Bruno Odent
Libre-échange. Emmanuel Macron, son gouvernement et la commission européennes mettent en œuvre « provisoirement » depuis 7 ans, sans ratification, un accord instaurant un grand marché avec le Canada. Il démultiplie les profits et les perspectives de gain du grand capital occidental, tout en lui offrant, auprès d’instances privées, des garanties juridiques contre des politiques publiques qui mettraient en quoi que ce soit en péril leurs prévisions de retour sur investissement. Pour mettre un terme à ce flagrant délit d’autoritarisme, le parlement français doit pouvoir se prononcer et son avis être notifié à Bruxelles.
Le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), ou accord de libre-échange entre l’Union Européenne et le Canada, constitue l’une des armes des multinationales et du capital du monde occidental, dominé par Wall Street et les États-Unis, pour soumettre les échanges internationaux à leurs dominations et à leurs stratégies obsédées par l’expansion financière. Fût-ce en piétinant la démocratie et la souveraineté des États. C’est dire l’importance de l’action des sénateurs communistes qui ont réussi à stopper la ratification de cet accord le 21 mars dernier dans la chambre haute du Parlement français. Ce qui rend possible un rejet du texte qui doit être désormais réexaminé par l’Assemblée nationale.
L’accord qui n’a jamais été dûment ratifié par la France est néanmoins mis en œuvre depuis sept ans par Paris et Bruxelles qui font valoir une clause européenne « provisoire » qui permettrait d’appliquer immédiatement la majeure partie du texte en attendant une ratification définitive par les parlements nationaux.
Le sujet est d’évidence de la plus haute importance stratégique pour le président français qui a encaissé le choc en relevant « le choix du Sénat n’aide pas la cause » tout en déplorant un choix déplorable pour une agriculture française qui ne pourrait exister « sans export ». Une manière de contrer l’opposition du parti Les Républicains, majoritaire au Sénat, qui a voté le texte des communistes en espérant se rallier ainsi les bonnes opinions d’un monde agricole en crise, tant une partie du texte traduit la fuite en avant libérale et mercantile de la Commission européenne présidée par Ursula Von Der Leyen.
Macron veut appliquer le CETA quoiqu’il arrive
Face à un sujet aussi stratégique à ses yeux, Emmanuel Macron est monté au créneau en mobilisant le ban et l’arrière-ban de ses troupes, au gouvernement et dans les deux chambres, pour signifier une volonté d’appliquer, quoiqu’il arrive, ce texte, y compris si les députés le retoquaient à leur tour. Ce qui est loin d’être exclu, compte tenu de l’absence de majorité macroniste au Palais Bourbon.
Quand le président du groupe GDR, André Chassaigne, entendait mettre le texte à l’ordre du jour de l’Assemblée le 30 mai prochain, en l’inscrivant dans la « niche » du groupe communiste, le camp présidentiel a fait preuve d’une très grande fébrilité. Il a d’abord fait savoir qu’il jouerait la montre et jurait que le CETA ne serait pas examiné avant les élections européennes. Puis il est allé jusqu’à affirmer, par la voix de sa tête de liste à ce scrutin européen de juin, Valérie Heyer, que l’exécutif français pourrait s’asseoir sur un éventuel rejet de l’accord par les deux chambres. « Ce sera la décision du gouvernement (de déterminer) quelles seront les prochaines étapes », a-t-elle déclaré en envisageant ouvertement que Paris ne notifie pas à Bruxelles le rejet du parlement français. Ce qui permettrait de continuer d’appliquer, comme aujourd’hui, près de 90 % de l’accord en toute illégitimité démocratique.
Ce désir de management autoritaire, prêt à passer outre la décision des élus, a soulevé l’indignation des parlementaires communistes. « Ces gens ont un sérieux problème avec la démocratie » a ainsi fustigé le sénateur Yann Brossat, rejoint par les associations de la société civile regroupées dans le collectif Stop CETA et par plusieurs élus Verts et de la France insoumise. En se refusant à notifier le rejet de l’accord à Bruxelles, la France rejoindrait le fâcheux précédent de Chypre. Dans l’île-État, les parlementaires ont en effet voté le 31 juillet 2020 contre l’accord ; une attitude qui aurait dû conduire à son abandon puisque, juridiquement, il suffit qu’un des États-membres ne le ratifie pas pour que l’accord ne soit pas appliqué, et dans son intégralité. Sous pression, les autorités chypriotes ont décidé jusqu’à aujourd’hui de ne pas le notifier à Bruxelles. Paris pourrait-il être atteint d’un « oubli » du même type sans y perdre toujours plus de crédit politique et révéler, par la même, toutes les raisons de son acharnement libre-échangiste ?
Collusion avec les intérêts du grand capital occidental
L’obstination macroniste est révélatrice de la collusion de Paris, Washington , Ottawa et Bruxelles, avec les intérêts du grand capital occidental et les choix stratégiques qu’il entend développer. Les directions des multinationales et les courtiers de la finance appellent de leur vœux ce type d’accord de libre-échange. Signé le 30 octobre 2016, il est entré en vigueur « provisoirement » dès le 21 septembre 2017, Commission et Conseil européens lui donnant le feu vert. Quelque 90 % du texte – auquel il manque uniquement sa partie « investissement » – a pu ainsi être mis en application illico sans l’encombrant détour par la ratification des parlements. Au point que sept ans plus tard 10 États-membres sur 27, comme la France, l’appliquent sans l’avoir encore ratifié. Se pencher sur la substance de l’accord et les logiques mises en œuvre permet de bien saisir l’importance cruciale de la bataille politique initié par les sénateurs communistes pour mettre un coup d’arrêt à cette mondialisation sous contrôle capitaliste.
Le CETA a été qualifié de traité de « nouvelle génération » par ses grands promoteurs. Entendez par là qu’il s’agit d’aller au-delà d’une classique suppression des droits de douane entre « partenaires » occidentaux pour permettre aux grands acteurs privés des deux côtés de l’Atlantique d’en tirer la substantifique moelle financière. Le CETA ouvre les « marchés publics » à la concurrence internationale « contre l’emploi local et la souveraineté des élus communaux, départementaux et régionaux » pointe l’ex-député européen communiste Patrick le Hyaric dans une chronique [1] (1).
La création d’un grand marché transatlantique sous l’égide d’un accord TAFTA entre les États-Unis et l’Union Européenne a longtemps constitué la référence suprême à la mise en place de cette structure de « nouvelle génération », garantie par une évolution sur mesure du droit international des affaires. Ce « modèle USA/UE » a pu être repoussé, en raison des luttes, des mobilisations des sociétés civiles européennes et états-uniennes comme des circonstances politiques qui ont fait coïncider sa promotion avec le mandat d’un Donald Trump outre-Atlantique. Ce qui a fait du CETA un moyen de faire rentrer par la fenêtre un deal transatlantique rejeté par une majorité d’européens.
Du bétail nourri aux farines animales et dopé aux antibiotiques
Le classique volet de l’accord abolissant les barrières douanières est à l’origine des combats engagés à divers niveaux en France et en Europe par le monde agricole. Ainsi le seul dimensionnement des exploitations des éleveurs européens et canadiens crée-t-il pour le moins une distorsion de concurrence. Quand les premiers sont le plus souvent des agro-industriels qui possèdent plusieurs milliers de tête de bétail, les seconds ne jouent pas, pour la plupart, dans la même division.
Plus grave, l’accord de libre-échange permet d’écouler sans entrave en Europe des productions de viande bovine, à partir de bétail nourri aux farines animales, chose interdite en France et dans l’UE depuis les ravages occasionnés par la funeste crise de la « vache folle » dans les années 1990. De la même façon, le dopage du cheptel aux antibiotiques, interdit de ce côté-ci de l’Atlantique, est autorisé au Canada. On comprend pourquoi les éleveurs européens, surtout les petits et les moyens, qui subissent déjà de plein fouet des formes de concurrence déloyale et délétère pour l’environnement, auraient tout à gagner au respect des décisions souveraines de l’UE et de ses États-membres.
Les logiques marchandes du CETA ne se soucient ni de la taille des exploitations, ni de leur empreinte écologique. Si ce n’est pour favoriser toujours davantage les champions de l’agro-business. En juin 2020, la Convention citoyenne sur le climat, avec toutes ses limites, avait d’ailleurs créé une surprise de taille du côté du pouvoir macroniste en demandant que le CETA ne soit pas ratifié tant que les objectifs de l’accord de Paris sur le climat qu’il contredit, n’y étaient pas intégrés.
La loi de tribunaux privés
Le reste du CETA est encore plus pernicieux, Sorte de couronnement de l’accord, il n’a pu être appliqué avant ratification, comme tout le reste du texte, parce qu’il suppose des abandons de souveraineté encore plus importants des États-membres. Il met en place en effet des juridictions autorisant les firmes installées en Europe ou au Canada à accéder aux marchés du « partenaire » en couvrant leurs investissements de garanties sans appel. Il s’agit d’empêcher qu’un État puisse promouvoir des normes sociales ou environnementales qui amenuiseraient leurs ambitions initiales en matière de profits.
Le CETA prévoit d’instaurer à cet effet, un régime dit de règlement des différends qui ouvre la possibilité à n’importe quelle multinationale ou grande société financière internationale, de porter plainte devant des tribunaux d’arbitrage privés contre un des États partenaires, présumé coupable d’avoir introduit une législation qui mettrait en péril ses perspectives de retour sur investissement.
Des précédents terribles ont pourtant démontré très concrètement la portée désastreuse du recours à de telles instances juridiques privées, sur la gestion du bien public. Le sénateur, Fabien Gay, rapporteur du texte sur le CETA pour le groupe communiste, invoque ainsi la plainte déposée en 2010 devant une telle juridiction par le groupe cigarettier suisse Philip Morris, contre la politique que s’était employé à mettre en œuvre le gouvernement uruguayen pour traiter le fléau du tabagisme. Le groupe suisse, premier producteur de cigarettes au monde et propriétaire de la célèbre marque Marlboro, s’appuyait sur le règlement des différends d’un traité bilatéral d’investissement, signé par la Suisse et l’Uruguay, pour plaider les pertes subies à cause d’une telle politique publique. Le groupe aura pu ainsi faire différer pendant six ans, le temps d’une longue bataille judiciaire, les mesures de santé publique envisagées par les autorités uruguayennes.
Le forcing déployé par Ursula Von der Leyen et Emmanuel Macron pour faire ratifier, coûte que coûte, le CETA, s’explique aussi, au moins depuis 2022 et le déclenchement de la guerre en Ukraine, par des considérations géostratégiques. L’Europe et singulièrement l’Allemagne qui s’est vu couper, au sens propre, les robinets du gaz russe bon marché, est à la recherche d’autre fournisseurs. Le Canada avec ses gaz de schiste et autres hydrocarbures bitumineux apparaît comme un des relais de « l’économie de guerre » que cherchent à mettre en place Emmanuel Macron, le chancelier Olaf Scholz et la commission européenne. Sans sourciller là encore sur les conséquences environnementales accablantes de l’exploitation de ce type de combustibles fossiles.
[1] « Coup de pistolet sur le CETA », chronique de Patrick Le Hyaric, L’Humanité du 21 mars 2024.