Extraits de la discussion entre économistes sur le programme du Nouveau Front populaire, Fondation Gabriel Péri, 27 mai 2024.
Jézabel Couppey-Soubeyran
Les services publics sont fondamentaux pour répondre à la crise et à l’urgence sociale et écologique. Réparer les services publics et organiser leur grand retour, comme ce qui est annoncé dans le programme, implique de revaloriser les salaires pour que ce soit attractif et pour que les gens aient envie d’y travailler et puissent vivre convenablement. Cela signifie également ouvrir de nouveaux postes, donc former du personnel, investir dans des locaux et des infrastructures, etc. Si on veut remettre en place des services de proximité, il faut aborder le problème de l’éloignement des services publics dans certains territoires. C’est un chantier massif.
Liêm Hoang Ngoc
L’état des universités, des hôpitaux, des écoles et des commissariats de police nécessite des investissements en infrastructure. C’est l’État qui doit commander au secteur du bâtiment la construction des infrastructures nécessaires. Notamment dans le domaine de la santé, où nous avons des déserts médicaux. La carte hospitalière doit faire l’objet d’un débat. Aujourd’hui, il y a des pans entiers de territoires sans maternité ni bloc opératoire, avec seulement des maisons de santé qui font office de dispensaires.
Ensuite, il faut créer des postes. On parle souvent de revue générale des politiques publiques et de modernisation de l’action publique pour supprimer des postes, sous prétexte de réduire les dépenses de fonctionnement. Mais en vérité, le sujet central, c’est l’austérité. Les services publics souffrent de ce que dans le monde syndical on appelle communément les politiques d’austérité, qui affectent aussi bien l’investissement que les créations de postes et les salaires. Comme on dit en économie, l’investissement et le fonctionnement sont des biens complémentaires, c’est-à-dire que si on investit dans l’un il faut investir dans l’autre : si on ouvre des lits d’hôpitaux sans mettre de soignants à côté, en réalité on ne les ouvre pas. Pourquoi les métiers de la santé et de l’éducation sont-ils en tension ? Parce que les salaires sont meilleurs dans le privé, et les gens vont ailleurs.
Jézabel Couppey-Soubeyran
Oui, la question des services publics est cruciale. Nous sommes face à un véritable délabrement des services publics, et leur restauration est une urgence sociale. Le délabrement des services publics contribue au malaise sociétal profond et au vote pour le Rassemblement National. Plus les services publics se dégradent, plus les inégalités se creusent entre ceux qui peuvent accéder à des services privés et ceux qui dépendent de services publics dégradés. Cela nous renvoie à une tendance profonde de marchandisation du monde. Il deviendrait urgent d’y mettre un frein, de sanctuariser l’éducation, la santé… et de permettre le déploiement du non-marchand.
Il est également important de ne pas opposer le bon fonctionnement des services publics et celui du secteur privé. Les employeurs devraient comprendre qu’il est essentiel que les services publics fonctionnent bien pour que leurs salariés puissent bien se former, se soigner, se loger et se transporter. Il y a une complémentarité entre le rétablissement des services publics et la dynamique du secteur privé. Nous disposerons d’autant plus de marges de manœuvre pour affecter l’impôt au rétablissement des services publics si, d’un autre côté, nous avons un levier complémentaire pour prendre en charge la part non rentable des dépenses d’investissement dans des infrastructures routières ou ferroviaires, même si ces dépenses ne sont pas rentables.
Denis Durand
J’insiste sur le fait que le développement des services publics, leur réparation d’abord, et leur développement, passent par des embauches. Et une des choses que le gouvernement de gauche doit faire très vite, dès l’engagement de ses opérations, ce sont des programmes d’embauches et de pré-embauches dans le système de santé, dans l’éducation et, en réalité, dans tous les services publics.
Nous entrons dans une nouvelle forme d’économie. Tout le monde a entendu parler de la révolution numérique, maintenant c’est l’intelligence artificielle. Depuis le milieu du XXe siècle, une mutation sociale, culturelle et économique est en cours. Ce n’est plus la machine-outil qui remplace la main de l’homme dans la production, c’est la machine qui remplace certaines fonctions du cerveau humain, de l’esprit humain. Cela obéit à des règles économiques tout à fait différentes. Si on laisse cette révolution entre les mains du capital, ils vont s’en servir pour supprimer des emplois, précariser, ubériser et pressurer. Le résultat est qu’on a aujourd’hui des multinationales qui, faute de savoir-faire, n’arrivent plus à produire ce qu’elles sont censées produire. On pourrait en citer beaucoup, comme Sanofi qui supprime des laboratoires et est incapable de produire le vaccin dont on avait besoin au moment voulu.
On a besoin d’entrer dans une logique complètement différente, et là-dedans, les services publics ont un rôle crucial. Dépenser de l’argent pour les services publics en utilisant les gains de productivité apportés par cette révolution informationnelle permet à la fois de stimuler la demande et de provoquer une offre bien plus efficace. Détruire les services publics est mauvais pour l’efficacité de l’économie dans son ensemble, et la France est un exemple particulièrement parlant sous cet angle.