Muriel Ternant
Deux rapports importants éclairent les enjeux de la crise du service public et rendent encore plus actuelles les mobilisations pour des réponses à cette crise mettant en cause les logiques capitalistes.
Le collectif Nos Services Publics a publié un rapport important de diagnostic sur l’état des services publics en France, en rassemblant une très vaste documentation. Il traduit notamment en données chiffrées les différentes crises observées dans l’hôpital public, l’école publique, la justice civile, les transports publics.
Il est aujourd’hui mis en débat dans la société, à travers l’organisation de conférences de presse et de tables rondes, dont la première était organisée à l’Assemblée nationale le 26 septembre, autour de questions décisives : comment définir les besoins de services publics ? quels moyens nouveaux consacrer aux services publics ? quel doit être le champ du secteur public et celui du secteur privé ?
Cette publication survient juste après l’étude annuelle du Conseil d’État consacrée au « dernier kilomètre des politiques publiques » dont le diagnostic de fossé croissant entre le service public et les usagers est similaire, alors que les mobilisations locales pour le service public de proximité prennent de l’ampleur, comme en témoignent les 4000 personnes rassemblées à Langres pour la défense de l’hôpital public, ou le rassemblement de Lure de mai 2023 « Pour un nouvel élan pour nos services publics » sous l’impulsion de la Convergence nationale pour les services publics.
Ainsi la crise du service public devient un sujet de mobilisation majeur, témoignant d’une exigence traversant toute la société française. C’est un point d’appui très important pour construire des réponses politiques ambitieuses et crédibles, à la hauteur des enjeux.
Un double défi d’efficacité et de moyens
Le service public est au cœur d’un mouvement très contradictoire, qui n’est pas réductible à une « casse continue » depuis 20 ou 40 ans.
Le nombre d’agents dans les trois grandes fonctions publiques a en effet augmenté en moyenne depuis 20 ans, passant de 4,8 millions en 2000 à 5,4 en 2012 puis 5,7 en 2021. Entre 1997 et 2021, l’emploi dans l’ensemble de la fonction publique (hors contrats aidés) et dans chacun de ses « versants » a augmenté de 22 %, soit de 0,8 % en moyenne annuelle, contre 17 % pour l’emploi privé et 13 % pour la population en France (données du rapport « L’état des services publics »).
Le service public est ainsi le moteur d’un processus civilisationnel global qui tend à élargir son champ d’action, mais son développement est entravé par un déficit de moyens alloués ainsi que par une crise d’attractivité et d’efficacité.
L’augmentation du nombre d’agents publics s’est accompagnée de leur appauvrissement en euros constants, et du recul de la part des agents fonctionnaires dans l’emploi total de l’ensemble de l’économie, passée de 16,3% en 2006 à 14,6% en 2021. Une projection du Conseil d’Orientation des Retraites prévoit que cette part tombe à 13,8% d’ici 2030.
Dans le même temps, les dépenses externalisées augmentent régulièrement, à travers le recours à des prestations intellectuelles et de service, notamment informatiques, fournies par des cabinets de conseil et des sociétés privées. En 2021, ces prestations représentaient une dépense de 893 milliards d’euros pour les ministères publics, hors collectivités locales.
Alors que la dépense globale de service public augmente, le fossé se creuse entre les besoins et les attentes d’une part, et les services rendus d’autre part.
Il y a ainsi un double défi à relever, d’efficacité et de moyens, pour former, recruter, et rendre maîtres de leur travail les centaines de milliers de fonctionnaires qui permettront de résoudre cette crise.
L’étude annuelle du conseil d’État sur « le dernier kilomètre de l’action publique » met en évidence une série de transformations récentes qui peuvent expliquer la crise d’efficacité. Il relève notamment la complexité induite par la multiplication des opérateurs de services publics consécutive à la mise en concurrence, avec comme premier effet que ce ne sont plus les collectivités publiques qui assurent le dernier kilomètre de l’action publique mais des opérateurs privés parcellisés. En réalité, ce n’est plus la collectivité publique qui est au contact direct de l’usager. Il pointe également au sein de l’État une déconnexion entre la conception de l’action publique et son exécution. Les vastes plans de suppressions d’emplois au sein des services territorialisés de l’État ont ainsi comme effet une perte de compétence et de savoir-faire au plus haut niveau de l’administration publique.
Ces observations constituent des arguments forts en faveur de l’unicité des grands opérateurs de service public, ce qui suppose une remise en cause des règles de la concurrence, ainsi que du renforcement des administrations territoriales de l’État, dans un fonctionnement moins vertical et hiérarchique.
Alors que le champ associatif est devenu un acteur majeur du service public de proximité, il y a un chemin de réunification avec le secteur public à construire, qui doit préserver les atouts et les spécificités dans une recherche de mise en commun. Cela pourrait commencer par des règles nouvelles de coopération impliquant une remise en cause des règles de concurrence établies par l’Union Européenne.
De nouvelles instances de pilotage des services publics
Mais pour répondre à la crise d’efficacité, il devient décisif que les agents publics disposent de nouveaux pouvoir d’intervention sur le fonctionnement des services publics. La gestion de crise au sein de l’hôpital public pendant la première vague de la covid en donne une illustration éclairante : ce sont les initiatives prise par les personnels soignants dans une forme d’autogestion du travail qui ont permis d’absorber l’augmentation brutale du nombre de patients.
Maurice Thorez avait défini le fonctionnaire citoyen, devenu responsable de ses tâches avec le statut unifié des trois versants de la fonction publique créé en 1983 par Anicet Le Pors, contre une conception du fonctionnaire serviteur, homme ou femme de silence privé de droit. Alors que le niveau de formation et de diplôme tend à s’élever dans le pays en même temps que grandissent les aspirations à la maîtrise des finalités et des critères de qualité du travail, le moment n’est-il pas venu d’une nouvelle conquête de pouvoirs des fonctionnaires sur la définition des missions de services publics et l’organisation de leur travail dans le cadre d’une démocratie sociale associant les usagers citoyens ? Outre la définition de nouvelles instances de démocratie sociale à l’intérieur des services publics, une telle avancée pourrait prendre la forme de nouvelles instances de pilotage démocratique des services publics, à toutes les échelles, associant les fonctionnaires citoyens, les usagers citoyens, les élus.
Quant à la crise de moyens, le PCF chiffre à 500 000 le nombre d’embauches nécessaires dans les services publics pour faire face aux besoins actuels, ce qui représente une dépense annuelle supplémentaire de 27 milliards d’euros, à laquelle il faut ajouter un plan de développement des infrastructures évalué à 60 milliards d’euros.
L’exigence civilisationnelle de service public entre en contradiction frontale avec les logiques qui prévalent aujourd’hui au sein des banques centrales et des entreprises. Les premières font peser une charge colossale sur les budgets publics avec le relèvement des taux d’intérêts, portant en 2023 les intérêts de la dette d’État au niveau historique de 48,1 milliards d’euros, soit un poste plus important que celui de l’Éducation Nationale. Quant aux secondes, elles sont mues par une recherche de rentabilité des capitaux se concrétisant par une captation croissante des fruits du travail humain au détriment du développement des services publics. Leur logique conduit à des gaspillages d’argent et de ressources devenues insoutenables.
Mobiliser la création monétaire pour les services publics
Une meilleure distribution des richesses reposant sur une réforme de la fiscalité, pour indispensable qu’elle soit, ne saurait suffire à relever l’immense défi d’un nouvel âge d’or des services publics. Leur développement est indissociable d’un développement économique plus efficace, socialement et écologiquement, reposant sur le développement des capacités humaines et non plus sur la logique de profit immédiat.
Dans cette optique, la formation et le recrutement des nouveaux agents publics pourrait reposer sur de la création monétaire, dans le cadre d’un fonds de développement des services publics directement alimenté par la banque centrale européenne.
La création d’un tel fonds de développement pourrait devenir une exigence forte partagée par les luttes des travailleurs des services publics, des usagers et de leurs collectifs, et traduite en propositions politiques dans le cadre de la campagne des élections européennes à venir. Un tel fonds serait associé à des dispositions nouvelles, présentées dans une note de Denis Durand pour la fondation Gabriel Péri « Financer l’expansion des services publics en Europe – Mobiliser la création monétaire de la BCE dans un Fonds de développement économique, social et environnemental européen » :
- un droit d’initiative à la disposition des élus locaux ou des associations, qui auraient la possibilité de demander l’intervention du Fonds dans le financement de projets locaux en matière d’éducation, de santé, de culture, de transports ou de tous autres investissements contribuant au développement des services publics.
- des fonds régionaux et nationaux pour l’emploi et la formation ayant pour fonction d’inciter les banques à financer des projets, publics mais aussi privés, répondant à des critères d’efficacité économique, sociale et environnementale à l’aide d’outils tels que des garanties d’emprunts ou des bonifications d’intérêts. Le Fonds pourrait participer à ces projets en en finançant une partie, aux côtés de banques privées ou publiques ;
- des pôles financiers publics nationaux ou européens mettant en œuvre des critères de financement opposés à ceux des marchés financiers.
C’est dans le cadre d’un projet global et cohérent de conquête de pouvoirs sur les grandes administrations publiques, les banques centrales, les entreprises, que les services publics pourront répondre aux besoins croissants qui s’expriment dans la société.
Cela rend la marche très haute, mais donne aussi à voir les ponts qu’il est possible de créer entre les luttes des travailleurs des grands groupes ou de leurs sous-traitants et des services publics, les mobilisations citoyennes des usagers en faveur des services publics ou de la jeunesse en faveur du climat.