Denis Durand
La Banque de France a enregistré en 2023 une perte (résultat ordinaire avant impôt) de 12,5 milliards d’euros, à comparer à un bénéfice de 4,4 milliards en 2022.
Ce qui détermine les comptes de la Banque de France, ce n’est pas, comme pour une entreprise ordinaire, la différence entre ses ventes et ses coûts de production (matières premières, salaires et charges financières). C’est la politique monétaire décidée par le conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne. Ce sont ces décisions, et leurs conséquences sur toute l’économie de la zone euro, qui déterminent ses recettes et ses dépenses.
Pourquoi des pertes ?
Pour comprendre les comptes de la Banque, il faut donc en premier lieu analyser ceux de l’institution qui tient lieu de banque centrale dans la zone euro : l’Eurosystème, composé de la Banque centrale européenne et des vingt banques centrales nationales de la zone euro, dont la Banque de France fait partie. Les recettes et les dépenses de la Banque de France ont deux sources. D’une part, elles résultent directement de sa part dans le bilan consolidé de l’Eurosystème. D’autre part, un mécanisme complexe définit la part des revenus de l’Eurosystème qui est réservée pour la rémunération de la Banque centrale européenne, et la part des bénéfices de la BCE qui est reversée aux banques centrales nationales, car celles-ci sont les actionnaires de la BCE.
À titre d’illustration, voici une présentation simplifiée des comptes de l’Eurosystème à la date du 19 avril 2024
En temps ordinaire (on verra plus loin que les dix dernières années se sont en partie écartées de cette norme), les recettes sont
- les intérêts que les banques ordinaires payent à la banque centrale sur les sommes qu’elles lui empruntent sur le marché monétaire ;
- les intérêts que rapportent à la banque centrale les titres libellés en euros qu’elle a acquis au titre de la politique monétaire ou pour tout autre motif ;
- les intérêts que lui procurent ses réserves de change, placées en titres libellés en devises étrangères (principalement des bons du Trésor des États-Unis) ;
Les dépenses sont principalement les intérêts que la banque centrale paye aux banques pour rémunérer leurs réserves, c’est-à-dire les dépôts qu’elles conservent sur leur compte auprès d’elle.
En outre, les portefeuilles de titres détenus par les banques centrales peuvent occasionner soit des plus-values, soit des moins values qui entrent aussi, selon différentes règles comptables, dans le calcul des gains et pertes de la banque centrale.
L’or comptabilisé à l’actif du bilan de la banque centrale, et les billets comptabilisés au passif ne sont assortis d’aucun paiement ou versement d’intérêt.
C’est sur ces recettes et dépenses monétaires que viennent s’imputer les dépenses de fonctionnement de l’institution (dépenses de personnel, charges immobilières, etc.).
Depuis la crise financière de 2008, les banques centrales ont énormément accru leurs prêts aux banques et acheté des titres financiers par milliers de milliards.
Situation consolidée de l’Eurosystème
(postes de l’actif) (source : BCE)
Pour réaliser ces prêts et ces achats, elles ont créé des milliers de milliards d’euros qui ont pour contreparties, d’une part le montant des billets en circulation et d’autre part des réserves des banques déposées en comptes auprès des banques centrales nationales de l’Eurosystème.
Les billets sont une ressource gratuite pour les banques centrales. En revanche, une partie des réserves détenues par les banques sont rémunérées : les banques centrales payent des intérêts aux banques. Comme on l’a vu plus haut, les banques centrales tirent principalement leurs revenus de la différence entre les intérêts rapportés par les titres détenus par les banques centrales, et par les prêts aux banques d’une part et, d’autre part, les intérêts payés aux banques pour les réserves qu’elles détiennent constituent l’essentiel des revenus des banques centrales.
Situation consolidée de l’Eurosystème
(postes du passif) (source : BCE)
Cette différence a été très grande pendant plusieurs années, alors que les taux d’intérêt étaient très bas, voire négatifs. À partir de 2014, le taux de rémunération des dépôts bancaires étaient même négatifs, c’est-à-dire que les banques ordinaires payaient les banques centrales pour leur déposer des réserves. Tout a changé au printemps 2022 quand les banques centrales ont changé de politique monétaire : elles ont remonté en flèche leurs taux d’intérêt, cessé d’accroître leurs achats de titres financiers, et leurs prêts aux banques ont fortement diminué.
Taux directeurs de la Banque centrale européenne
Résultat, les intérêts perçus par les banques centrales ont certes augmenté (pour la Banque de France, de 14,2 milliards d’euros entre 2021 et 2023), mais beaucoup moins que les intérêts qu’elles ont payés (de 37,8 milliards d’euros entre 2021 et 2023 pour la Banque de France).
Est-ce grave ? Non
Dans l’immédiat, la Banque de France a pu combler ses pertes en utilisant un « fonds pour risques généraux » qu’elle avait constitué les années précédentes, et en vendant une partie de ses avoirs en devises. Ce qui change, c’est que pour la première fois depuis 2003 la Banque ne versera pas de dividende à l’État, ni d’impôt sur les sociétés. C’est une perte de recettes pour les finances publiques mais elle ne résulte en rien des coûts de fonctionnement de la Banque, et surtout pas des dépenses de personnel !
Que se passerait-il si de nouvelles pertes se produisent dans le futur ? Cela n’empêcherait pas la Banque de fonctionner. Lorsque les dépenses de la Banque dépassent ses recettes, elle peut continuer de payer en remettant à ses créanciers des billets ou des euros enregistrées en réserves dans son bilan. Les créanciers ont toutes les raisons d’en être satisfaits car il n’y a pas, dans l’économie d’aujourd’hui, de support plus sûr et plus utilisable pour tout type de paiement que cette monnaie de banque centrale, que tout le monde accepte pour sa valeur faciale : c’est précisément en cela que consiste le privilège des banques centrales. En 2022, par exemple, la Banque nationale Suisse a affiché des pertes équivalant à 17 % du PIB de la Confédération Helvétique, en raison de ses interventions pour réguler le cours du franc. L’économie suisse ne s’est pas effondrée pour autant. Les banques centrales ont donc un moyen de payer des montants illimités de dépenses… du moins tant que le public conserve sa confiance dans les billets.
Est-ce que tout va bien pour autant ? Non
Garantir la qualité de la monnaie, c’est précisément la mission des banques centrales. Il n’y a de bonne monnaie que dans une économie saine, et de ce point de vue-là, il y a un problème.
Pour sauver le système financier après la crise de 2007-2008, et plus encore au moment du confinement imposé par la pandémie en 2020, les banques centrales ont poussé les banques à augmenter énormément leurs crédits aux entreprises et aux particuliers. Cette stimulation ne s’est pas accompagnée d’une mise en cause des critères qui président à l’utilisation de l’argent dans les économies capitalistes contemporaines : la recherche du maximum de rentabilité pour les capitaux financiers.
C’est pourquoi cette énorme masse d’argent mis à la disposition des agents économiques a été de moins en moins efficace en termes de création de richesses.
Par exemple, en France, pour 100 euros de crédits en 2002, l’économie créait 48 euros de produit intérieur brut. Vingt ans plus tard, en 2022, avec 100 euros de crédit, on n’avait plus que 29 euros de PIB.
PIB pour 100 dollars de crédit aux agents non financiers (source : Banque des Règlements internationaux)
Beaucoup plus d’argent, pas beaucoup plus de richesses à acheter : on s’attendrait à ce qu’il en résulte une hausse des prix, de l’inflation. Pendant longtemps, cette inflation s’est limitée aux prix des actifs financiers et immobiliers. Les banques centrales n’ont rien fait pour la combattre. Mais en 2022, elle a fini par déborder sur les prix des biens de consommation, menaçant de miner la valeur des patrimoines financiers.
Paniquées, les banques centrales ont alors eu une réaction primaire : elles ont retiré l’argent ! Elles ont réduit leur création monétaire et poussé les banques à réduire la leur en remontant les taux d’intérêt, handicapant les projets les plus efficaces économiquement.
Zone euro : masse monétaire M1 (source : BCE)
L’inflation a ralenti, sans disparaître, mais l’économie a ralenti encore plus ! Chômage, précarité, salaires insuffisants, dévitalisation des services publics par l’austérité budgétaire : toute la société s’appauvrit.
À sa dernière réunion en juin, le conseil des gouverneurs de la BCE a décidé de réduire d’un quart de point ses taux directeurs. Le faible dynamisme des économies européennes justifierait un assouplissement plus marqué de la politique monétaire européenne dans les prochains mois. Pourtant, le conseil des gouverneurs de la BCE a indiqué que ce n’était pas pour tout de suite, parce que la menace d’une reprise de l’inflation, qui oscille aujourd’hui autour de 2,5 %, continue de peser, et surtout parce que la BCE n’ose pas s’écarter trop de la politique des États-Unis. La zone euro est en effet conçue depuis son origine comme une province au sein de l’empire du dollar, volontairement exposée à la surveillance et à la domination des marchés financiers dans l’espoir – vain jusqu’ici – de capter une partie des bénéfices que Wall Street tire de son hégémonie sur la mondialisation financière.
Une nouvelle sélectivité pour sortir des dilemmes de la politique monétaire
Faut-il monter ou baisser les taux d’intérêt ? Freiner ou stimuler la création monétaire ? Si la vie des banques centrales se bornait à répondre à des questions aussi simplistes pour un monde aussi compliqué que le nôtre, on serait tenté de les plaindre. Mais il n’est pas vrai que leurs moyens d’action soient aussi frustes. La peur du danger aidant, même la BCE a fait preuve d’un peu plus de subtilité au moment de la crise de l’euro, il y a dix ans, en mettant en place – pour des centaines de milliards d’euros – des refinancements ciblés aux banques. Une politique monétaire sélective, mobilisant l’action sur les taux d’intérêt, mais aussi l’usage des réserves obligatoires ou une nouvelle conception de la règlement bancaire, est parfaitement possible du point de vue technique. Tout dépend des critères sur lesquels cette sélectivité est fondée.
La solution consisterait à rendre les crédits efficaces en pénalisant, par des taux d’intérêt dissuasifs, ceux qui alimentent la spéculation financière et en encourageant, au contraire, les banques à financer à taux réduit les projets qui donnent la priorité à la création écologique de richesses dans les territoires par le développement de l’emploi et de la qualification des salariés.
Il conviendrait également d’alimenter un fonds pour le développement des services publics, pour que le financement des dépenses publiques ne dépende plus des marchés financiers.
Ce faisant, les banques centrales rempliraient vraiment leur mission : donner à l’économie plus d’efficacité et, partant, à la confiance des citoyens dans la monnaie une base saine. C’est sur ce terrain que les peuples les attendent, et non pas sur celui de leurs bénéfices ou de leurs pertes.