Trois questions sur les chantiers de construction d’une sécurité d’emploi et de formation

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

La remontée du chômage qu’on observe aujourd’hui n’est pas un phénomène conjoncturel. C’est le symptôme d’une profonde incapacité des logiques économiques capitalistes à répondre aux défis sociaux, écologiques et économiques qu’affronte notre société. Nous proposons un chemin, à partir des luttes d’aujourd’hui, pour dépasser radicalement ces logiques. La construction d’une sécurité d’emploi et de formation (SEF) y tient une place centrale.

La SEF, c’est une visée, un projet de société, de nouvelles libertés : Chacune et chacun aura droit soit à un emploi, soit à une formation choisie, avec un bon revenu, la formation débouchant sur un emploi, un meilleur emploi dans une mobilité de progrès et de sécurité, au lieu de la « mobilité » actuelle faite de précarité du revenu, de la situation sociale et de très peu de formation.

En tant que visée elle permet de voir vers où on veut aller. Elle donne un sens de société, elle fait projet : côté économique, éradication du chômage et libération efficace du marché du travail, ce qui implique la liberté d’agir sur le sens de son travail ; côté sociétal, une rotation des rôles, un droit à l’émancipation au lieu d’un enfermement dans un emploi ou dans un rôle social à un moment donné. Viser la formation et pas seulement l’emploi, ainsi que la mobilité dans la sécurité, c’est associer apport à la société et développement de soi-même, car la formation, c’est aussi pour soi. Cette visée est profondément communiste et révolutionnaire.

La SEF, c’est un principe organisateur. En tant que principe, elle donne des lignes d’actions, ou pour les propositions concrètes, dans les luttes, chaque lutte prise comme partie prenante de « chantiers de la SEF » (insertion des jeunes, reconversion écologique des productions comme dans l’aéronautique, contre-propositions face aux licenciements et aux plans sociaux comme dans les fonderies, l’automobile, luttes contre les délocalisations, indemnisation du chômage, santé-hôpital, éducation, assistantes à domicile, discriminations, etc.).

La SEF c’est aussi une feuille de route : Il faut changer profondément la société pour la mettre en œuvre, même si c’est pas à pas. Changer le comportement des entreprises, des banques, le rôle des services publics investis d’une nouvelle mission, créer de nouvelles institutions, instaurer de nouveaux droits et pouvoirs décisionnels. C’est une perspective révolutionnaire et radicale.

Elle renforce et donne sens à de très nombreuses luttes sociales comme d’émancipation.

Question 1 : Quelle est la perspective du projet de sécurité d’emploi ou de formation ?

1-La disparition, l’éradication du chômage, ce fléau qui gâche les vies et prive la société de multiples compétences et talents. La continuité de revenus de chaque personne est assurée, individuellement parce que soit elle est en emploi, soit elle est en formation. Si elle est en emploi, c’est avec un statut que nous voulons pérenne et non précaire, des droits et des pouvoirs que nous voulons renforcer, et un salaire, qui doit permettre de vivre dignement.

Si elle est en formation, c’est avec une allocation qui maintient son niveau de revenu, financée par des cotisations sociales prélevées sur la valeur ajoutée produite dans le pays.

2- La disponibilité d’un revenu suffisant est assurée collectivement parce qu’on assure une production efficace des richesses en mettant l’emploi et la formation au cœur des buts de la société.

3-C’est un système qui assure en même temps liberté individuelle et efficacité sociale. La liberté est celle de choisir ses formations, son évolution de carrière, de ne pas être captif d’un emploi ou d’une entreprise, mais aussi de se réserver des temps de formation pour soi, pour son épanouissement personnel. L’efficacité sociale progresse grâce à la fin du gâchis humain du chômage, grâce à l’élévation des qualifications, grâce à la mobilité choisie et la libération des capacités créatives que l’état de développement actuel de notre société exige.  

Question 2 : Comment cela peut-il fonctionner ?

1-En développant un grand service public de l’emploi et de la formation auquel chacun.e est affilié.e dès la fin de ses études et avec lequel chacun.e est appelé à passer une convention SEF.

2- En créant une responsabilité nouvelle des entreprises, des engagements de création d’emploi et de productions correspondant aux immenses besoins de services publics ou d’activités productives localisées en France et de transformation écologique des productions. Les besoins d’emplois et de formation sont évalués démocratiquement, depuis le niveau le plus fin des territoires jusqu’au niveau national par des conférences permanentes, instaurées par la loi (ou imposées dans certaines luttes) réunissant salariés, patrons, citoyens, services publics et élus. Des engagements y sont pris par les entreprises, les banques et l’État. Des Fonds pour l’emploi et la formation sont à disposition de ces conférences. Ces conférences suivent le respect de ces engagements. Ces conférences assurent donc évaluation des besoins (emploi, formation, production), prises d’engagement, appui financier (Fonds, FREF, etc.), suivi régulier des engagements, avec pénalisation ou incitation maintenue, voire renforcée. C’est une planification démocratique et à visée autogestionnaire nouvelle. Elle peut s’imposer à partir des luttes territoriales qui réclament des « comités de suivi », l’implication des pouvoirs publics, par exemple lors de projets de « reprise d’entreprise ».

3-En instaurant des pouvoirs (par des luttes de conquête), des pouvoirs qui changent profondément les critères de décision, actuellement aux mains des actionnaires, et en changeant les critères de ces décisions dominés actuellement par la rentabilité financière et la baisse du coût du travail : (a) nouveaux pouvoirs des salariés dans toutes les entreprises, notamment un droit de veto suspensif assorti d’un droit de contre-propositions alternatives aux projets des patrons et d’un droit de faire appel au crédit bancaire pour les financer, sur des critères d’efficacité précis en lieu et place des actionnaires, nouveaux pouvoirs sur l’utilisation de l’argent des banques par la création (b) d’un pôle financier public géré démocratiquement visant la baisse du coût du capital et les dépenses d’efficacité (formation, emploi, investissement efficace) au lieu d’appuyer sans cesse la baisse du coût du travail et le taux de profit maximal (c) avec les institutions nouvelles territoriales et nationales, de planification et de suivi écologique et social que seraient les conférences permanentes.

4- Des nationalisations nouvelles d’entreprises industrielles ou de services : nouvelles, car avec des pouvoirs démocratiques des salariés et avec une mission de mise en œuvre de tout autres critères d’efficacité que la rentabilité financière.

5- Partout des critères sociaux (emploi, salaires, VA, formation) et écologiques d’efficacité dans les aides publiques et le crédit bancaire.

6- Instauration d’une loi SEF (comme débouché d’ensemble) : organisant ce qui précède dans un ensemble ; abrogeant les lois El Khomri et les ordonnances Macron ; consolidant les protections des contrats de travail, organisant la RTT, etc.

7- Engager la négociation de nouveaux traités internationaux : niveau européen (Fonds européen pour les services publics + principe de coopération entreprises/services publics au lieu de la mise en concurrence systématique) ; niveau mondial (au lieu de TAFTA, traités de maîtrise des échanges et investissements pour développer l’emploi dans les deux parties et les biens communs (santé, environnement…). En tendant la main aux différents peuples du monde, sans rester dans un tête à tête entre gouvernants et chefs d’Etat.

Question 3 : Ce n’est pas possible. Trop cher et pas réaliste !

1- Trop cher ?

Faisons le compte de l’argent gaspillé aujourd’hui sans la moindre efficacité dans l’emploi et peu contrôlé dans la formation, qui sont un marché juteux pour de nombreuses officines. Plus de 140 milliards (voir tableau), dont plus de la moitié en allègements de cotisations aux entreprises, dont les plus grandes continuent à délocaliser sans gêne. Auxquelles il faut ajouter près de 30 milliards pour la formation professionnelle continue et apprentissage, hors dépenses internes des entreprises.

Les dépenses pour les êtres humains créent leur propre financement car toute élévation de leur capacité créative apporte de la richesse supplémentaire à condition qu’elle débouche sur un emploi appuyé par un investissement à la hauteur. L’exemple de la création de la Sécurité Sociale au lendemain de la guerre, dans un pays dévasté, est éclairant. Le coût de sa mise sur pied a représenté 100 % du PIB sur les années 1946 et 1947. Comment cela a-t-il été possible ? Avec des avances massives. Car si la « Sécu » avait été une pure charge, il aurait été impossible mettre en place un système de protection, elle n’aurait qu’absorbé toutes les richesses produites. Mais justement, la Sécu en 1946 a aidé au relèvement du pays : en apportant du bien-être, elle a été un facteur de développement économique, elle a permis de démultiplier l’efficacité du travail humain favorisant ainsi la création de richesses. Il en sera de même avec la SEF, voire plus.

2-Pas réaliste ?

Ce qui n’est pas réaliste, c’est :

  • le statu quo d’un « marché du travail » inefficace : chômeurs de plus en plus mal rémunérés pour les pousser à prendre n’importe quel job, pénuries de produits et de main d’œuvre, rejet de nombreux jeunes hors des formations qualifiantes, le tout en arrosant les entreprises sans le moindre engagement de leur part ;
  • un revenu d’existence qui laisse les manettes de la décision économique au capital, donc laisse l’emploi et les salaires, et la création de richesses en France dépendre des choix d’optimisation de la rentabilité financière. Dans ces conditions, le revenu d’existence ne sera qu’un revenu de misère ;
  • un État qui se substituerait aux entreprises pour créer des emplois financés par l’impôt : des salaires des uns payés par les revenus des autres ménages ! Là encore les limites sont évidentes si on ne touche pas au pouvoir sur les entreprises et les banques.

Le réalisme du projet c’est que

  • -il correspond aux aspirations d’une vie à la fois sécurisée et libre, à mobilité choisie ;
  • il n’est pas le changement d’un grand soir, mais se construira par « briques » successives, en fonction des luttes, des avancées qui peuvent être obtenues d’abord dans telle entreprise, telle filière ou tel territoire, et se généralisent. Il donne un sens commun à ces luttes ;
  • surtout, l’emploi, et la formation, deviennent à la fois un objectif majeur (but), un moyen dans un projet de société d’une nouvelle vie libérée et émancipée de la dépendance au capital et à ses décisions pour avoir un revenu et emploi ;
  • le travail, les travailleurs, peut donner sa pleine force d’efficacité pour créer les richesses nouvelles, trouver les solutions, sortir de l’hyper-productivisme épuisant la nature et les humains, parce qu’il est sécurisé, parce que la formation l’appuie en permanence, parce qu’il est appuyé par des investissements efficaces, parce que les nouveaux pouvoirs des travailleurs sont un levier sur les entreprises pour organiser la coopération efficace entre les travailleurs.

Conclusion

A -L’actualité brûlante sur l’emploi et les salaires, mais aussi la formation incite à travailler dès maintenant les luttes comme des chantiers de la SEF.

Quelques exemples parmi d’autres :

  1. répondre aux pénuries dans les métiers du soin par des pré-recrutement d’élèves infirmières, aides-soignantes, aide à domicile organisées dans les régions.
  2. Dans les filières en transition/rupture technologique comme l’automobile, faire obstacle au massacre de l’emploi qui se prépare, et organiser la transition en mettant en place, dans les régions concernées par les sites, des mises en formation avec maintien de l’emploi.
  3. La jeunesse.
  4. La fonction publique.
  5. Aides à domicile.
  6. Intermittents.
  7. Changements de métier, réorientation au cours de sa vie professionnelle.

B- L’éradication du chômage,

C’est à l’opposé du plein emploi macronien (des économistes keynésiens ou néoclassiques) qui suppose un maintien d’un volant de plusieurs millions de chômeurs (« chômage incompressible »), qui ne dit rien du contenu du travail ni de son statut ― sécurisé ou précarisé ― ou de sa rémunération (doit-elle assurer une sécurité ou doit-elle favoriser les profits… ?). Macron, c’est « un peu de travail pour tous », avec presque une obligation de l’accepter, dans un statut précaire, mal payé et avec une partie du salaire prise en charge par l’État pour conforter les profits. « Du travail », ce n’est pas un emploi et une sécurité de vie, encore moins une formation, ni une possibilité d’épanouissement en et hors travail.

C- Le rôle des entreprises et des banques est décisif : nouveaux pouvoirs sur entreprises, nationalisations, pôle public du crédit, etc.

D- La formation est fondamentale pour une nouvelle efficacité : nouvelle régulation (en réponse à des difficultés : au lieu de mettre des salariés au chômage et d’investir pour supprimer des emplois, sécurisation des emplois, réduction du temps de travail et formation + recherche et développement… qui vont tirer la demande de services publics et de nouveaux emplois). Les luttes sur la formation peuvent avoir une portée révolutionnaire.

ELibérer de temps et de disponibilité, non seulement pour la vie familiale, personnelle et sociale, mais aussi pour la participation démocratique très élargie aux institutions, à la vie de la cité incluant sa dimension économique, écologique et celle des entreprises.

Annexe

Une partie (seulement) des dépenses publiques, celle explicitement « fléchées » pour l’emploi