stade me paraît nécessaire. Avec ces nouvelles technologies, on n’est plus dans une division classique internationale du travail. C’est un élément extrêmement important pour revenir à la solution qu’on peut chercher par rapport à cette mondialisation capitaliste. C’est ce que j’appellerai une nouvelle configuration internationale du travail.

Il y avait, il y a sans encore, une sorte d’illusion – qui était surtout largement présente dans les années 80, 90, 2000, notamment en France -, consistant à dire que dans les pays qu’on appelle les pays industriels, on est les têtes pensantes, donc on va faire de la recherche, de la conception etc., et le reste du monde et notamment les pays qu’on appelle les pays sous-développés, le sud, les pays émergents, vont être les bras en quelque sorte du monde.

Cette division classique internationale du travail n’est plus d’actualité. Grâce à ces nouvelles technologies, les pays émergents montent aussi en puissance. C’est cela que j’appelle une nouvelle configuration internationale du travail.

Par exemple, on se souvient que le PDG d’une entreprise française, Alcatel, avait dit qu’on entrait dans une période des entreprises sans usine. Ça veut dire que par exemple en France, il faut développer la recherche et développement, les services et ainsi de suite. Quant aux sites de production, on va les fermer en France et les installer à l’étranger, notamment dans les pays dits à faibles coûts salariaux, d’où le processus des délocalisations. Il faut ajouter que ces délocalisations sont aussi liées aux normes, ou plus exactement au non-respect, des normes environnementales. Autrement dit, le plus souvent quand les entreprises délocalisent, elles ne délocalisent pas seulement l’activité productive, elles délocalisent aussi la pollution.

Or, ce qu’on constate aujourd’hui, c’est une montée dans les domaines des nouvelles technologies de pays comme par exemple la Corée, Taiwan, la Chine, l’Inde. Exemple, l’avance de la Chine dans le domaine de 5G. C’est donc une nouvelle configuration internationale du travail, différente de la division classique internationale du travail.

Enfin, pour expliquer l’essor de la mondialisation capitaliste, il faut tenir compte de ce que j’appellerais la contre-révolution capitaliste dans les anciens pays socialistes. Cette contre-révolution a été en effet un accélérateur du processus de mondialisation capitaliste et a renforcé le discours néolibéral qui l’accompagne. Autrement dit, le discours politique de cette mondialisation capitaliste a été renforcé après la contre-révolution capitaliste dans les anciens pays socialistes, après ce qu’on appelle l’effondrement de l’URSS et des autres pays socialistes. Effondrement certes, mais il faut qualifier cet effondrement qui est, à mon avis, une contre-révolution capitaliste.

Quels sont donc les caractéristiques principales de cette mondialisation capitaliste ?

Un premier élément qui est fondamental, c’est la mise en concurrence des systèmes socio-productifs, grâce à ces politiques libérales de libéralisation et de déréglementation des économies.

Cette mise en concurrence est parfois directe. Par exemple, une entreprise qui ferme en France et qui s’installe dans d’autres pays ; c’est la question des délocalisations évoquée plus haut. Mais il s’agit aussi d’une mise en concurrence des systèmes de protection sociale. Et d’ailleurs, par exemple, aujourd’hui, avec la bataille contre la réforme des retraites, on le voit bien : l’un des arguments que le président et gouvernement avancent est que dans les autres pays les gens travaillent beaucoup plus longtemps, donc les Français doivent aussi accepter de travailler plus longtemps.

Un autre élément de cette mise en concurrence, c’est ce qui touche à la protection de l’environnement. Les normes environnementales sont tirées vers le bas, de la même manière que le capital veut, à partir de cette mise en concurrence, tirer vers le bas les normes sociales.

On a assisté récemment à un exemple éloquent de cette mise en concurrence pour abaisser les normes. Il y avait un débat récemment sur l’usage des pesticides pour les betteraves. Certains producteurs en France disaient, « les Allemands ne l’interdisent pas, pourquoi faudrait-il que nous le fassions ? ». Ils ne disaient pas que les Allemands devraient aussi interdire l’usage des pesticides. Ainsi, ils ne revendiquaient pas une amélioration des normes, mais un affaiblissement, un abaissement de celles-ci, et cela au nom de la concurrence. Il y a également une mise en concurrence des systèmes fiscaux. Vincent évoquait à juste titre le cas des paradis fiscaux, mais il s’agit aussi et surtout de l’abaissement de la fiscalité sur le capital.

Voilà donc une mise en concurrence des systèmes socio-productifs avec au moins ces quatre dimensions.

Une deuxième caractéristique de cette mondialisation, c’est l’accumulation d’un capital financier énorme. Et ce qui est encore peut-être plus important, c’est la généralisation des normes de rentabilité de ces capitaux financiers.

Cette dictature, en quelque sorte, des marchés financiers et des normes de rentabilité des capitaux les plus puissants, s’applique partout dans le monde et dans toutes les entreprises et dans tous les secteurs d’activité, que ce soit les petites ou grandes entreprises, que ce soit le secteur privé ou le secteur public. Ainsi, on voit que, par exemple, la gestion des services publics est de plus en plus subordonnée aux critères de gestion privés. Cette dictature de la finance explique pourquoi il y a des régions entières dans le monde qui sont abandonnées.

Une troisième caractéristique de cette mondialisation capitaliste – et je l’ai déjà évoqué – est ce que j’appellerais une nouvelle configuration internationale du travail ; configuration qui change en quelque sorte le paysage par rapport aux relations économiques internationales, mais aussi au-delà, car en plus des aspects économiques, cette nouvelle configuration a aussi des conséquences politiques et géopolitiques importantes.

On peut tirer de ces constats, quatre conclusions pour répondre à la question qui nous est posée.

La première, c’est que la mondialisation n’est pas quelque chose qui tombe du ciel. C’est un processus historique et le fruit de l’action des êtres humains dans la société. La nature de ce processus est capitaliste pour l’instant ; mais cela veut dire qu’il est possible de changer le contenu de cette mondialisation. Donc ce qui est en cause, ce n’est pas que les peuples puissent communiquer entre eux, que, par exemple, les travailleurs puissent se déplacer dans les différents pays. Ce n’est pas que les capitaux, par exemple, français puissent aider au développement des pays africains ou des autres pays. Ce ne sont pas les relations entre les peuples qui sont en cause. Ce qui est en cause, c’est bien le contenu de ces relations qui, effectivement, créent actuellement des exclusions au profit du capital.

Le deuxième élément de conclusion, c’est que cette mondialisation a des acteurs et des vecteurs. Premiers acteurs et vecteurs de cette mondialisation – Vincent l’a évoqué aussi -, ce sont les firmes multinationales. D’habitude, quand on parle des firmes multinationales. on a en tête, bien sûr, de grandes entreprises, mais cette segmentation des processus productifs et cette généralisation des normes de rentabilité font qu’il existe aussi ce qu’on peut appeler une multinationalisation des sous-traitants des grandes entreprises. Autrement dit, les sous-traitants des firmes multinationales jouent aussi en quelque sorte, comme des firmes multinationales. En effet, paradoxalement aux délocalisations opérées par les firmes multinationales. nous avons aussi des délocalisations au niveau des entreprises sous-traitantes. Autrement dit, les petites et moyennes entreprises, sous-traitantes des firmes internationales, parfois, sont obligées de suivre leurs donneurs d’ordre que sont les firmes internationales.

Le deuxième acteur et vecteur important de cette mondialisation, ce sont les États. Cette mondialisation capitaliste est intimement liée aux politiques et aux stratégies des États.

Troisième acteur important, ce sont évidemment les institutions internationales, le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, etc. Le plus souvent, c’est sur injonctions de ces institutions que les États mettent en place des politiques libérales au profit du capital. Mais ces institutions internationales émanent des États. Autrement dit, de la même manière qu’il est possible de lutter contre les politiques libérales au niveau des États, y compris pour changer le contenu de la mondialisation capitaliste. de la même manière, il est aussi possible voire absolument nécessaire d’intervenir au niveau de ces institutions, tout comme au niveau des firmes multinationales. En d’autres termes, pour changer le contenu de la mondialisation, il faut intervenir à tous ces niveaux : firmes multinationales, États-Nations, institutions internationales.

Troisième conclusion : contrairement à ce qu’on entend parfois, l’Union européenne et en son sein la France ne sont pas des victimes de cette mondialisation capitaliste. Elles en sont des acteurs et des vecteurs.

Quatrième et dernière conclusion, malgré tout, cette mondialisation capitaliste ne met pas fin à l’État-nation, d’où, à mon sens, la poursuite des stratégies impérialistes d’une part, et, d’autre part, la multiplication des luttes contre la mondialisation capitaliste à l’intérieur de chaque État-nation ; luttes qui acquièrent parfois un caractère international.

Point important : contrairement à ce que disaient les libéraux, cette mondialisation n’a pas entraîné la paix, le progrès. Elle a renforcé les stratégies impérialistes. C’est, à mon avis, l’une des clés de lecture de la guerre en Ukraine. Cette intensification des stratégies impérialistes a à voir avec la contre-révolution capitaliste, par exemple, en Russie, avec ses conséquences économiques, sociales et politiques désastreuses.

À partir de ces éléments, on peut réexaminer la question de savoir si on entre dans une nouvelle phase de la mondialisation ou non. Vincent a donné des éléments extrêmement importants qui montrent effectivement qu’il y a des nouveautés. Mais je pense que si on regarde un peu les « fondamentaux » de cette mondialisation capitaliste, on constate qu’il n’y a pas de nouveauté par rapport aux tendances fondamentales de cette mondialisation.

J’en donnerai deux exemples : la réforme des retraites en France, qui est une réponse libérale, capitaliste, pour satisfaire les exigences des capitaux financiers ; et le refus des pouvoirs publics de taxer ce qu’on appelle les superprofits.

Il y en a beaucoup d’autres exemples, mais sur le fond, ces tendances fondamentales de la mondialisation capitaliste, c’est-à-dire la mise en concurrence des systèmes socio-productifs et la dictature de la finance persistent.

Ceci posé, il y a quand même des éléments nouveaux. Vincent les a évoqués. Mais, je pense que pour examiner ces éléments nouveaux, il faut les mettre en rapport avec les conséquences de cette mondialisation capitaliste, il faut avoir à l’esprit que cette mondialisation libérale a eu des conséquences économiques, sociales et environnementales graves.

En effet, dans le monde, il y a une prise de conscience de ces conséquences et donc, un mouvement de protestation. Certes, par certains aspects, il y a un changement, mais ce changement, à mon avis, exprime en quelque sorte une réaction du capital face aux résistances des populations et face aux problèmes, notamment politiques, générés par la mondialisation capitaliste. Autrement dit, la nouveauté est réactive et non spontanée ; elle s’explique dans une très large mesure par les luttes et les mouvements de protestation, et aussi par les souffrances que la mondialisation capitaliste a provoquées pour les peuples et la traduction de ces souffrances par exemple dans la montée de l’extrême droite et des tendances fascisantes dans les pays « développés ».

Par exemple, un élément nouveau dans les processus en cours est ce qu’on appelle la relocalisation des activités. Depuis quelques temps, on constate qu’il y a une petite tendance faible de relocalisation des activités, vers les pays d’origine des firmes multinationales. Mais c’est très limité, Vincent l’a dit. C’est-à-dire qu’il est très difficile d’imaginer que les entreprises françaises, par exemple, qui ont de délocalisé, vont pouvoir « rapatrier » toutes leurs activités en France. Aujourd’hui, les processus productifs sont tellement impliqués, complexes, qu’on ne peut pas avoir une relocalisation complète.

Mais ces limites sont aussi parfois liées aux choix politiques et à la stratégie des États. Par exemple, on constate qu’à cause de la guerre en Ukraine, la dépendance énergétique de l’Europe a augmenté, notamment vis-à-vis des États-Unis d’Amérique. Et aujourd’hui, les entreprises allemandes parlent d’une délocalisation vers les États-Unis, précisément pour réduire leur facture énergétique.

En réalité. au niveau des firmes multinationales, ce qu’on appelle la relocalisation s’opère toujours dans le cadre de la stratégie du capital visant à augmenter sa rentabilité.

Au niveau des États aussi, on a un changement de discours. Il y a des éléments de discours qui, en quelque sorte, sont différents par rapport à ce qui est le discours traditionnel libéral. Par exemple, si je prends toujours le cas de la France, des thématiques comme la politique industrielle et la réindustrialisation ont refait surface dans la campagne présidentielle. L’actuel président de la République lui-même en a parlé. Le problème, c’est que, lorsqu’on regarde l’ensemble des politiques mises en place, on voit qu’il ne s’agit pas d’une stratégie cohérente. Une vraie politique industrielle implique une politique économique cohérente, une politique énergétique cohérente, etc. Ce qui n’est pas le cas actuellement en France. Par exemple, les choix énergétiques ou encore la tentation de privatiser EDF s’opposent à une véritable politique industrielle.

La même chose, en termes de tonalité, dans les institutions internationales. Au sein de celles-ci il y a maintenant un peu plus d’insistance sur, par exemple, la lutte contre les inégalités. Mais lorsqu’on regarde sur le fond, les politiques d’ajustement structurel, les politiques libérales, etc. demeurent le mot d’ordre de ces institutions internationales.

Une précision me paraît nécessaire concernant les relocalisations. Dans la mesure où ces relocalisations obéissent toujours à la logique de rentabilité, de recherche de profits maximaux pour les capitalistes, elles sont, à mon avis, en quelque sorte une poursuite de la mondialisation capitaliste et donc ne permettent pas de résoudre ses contradictions.

Je m’explique. Supposons, par exemple, qu’une entreprise française ait délocalisé vers le Maroc. Et maintenant, on veut relocaliser vers la France. Qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ? Au Maroc, il y a eu des ‘investissements, bien sûr, des firmes françaises, mais aussi des investissements locaux pour que cette entreprise française s’installe au Maroc. Les travailleurs marocains ont été surexploités. Peut-être que les normes environnementales n’ont pas été respectées. Mais aujourd’hui, qu’est-ce qu’on fait ? On va relocaliser l’activité vers la France. Ça veut dire qu’on va fermer l’usine qu’on a créée au Maroc et on va abandonner les salariés marocains. C’est là le danger, le risque de cette relocalisation. C’est l’abandon des peuples qu’on a surexploités et qu’on va aujourd’hui abandonner parce que les capitalistes veulent chercher toujours des profits plus importants.

En résumé, pour en revenir à la question de la nouvelle phase, je pense qu’il y a des éléments nouveaux, mais sur le fond, il n’y a pas un vrai changement de cette mondialisation capitaliste. Ce qui nous amène effectivement à une question fondamentale, à savoir : est-ce qu’on peut changer cette mondialisation, le contenu de cette mondialisation ? Est-ce qu’on a des leviers d’actions pour le faire ?

Charlotte Balavoine

J’aimerais que vous reveniez sur la question de l’industrie et notamment sur tout le discours qui est développé par l’Union Européenne aujourd’hui d’autonomie stratégie ouverte.

Vincent Vicard

On entend beaucoup ces termes de relocalisation, de réindustrialisation, de régionalisation, en anglais, de near-shoring, de rapatrier la production dans les grandes régions que sont l’Europe, les États-Unis ou l’Asie.

On a commencé à beaucoup les entendre suite à la crise sanitaire, avec l’idée que les multinationales adapteraient leur comportement suite à la friction qu’on a pu observer sur leurs chaînes d’approvisionnement durant la crise du Covid, les confinements, les questions qui se sont posées pour le transport maritime, etc. Il faut s’interroger sur ce que sont les incitations des entreprises multinationales. Comme je le disais tout à l’heure, elles se sont construites dans une période d’hypermondialisation, sur cette segmentation des processus de production et cette localisation de certaines étapes de production dans des pays lointains, pour certains, et dans des pays proches – parce qu’il ne faut pas oublier que ces chaînes de production sont aussi au sein de l’Union européenne, et notamment avec un certain nombre d’activités industrielles qui se sont localisées dans les pays de l’Est de l’Europe. C’est une division aussi du travail qui s’est faite entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. Il ne faut pas l’oublier, il ne faut pas penser tout de suite les questions de localisation comme des questions lointaines qui mettraient en jeu des usines forcément en Asie, en Chine, en Inde ou au Vietnam.

Un des aspects qui me frappent, c’est que quand on regarde les données, il ne se passe pas grand-chose, Nasser l’a évoqué.

Comme je l’évoquais au début, le commerce international a été particulièrement résilient. Il a retrouvé son niveau assez rapidement après la crise sanitaire, et on voit assez peu de réactions des entreprises multinationales.

Même dans le cas de la guerre en Ukraine, des études ont cherché à voir ce qui s’était passé pour les firmes multinationales occidentales. Est-ce qu’elles avaient désinvesti de Russie ? Ce dont on s’aperçoit, c’est qu’il y a en gros 9 % des multinationales occidentales présentes en Russie qui ont désinvesti aujourd’hui, un an après, malgré les appels à des investir, à sortir du marché russe, etc.

Et donc pour ces entreprises de l’Union européenne et des pays du G7, il y a finalement une réaction qui est relativement limitée par rapport au choc qu’on a pu observer. On est vraiment dans une situation où malgré les discours politiques qu’on peut avoir sur ces questions de relocalisation, on a assez peu d’effets.

Et finalement, il faut se demander dans quel secteur on a vraiment des politiques qui sont mises en place, puisque les multinationales, elles, n’ont pas de raison d’en avoir si on repense à ce qui s’est passé pendant la crise sanitaire. On voit mal quelle est la localisation de leurs activités qui aurait pu leur permettre d’éviter les ruptures d’approvisionnement qu’elles ont pu connaître.

Il y a eu des confinements dans tous les pays, d’abord en Chine, mais rapidement on a eu des confinements en Europe, et dans toutes les régions du monde. Et donc, pour ces entreprises multinationales, après ce choc, il n’y a pas eu d’incitation claire à se dire, « si j’avais localisé ma production plus près ou dans mon pays d’origine, j’aurais évité ces ruptures d’approvisionnement et ces difficultés pour maintenir ma production ».

Donc, du point de vue des entreprises multinationales, ce qui compte, ce sont les politiques qui sont mises en place par les États, l’Inflation Reduction Act aux États-Unis. Toutes ces politiques, qui sont relativement récentes, ont un dénominateur commun, c’est l’aspect géopolitique.

Ça va au-delà du discours. Il y a vraiment une sorte de basculement vers un monde plus géopolitique où les liens économiques peuvent être utilisés par les États, c’est ce qu’on appelle l’arsenalisation du commerce.

Et donc la question qui se pose, ce ne sont pas seulement des chocs, une crise sanitaire, une catastrophe naturelle qui pourrait affecter les entreprises dans leur processus de production. La question qui se pose, c’est de savoir comment les États pourraient utiliser les liens économiques pour imposer des visées politiques. C’est quelque chose d’assez nouveau, en tout cas dans les discours qui sont portés notamment au sein de l’Union européenne, parce que c’est quelque chose qui n’est pas naturel pour l’Union européenne. L’Union européenne s’est construite sur un marché unique, sur une dérèglementation du marché, sur des règles de concurrence qui prévalaient sur les politiques industrielles plus ciblées qu’on pouvait voir dans d’autres pays. Cette organisation par des règles du marché unique qui empêchaient les gouvernements d’aider certains acteurs de façon à préserver une concurrence équitable entre les différents acteurs au sein de l’Union européenne, se poursuit au niveau mondial avec l’Organisation Mondiale du Commerce, qui a aussi pour vocation de limiter ces aides des États qui pourraient « fausser » la concurrence au niveau international.

Pour l’Union européenne, c’est entrer dans un monde plus géopolitique – où les règles du commerce international peuvent être tordues, ou en tout cas contournées, et où les États peuvent utiliser ces liens économiques – qui n’est pas adapté à la politique de l’Union européenne telle qu’elle est pensée initialement.

La guerre en Ukraine et les questions sur l’approvisionnement en gaz et en pétrole russe sont un exemple flagrant de cette utilisation des liens commerciaux pour imposer des visées politiques. C’est sûrement un changement de paradigme au moins pour l’Union européenne Mais ce n’est pas un phénomène qui date de la guerre en Ukraine. La Chine a imposé un embargo contre la Lituanie après l’ouverture d’une représentation de Taïwan à Vilnius. Il y a eu aussi des sanctions chinoises, contre l’Australie qui avait interrogé la politique chinoise sur le COVID.

Il y a eu a eu aussi un certain nombre d’irruptions du politique dans l’économie, et notamment un événement marquant en Allemagne, le rachat par un fonds chinois d’une pépite allemande de la robotique, Kuka.

Alors que les Américains s’étaient opposés au rachat de la filiale américaine de cette même entreprise, les Allemands ne s’y sont pas opposés il s’avère que tous les brevets ont été aspirés par l’entreprise chinoise et que Kuka a déposé le bilan quelques années après. Ça a été une sorte de traumatisme dans lequel il y a une irruption du politique, une irruption d’entreprises d’État chinoises sur le marché allemand, et donc une prise de conscience, petit à petit, qu’il y avait sûrement des instruments de défense des entreprises allemandes à mettre en place.

Toutes ces politiques se sont mises en place au niveau européen. C’est ce qu’on appelle l’autonomie stratégique ouverte, un concept assez large et assez flou, qui se construit au fur et à mesure, parce que c’est vraiment quelque chose qui n’est pas naturel pour l’Union Européenne et pour la Commission Européenne.

Mais on se rappelle que la Commission Von der Leyen elle-même s’est désignée comme une commission géopolitique, avec cette vision déjà, à l’époque, de mettre en place des outils pour un nouveau monde dans lequel le géopolitique aurait une importance plus importante.

De manière générale, l’objectif de cette politique d’autonomie stratégique ouverte est de réduire les dépendances et de renforcer le marché unique et la résilience de l’économie européenne.

Ça reste extrêmement large et extrêmement vague mais de manière générale, l’idée est de maintenir la souveraineté économique de l’Union Européenne et donc d’une certaine manière, la capacité à agir des pays européens et de la Commission européenne sans contrainte extérieure, de pouvoir décider par soi-même et pour soi-même.

Cette logique se décline en différents types de politiques.

Un certain nombre d’instruments étaient préexistants ou en développement, et ils se sont mis en cohérence sous l’ombrelle de cette autonomie stratégique couverte. D’autres politiques ont été vraiment développées, ou sont en développement dans ce sens-là.

On peut distinguer trois séries d’instruments.

La première série d’instruments a pour objectif de renforcer la résilience et de réduire les dépendances stratégiques. Réduire les dépendances stratégiques, c’est s’interroger sur les importations. Qu’est-ce qu’on importe ? Sur quoi on est vulnérable, c’est-à-dire sur quoi on peut dépendre de productions à l’étranger qui peuvent éventuellement être utilisées par des États étrangers ? L’exemple typique, c’est le pétrole et le gaz russe mais c’est beaucoup plus large, ça peut être les métaux stratégiques, les métaux rares, les terres rares dont l’extraction et le raffinage sont concentrés en Chine, ça peut être dans le secteur pharmaceutique un certain nombre de composants dans le secteur des principes actifs, par exemple, qui sont largement produits en Chine et en Inde. Ça peut être les semi-conducteurs, qui sont extrêmement concentrés aussi à Taïwan et en Corée du Sud. Il y a tout un travail de la Commission européenne pour interroger et identifier ces vulnérabilités., Et ensuite, savoir c’est comment réduire ces vulnérabilités. Là, on a beaucoup moins de politiques mises en place.

Et c’est là où on revoit aussi une tendance, c’est-à-dire ressortir tout le temps les mêmes questions, les mêmes solutions. Ce concept d’autonomie stratégique, est-ce un enrobage ou pas ? Je pense qu’il y a une dimension vraiment structurante qui va changer les choses.

Typiquement, un des instruments évoqués pour réduire la dépendance sur les métaux rares, c’est de négocier de nouveaux accords commerciaux. Il y a cinq ans, on propose de négocier de nouveaux accords commerciaux pour d’autres raisons. C’est une des politiques fondamentales de la Commission européenne, une association d’accords commerciaux régionaux avec différentes régions du monde. Et donc, il y a une réutilisation des mêmes instruments. Il faut identifier des États qui produisent ces métaux stratégiques et comment on peut négocier des partages de la valeur et donc notamment de l’extraction et du raffinage dans un certain nombre de pays.

Un autre aspect dans ce renforcement de la résilience est lié aux politiques industrielles. De ce point de vue, on a aussi un changement de paradigme au niveau européen et qui s’accélère aujourd’hui, notamment avec l’IRA aux États-Unis, qui est de passer de politiques horizontales – en France, ce sont les aides aux entreprises, les exonérations de cotisations sociales qui visent toutes les entreprises, les aides à la R&D, qui sont indifférenciées avec le Crédit d’impôt recherche, qui bénéficient de manière disproportionnée aux grandes entreprises, mais qui ne sont pas ciblées sur certains secteurs.

Aujourd’hui, notamment avec ce qu’on appelle les PIIEC, les projets importants d’intérêt économique commun, à une volonté de cibler certains secteurs qui sont définis comme prioritaires et stratégiques. Ça pourrait être les semi-conducteurs, le secteur de la santé, le secteur de l’aérospatiale, le cloud ou de numérique, sur lesquels il y a une volonté de financer non seulement des activités de R&D, mais aussi de l’industrialisation, de la production.

Et là, ça a été évoqué par Nasser, on a un retour en arrière sur l’idée d’économie sans usines, l’idée qu’on pouvait se spécialiser dans certaines activités de conception, d’innovation, de logistique, dans des services. Et notamment avec cette question géopolitique qui pose la question du lieu de production d’un certain nombre de produits qui sont stratégiques.

Dans les politiques qui sont mises en place aujourd’hui, on parle beaucoup plus de production, de lieu de production, pas seulement pour des produits qui sont à haute valeur ajoutée.

Quand on parle, par exemple, des principes actifs, s’ls ont été délocalisés, c’est parce qu’ils étaient considérés comme étant à moins grande valeur ajoutée que le secteur aval du médicament. Mais ce n’est pas sans contradiction, parce que si on veut moins importer de principes actifs, est-ce qu’on va pouvoir continuer à exporter autant de médicaments, de vaccins, etc.

En effet, l’échange va dans les deux sens, et donc, ça pose la question de l’effet de ces politiques industrielles sur les acteurs tiers, et notamment, sur les pays du Sud, qui est un impensé complet, à mon avis.

Mais en tout cas, il me semble qu’on a un vrai changement de paradigme, du point de vue de l’Union européenne, non seulement dans le discours, mais aussi dans les embryons d’instruments qui ont été mis en place.

On a d’autres instruments, notamment sur le filtrage des investissements directs étrangers, qui copient des instruments existant aux États-Unis permettant de s’opposer à un rachat quand on considère qu’il s’agit industries stratégiques. On peut avoir aussi des instruments anti-coercition pour se prémunir des éventuels visées politiques d’État étranger. Et il y a aussi une réciprocité dans l’accès au marché public, etc., qui vise à développer, justement, à protéger le marché unique et à protéger les acteurs du marché unique.

Cela ne veut pas dire que forcément il y a un changement de paradigme dans les types d’acteurs qui sont aidés. On est encore dans la logique d’aider des entreprises et dans la logique d’une politique qui est à destination des entreprises.

Si on va un peu plus loin, il y a d’autres mécanismes qui sont envisagés et qui correspondent aussi à un changement de paradigme du point de vue de l’Union européenne, par exemple. On pense au mécanisme d’ajustement carbone à la frontière qui permet de lutter contre cette concurrence sur les normes environnementales. Je pense qu’il y a là aussi un changement de paradigme en ce sens que c’est la première fois, du point de vue des économistes libéraux, privilégie un objectif non commercial, ici la lutte contre le réchauffement climatique, sur le maintien d’un commerce international ouvert. l. On autorise cet objectif autre que commercial, l’environnement ici, en vue de redonner de la souveraineté sur les normes environnementales.

C’est la première fois qu’avec ce mécanisme d’ajustement carbone à la frontière, on met en priorité cet objectif par rapport à un objectif de commerce, de liberté du commerce. C’est un changement assez important : sur les secteurs jugés stratégiques, on s’autorise à sortir du libre-échange, à sortir de la logique de la pure concurrence.

Et donc, ce n’est pas un mouvement massif, mais c’est un début de mouvement, à mon sens, au moins au niveau de l’Union Européenne, qui provient de ce changement géopolitique au niveau international, que ce soit du point de vue chinois mais aussi du point de vue des États-Unis. On a beaucoup entendu parler, par exemple, de l’extraterritorialité des lois américaines, des amendes qui ont pu être infligées à des entreprises européennes.

Et puis, il y a un autre changement qui est particulièrement important. Jusqu’au début des années 2010, on avait une spécialisation chinoise qui était très différente des secteurs de spécialisation occidentaux. Aujourd’hui on observe une concurrence frontale des entreprises chinoises sur les secteurs de spécialisation des pays occidentaux, ou sur des secteurs dans lesquels les gouvernements occidentaux voulaient se spécialiser. Ça a été évoqué par Nasser sur la 5G, par exemple. Les entreprises chinoises sont à la frontière de la production et de l’innovation et sont en concurrence directe avec des entreprises européennes ou américaines. C’est vrai pour un nombre croissant de secteurs.

Le changement dans les types de politiques qui sont mises en place, répond aussi au type de concurrence auxquels font face des économies occidentales de manière générale.

Et donc, voilà, ce double changement s’autoriser dans le discours et dans les politiques qui sont mises en place à sortir de ce paradigme du libre échange pour privilégier d’autres types d’objectifs, que ce soit sécuritaire, que ce soit sur des secteurs stratégiques.

On pourra revenir peut-être sur les aspects d’industrie verte qui me paraissent aussi importantes comme leviers pour insuffler des changements dans les politiques qui sont mises en place.

Charlotte Balavoine

La question de la révolution informationnelle a été évoquée. Quelles sont ses relations avec les multinationales ? il y a eu une numérisation d’une partie de l’économie des secteurs d’activité. Est-on voué à une armée de chômeurs avec la destruction de millions et de millions d’emplois due à cette numérisation ou est-ce qu’au contraire la révolution informationnelle aujourd’hui ne serait pas aussi un début de possibilité d’alternative ?

Nasser Mansouri-Guilani

Personnellement, je suis un peu plus réservé pour utiliser l’expression de « nouveau paradigme » à propos des politiques actuelles européennes. Je pense qu’il y a deux aspects. Le premier, tu l’as évoqué, c’est la logique du système : est-ce que ce nouveau discours remet en cause la logique de cette construction européenne qui reste libérale ? À mon avis, non. Donc, tant qu’on est prisonnier de cette logique libérale, à mon avis on reste dans un cercle vicieux. Deuxième aspect, quand bien même il y aurait un nouveau discours, on n’y voit pas la cohérence du système productif. Par exemple, on parle de relocalisation, mais on oublie de nous dire qu’il y a eu délocalisations de ces mêmes activités parce qu’on cherchait des profits plus importants. Vincent a évoqué un point extrêmement important à mon avis, la montée du facteur politique dans l’économie. Par exemple, les Allemands aujourd’hui décident d’augmenter leurs dépenses militaires mais à qui ils font les commandes ? Aux Américains principalement. Donc il est très difficile à mon avis de parler dans ce contexte d’un nouveau paradigme alors qu’il y a toutes ces contradictions qui se comprennent justement dans une logique de compétition et de concurrence inter-impérialistes.

Et comme je l’évoquais tout-a-l’ heure, s’il y a éventuellement des aspects nouveaux dans les discours et les pratiques, cela résulte essentiellement à la fois de la pression des luttes et de la pression des réalités ; mais je dirais en même temps qu’il était peut-être temps que les responsables politiques européens se réveillent. L’Inflation Reduction Act contredit les règles de l’OMC, certes, mais les Américains s’en fichent – excusez-moi, je suis un peu brutal en le disant comme ça – mais tout au long de ces dernières décennies, ce sont les responsables européens, y compris français, qui ont fait preuve de naïveté alors que les Américains avaient toujours une stratégie pragmatique derrière leur discours libéral, pendant qu’en Europe il y avait toujours un discours idéologique, comme dans d’autres domaines.

Pour en revenir à la question de la révolution informationnelle, je crois que cette révolution ouvre les possibilités d’une nouvelle civilisation de partage à travers le monde. Il ne s’agit pas seulement d’un problème de « plein emploi ». Derrière le plein emploi qu’on nous vend aujourd’hui, il y a toujours un chômage, une précarité, une dégradation des conditions du travail, un abaissement des normes sociales.

La révolution informationnelle ouvre la possibilité de nouvelles activités mais elle nécessite de changer la conception qu’on a de l’orientation et de la finalité dutravail. Par exemple, aujourd’hui on nous dit que les gens doivent travailler plus longtemps parce qu’ils vivent plus longtemps ; mais il faut changer les termes de débat. Est-ce que le travail aujourd’hui c’est « je me lève à six heures du matin, je me prépare pour aller au travail, je mets deux heures de transport après, je rentre chez moi à 20 heures et c’est le fameux slogan métro, boulot, dodo » ?

Cette révolution informationnelle pose la question d’une nouvelle civilisation, donc une nouvelle conception de ce qui est la vie, de ce qui est le travail et le non-travail. Autrement dit, tout n’est pas réduit à l’emploi. Bien sûr, il faut que les gens puissent travailler mais travailler, ça veut dire travailler pour répondre aux besoins de la société et et non pour satisfaire les exigences des capitalistes.

La révolution informationnelle ouvre la possibilité d’une civilisation de partage. Ce qui est au cœur de cette révolution, c’est effectivement l’information et, comme l’a souligné Paul Boccara, l’information est un « bien public » et un bien commun par excellence. Si je détiens une information, je peux la partager avec les autres sans perdre cette information. Donc, si on veut que cette révolution s’épanouisse, il faut partager l’information. Or, ce qui se passe aujourd’hui, et c’est ailleurs au cœur de la stratégie des firmes multinationales, c’est qu’en monopolisant l’information, ces firmes vont créer des conditions de rente pour augmenter la rentabilité du capital. Ces énormes profits de ces firmes multinationales ne tombent pas du ciel non plus : derrière, il y a une stratégie de monopole de l’information. Dans l’accumulation de ces capitaux et ses profits gigantesques, il y a aussi la question de marchés financiers, du rôle de la spéculation ; sujets quii méritent d’être traités plus amplement.

Sur le fond, quand les firmes détiennent l’information, cela leur permet de profiter d’une situation de rente. On a vu à quel point par exemple pendant la crise sanitaire la question du partage de l’information était indispensable pour arriver le plus vite possible à des vaccins qui permettent de réduire les souffrances des populations.

Cet exemple montre en effet qu’avec la révolution informationnelle, notre vision ne peut plus être uniquement locale. Cette révolution informationnelle nécessite qu’on ouvre un peu le champ de réflexion. On nous parle maintenant de relocalisation, de régionalisation, de de mondialisation. Qu’est-ce que cela veut dire ? On va laisser encore tomber l’Afrique par exemple ? ou bien on va dire que non, il y a des besoins aujourd’hui dans le monde à satisfaire, qui s’expriment dans une perspective mondiale. Comment va-ton générer des activités à partir d’une conception non marchande, qui ne met pas la rentabilité du capital en premier lieu mais la réponse aux besoins des populations au cœur des décisions, et cela dans une perspective mondiale ?

Reprenons encore l’exemple du travail. On nous dit qu’il faut travailler plus longtemps car les gens vivent plus longtemps. Mais contrairement à ce qu’on nous dit, il faut peut-être travailler moins et changer la façon dont on travaille. Dès lors se pose, entre autres, la question par exemple des conditions de travail, la durée du travail, l’égalité femmes et hommes sur le lieu de travail, etc. Ce n’est pas seulement un problème d’emploi, c’est un problème du travail et de la vision qu’on a de la vie au travail et en-dehors du travail, encore une fois dans une perspective à mon avis mondiale.

Charlotte Balavoine

Quelles sont les alternatives et les résistances face à cette mondialisation capitaliste ? On voit aujourd’hui se développer deux choses : un repli sur soi – on a parlé des pays de l’est de l’Union Européenne, on aurait pu parler du Brexit également – à la fois un repli sur soi politique tout en restant dans le dogme néolibéral de marché. De l’autre côté on voit émerger, au sud notamment, un certain nombre d’alternatives de résistances face à cette volonté du dogme néolibéral ici on pourrait prendre un exemple qui est celui de la prise de présidence de Cuba du G77 plus Chine depuis le mois de janvier qui réunit 134 pays des Nations Unies et qui est un peu la continuation de ce qu’on a appelé le mouvement des non-alignés. Quels sont les potentiels qui existent aujourd’hui et les alternatives, les résistances ?

Vincent Vicard

L’Inflation Reduction Act est un exemple assez intéressant de changements des politiques industrielles puisqu’on a une politique qui vise à la fois à décarboner l’économie américaine, à réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine et à favoriser l’emploi local aux Etats-Unis. C’est une des premières fois où on a ces trois dimensions en même temps. Oui, un certain nombre des dimensions et des dépenses qui sont engagées vont clairement à l’encontre des règles de l’Organisation Mondiale du Commerce. Finalement, la question qui peut être posée c’est est-ce que en visant ces trois objectifs à la fois on va les manquer, ou est-ce que justement en les mettant ensemble ça permet de créer une cohérence entre une politique de décarbonation et une politique de reconstruction de l’emploi industriel sur le territoire ?

La dimension de politique environnementale est importante parce que ça amène à repenser ce qu’on veut produire sur le territoire, ce qu’on veut produire de manière générale. On peut penser, ou non, que c’est un changement de paradigme, mais du point de vue de l’Union européenne cette idée qu’on peut mettre en priorité des objectifs différents des objectifs qui sont au cœur de la construction du marché unique, je pense que c’est là aussi un changement. La nécessité d’une bifurcation environnementale, avec toutes les politiques industrielles qui sont associées, et ce changement d’environnement géopolitique donnent l’opportunité de repenser le type de production qu’on veut sur le territoire et le type de rapport qu’on veut avec les pays étrangers.

C’est un outil de prise en main et de débat au niveau national qui apparaît aujourd’hui et qui n’était pas présent il y a seulement cinq ans où toutes les politiques présentées au niveau européen étaient des politiques qui laissaient la main au marché sur ce qu’on produit et quels sont les besoins qui vont être qui vont être résolus.

Il y avait une question du public sur l’impact des réformes qui ont été négociées sur la refonte du système de taxation des entreprises multinationales. C’est un début parce qu’on a effectivement un début de remise en cause de l’évitement fiscal des multinationales ; c’est un début de ré-ancrage des entreprises multinationales vis-à-vis des territoires où ils ont des activités. Ce n’est qu’un début, ça ne va clairement pas assez loin, on voit qu’il y a déjà des retours en arrière sur un des piliers qui pour l’instant n’avance pas, celui qui vise à taxer les entreprises du numérique mais la taxation minimum à 15 % semble avancer, même si elle ne va clairement pas assez loin avec des taux qui sont beaucoup trop faibles mais c’est une première dimension pour re-ancrer les entreprises multinationales à leur territoire d’activité.

Il y a d’autres outils qui peuvent être mobilisés, notamment les types de lois sur le devoir de vigilance qui obligent les entreprises multinationales à prendre en compte les types de production de leurs filiales et de leurs fournisseurs. Ça, c’est créer de l’extraterritorialité pour les bonnes raisons : pouvoir réimposer des normes sociales, environnementales, nationales à des activités à l’étranger et donc limiter cette concurrence internationale. Ces deux dimensions permettent aussi de penser dans les années qui viennent, peut-être de manière modeste, une évolution du système.

Charlotte Balavoine

Sur cette question de l’extraterritorialité du devoir de vigilance, c’est un des textes qui est négocié actuellement au sein du Parlement européen sur les questions des droits de l’homme qui ne sera malheureusement, je le crains, pas aussi abouti que ce que l’on aurait souhaité mais en tout cas il reste beaucoup à faire y compris dans les enceintes multilatérales par exemple comme l’ONU, puisque c’est ce qui est demandé aujourd’hui par les pays en voie de développement

Nasser Mansouri-Guilani

Je pense qu’on ne peut pas répondre à cette crise de la mondialisation capitaliste par la démondialisation. Il nous faut une autre mondialisation, et cette autre mondialisation à mon avis nécessite de partir de cette logique de révolution informationnelle qui est le partage. Sortir des règles du marché et développer les activités non marchandes, donc développer les services publics par exemple.

Voilà une question concrète : au lieu de parler de relocaliser les activités, posons la question de savoir comment comment nous allons aider les autres peuples aussi à se développer tout en générant en même temps des activités chez nous.

Par exemple, il y a quelques décennies, EDF développait des activités et des emplois en France en créant des possibilités d’électrification dans les villages africains : voilà un exemple concret de la façon dont on peut développer l’activité en France ou en Europe tout en répondant aux besoins à l’échelle mondiale.

Selon les dernières perspectives démographiques, bientôt plus de la moitié de la population mondiale va vivre en Asie, une grande partie en Afrique en Amérique latine. A l’inverse, la plupart des pays qu’on appelle Plus cseront confrontés à un déclin démographique, c’est une donnée fondamentale : il est illusoire de penser qu’on va pouvoir tout relocaliser dans les pays « industrialisés » et laisser les autres peuples se débrouiller, c’est impossible.

S’il y a un nouveau discours au sein de l’Union européenne, et c’est tant mieux, c’est y compris parce qu’il y a eu des luttes. Vincent a évoqué la question de la fiscalité, c’est déjà bien, mais même cela ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu des luttes. Cependant, ce n’est pas cela qui va répondre aux défis qui sont posés à l’humanité. N’oublions pas qu’aujourd’hui une grande partie de la population mondiale vit avec moins de 2 dollars par jour, et chaque vache dans l’Union européenne a droit à des subventions de plus de 2 euros par jour, et au Japon c’est à peu près 6 euros ! Comment peut-on vivre dans un monde où les vaches des pays développés sont mieux traitées que les êtres humains dans les pays sous-développés ? Ce monde est intenable.

Maintenant, au-delà des discours, il y a des thèmes concrets, sur lesquels de nombreux travaux sont engagés et sur lesquels on peut s’appuyer justement pour bâtir un nouveau monde, une autre mondialisation. J’ai évoqué par exemple la question des services publics pour lutter contre la pauvreté et contre la faim dans le monde. C’est aussi la question de l’environnement parce que l’avenir de l’humanité en quelque sorte est menacé par cette crise écologique et on ne peut pas dire aux autres peuples « vous n’avez pas le droit de vous développer parce qu’on a des problèmes de sécheresse en France ». Les autres peuples ont aussi besoin de se développer. Donc, il faut changer nos modèles. Il ne s’agit pas de décroître ou de croître à tout prix ; il s’agit de mieux répondre aux besoins des populations et non d’augmenter la rentabilité du capital. Mais pour répondre aux besoins des populations, il ne faut pas produire au détriment des êtres humains et au détriment de l’environnement.

Un élément qui a été évoqué à propos des stratégies internationales, c’est qu’aujourd’hui le dollar est la monnaie mondiale de fait et donc si les Américains peuvent exercer une domination, c’est, entre autres facteurs, parce qu’ils disposent de cette monnaie. À partir de cette réalité, que le dollar pèse sur l’humanité aujourd’hui, on peut construire des rapports de forces pour faire face à cette dictature du dollar.

Un autre élément extrêmement important, et on est au cœur du sujet, c’est la paix et le désarmement. Je pense qu’on l’oublie. On a toutes les raisons de s’inquiéter du réchauffement climatique et il est absolument nécessaire de lutter contre ce fléau. Mais on oublie souvent que l’humanité pourrait disparaître en quelques secondes à cause de l’existence de ces arsenaux nucléaires… Donc la paix et le désarmement sont des éléments fondamentaux sur lesquels on peut s’appuyer pour construire une alternative à cette mondialisation capitaliste.

Pour finir, c’est la question de la démocratie. Par exemple, on nous parle du rôle des firmes multinationales dans cette mondialisation. Comment générer et renforcer les mécanismes démocratiques, c’est à dire les mécanismes d’intervention des travailleurs sur les choix de gestion de ces firmes multinationales. améliorer les mécanismes démocratiques dans l’entreprise en faveur à la fois des salariés et des usagers. Mais c’est aussi la démocratie aussi au niveau des États-nations. Et au sein des institutions internationales parce que finalement ce qu’on constate c’est que dans ces institutions aujourd’hui, même si numériquement les pays en voie de développement sont très importants, dans la réalité ce ne sont pas ces pays-là qui ont le pouvoir.

Les lois de marché, la finance tuent la démocratie, il faut le savoir. L’enjeu fondamental est donc de démocratiser à la fois au niveau des entreprises, au niveau des États-nations et au niveau des institutions internationales.

Dans tous ces domaines, l’Union européenne et la France ont une grande responsabilité. Pour aller très vite, est-ce qu’on va courir derrière les Américains et entrer dans une nouvelle guerre froide ? ou au contraire est-ce qu’on sort de cette logique de concurrence et de compétition ? Il ne s’agit pas pour moi de dire qu’il faut s’aligner avec les Chinois plutôt qu’avec les Américains. Il s’agit de souligner qu’il existe des intérêts communs partout aujourd’hui dans le monde, surtout pour les travailleurs, et à partir de ces intérêts communs on peut créer des rapports de force pour mettre en échec cette mondialisation capitaliste.