Comment Renault a été financiarisé

Fabien Gâche
Ancien délégué syndical central - CGT Renault

À l’université d’été du PCF, le 24 août 2024 à Montpellier, un l’atelier avait pour thème «  Quelle nouvelle planification pour répondre à la crise ? » . Nous reproduisons l’intervention prononcée par Fabien Gâche en introduction de cet atelier

J’aborderai le sujet qui nous occupe à travers l’évolution de Renault, des orientations qui ont été prises dès les années quatre-vingt qui ont planifié le processus de désindustrialisation et qui ont impacté l’ensemble du secteur automobile français.

Dès 1982, si l’État approuve le plan d’investissement triennal de Renault (1983-1985), il limite toutefois son apport en capital au titre de l’année 1983. Et le PDG de l’époque, Bernard Hanon, commence à éloigner les techniciens de la direction générale pour faire émerger des » gestionnaires » dans la refonte de l’organigramme de l’exécutif.

Dans la même logique, on voit arriver le parachutage en 1984 de Stéphane Doblin à la Direction du contrôle de gestion. Celui-ci venait de mettre en place la restructuration du groupe Fiat. Puis de Michel Praderie, ancien directeur de cabinet de Jean Auroux, qui devient secrétaire général de Renault.

Sur la même période, Laurent Fabius devient Premier ministre, avec comme directeur de cabinet Louis Schweitzer, futur PDG de Renault.

Au prétexte d’un gouffre financier de ce que l’on a appelé « l’aventure américaine », la direction présente l’entreprise comme étant « au bord de la faillite ». Ainsi, elle justifie des mesures sociales drastiques : gel des salaires, suppressions d’emplois, externalisations, etc.… Et avance l’hypothèse de 15 300 salariés en « sureffectif ».

Toujours la même année, le gouvernement demande à François Dalle, président-directeur général de L’Oréal, ami intime de François Mitterrand, de rédiger un rapport sur l’industrie automobile française. Ce rapport, examiné en octobre de la même année, préconise, entre autres, une hausse de 3 % du prix des voitures et le non-rapatriement des productions déjà délocalisées.

Bien que 16 000 salariés aient déjà fait l’objet de départs « négociés », le rapport évalue à 54 000 le nombre de salariés en « sureffectif » chez les constructeurs (dont 18 000 pour Renault) et 20 000 chez les équipementiers. Préretraites, réduction du temps de travail, aide à la réinsertion, congés de reconversion et licenciements sont au nombre des « solutions » du rapport Dalle.

S’appuyant sur des comparatifs de productivité avec les concurrents, Édith Cresson, ministre du Redéploiement industriel et du Commerce extérieur, annonce dans la revue L’Usine Nouvelle, en 1985, un sureffectif chez Renault de 15 000 salariés. Elle affirme par ailleurs que « l’État assumera sans faiblir son rôle d’actionnaire ».

Bernard Hanon est limogé par le gouvernement au cours de son second mandat, en janvier 1985, et il est remplacé par Georges Besse, précédemment PDG de Pechiney, une entreprise spécialisée dans l’aluminium et les métaux non ferreux.

1985 : une profonde rupture

Ce changement illustre un choix politique clair du gouvernement. C’est la première fois depuis 1955 qu’un président-directeur général n’est pas issu des rangs de la Régie et de surcroît n’a aucune compétence particulière dans l’industrie automobile.

Comme le dit Georges Besse dès le début de son mandat, « notre métier… c’est de gagner de l’argent ».

Dans le court discours au conseil d’administration qui l’intronise, Georges Besse minimise indirectement le rôle de l’État dans le redressement de la Régie, et place l’organisation de facto dans une situation concurrentielle (cela signifie que les missions nationales ou sociales dévolues à la Régie sont désormais caduques).

Il s’agit d’une profonde rupture, la finalité de l’entreprise doit se concentrer exclusivement sur sa capacité à gagner de l’argent. C’est une remise en cause fondamentale de l’objectif de la Régie nationale inscrit dans ses statuts : promouvoir l’intérêt national, notamment dans le domaine de l’emploi. Concrètement, c’est sur cette base que les usines de Douai, de Maubeuge ou encore de Ruitz avaient été créées par Renault pour anticiper la fermeture des mines et la fin de l’exploitation du charbon.

C’est une remise en cause radicale de l’article 11 de l’ordonnance de 1945, qui prévoit que « les bénéfices doivent être répartis entre « le Trésor public, les œuvres sociales et le personnel ».

Il n’est peut-être pas utile ici de préciser qu’indépendamment de ses statuts, il a fallu tout au long de l’histoire de Renault de grandes luttes sociales pour imposer au pouvoir politique des conquis sociaux et finalement, contraindre les directions de l’entreprise et les gouvernements qui se sont succédés à approcher les objectifs initiaux d’une entreprise nationale.

Après les élections législatives de mars 1986 avec une majorité de droite et l’assassinat de Georges Besse, c’est Raymond Lévy qui est nommé président-directeur général et qui poursuivra le travail engagé par les socialistes.

En novembre 1989, la Commission européenne refuse le projet de désendettement de Renault établi par le gouvernement français à défaut du changement de statut et d’une réduction insuffisante de ses capacités de production de voitures et de poids lourds.

Ce prétexte est invoqué par la direction de Renault pour amplifier les suppressions d’activités et des emplois. Le gouvernement saisi la balle au bond pour accélérer la transformation de la Régie en société anonyme à capitaux d’état.

En 1996, Renault bascule dans le secteur privé. Dans le même mouvement et 10 ans plus tard, Louis Schweitzer[1] écrira : « pour « resserrer le système de production […] Diminuer nos investissements […] Devenir plus productif et plus efficace […] Il fallait entreprendre un processus de rationalisation et fermer quelques-unes des quinze usines que Renault possédait ». En 1997, il embauchera Carlos Ghosn.

Au nom du recentrage du cœur du métier, le processus d’externalisation, de délocalisation des activités de Renault (production et ingénierie) et de désindustrialisation du pays s’est donc amorcé dès le début des années 90 par un gouvernement socialiste, il y a quarante déjà pour prendre jusqu’à aujourd’hui, des proportions délirantes.

« La profitabilité » de l’entreprise va alors être revendiquée comme devant être l’alpha et l’oméga de ce que produisent les salariés au service des actionnaires (invisibles). Le mythe de la thématique du risque va se développer selon lequel les actionnaires seraient les investisseurs qui prennent des risques, quand les salariés apporteraient leur « capital humain » par leur travail.

Et c’est la thèse d’un « marché divin » qui s’imposerait, réduisant le rôle de l’État, celui des pouvoirs publics et des institutions européennes à sauvegarder son bon fonctionnement et à le soustraire de toute interférence démocratique visant la justice sociale.

Pour ce faire, chaque activité doit être un centre de profits, à défaut il meurt. Tous les secteurs d’activité du groupe sont mis en concurrence les uns avec les autres en interne, entre les établissements implantés à travers le monde mais aussi avec les équipementiers.

Avec le développement des « accords de compétitivité », les salariés sont mis dans l’incertitude économique permanente. Ces accords conditionnent l’attribution d’une activité de conception ou de production pour une période limitée (3 ans), à la capacité des salariés à s’aligner sur les conditions sociales du travailleur espagnol (salaire, temps de travail…), qui lui-même est amené à s’aligner sur celles des Roumains et ces derniers sur celles des Marocains.

De la même manière, les États sont mis en concurrence quant aux fonds publics qu’ils vont être capables d’attribuer à l’entreprise.

Ainsi, la responsabilité des délocalisations est imputée aux salariés qui n’ont pas accepté « les sacrifices nécessaires à leur survie », aux politiquesqui ne mettent pas suffisamment fin aux « contraintes » multiples (Code du travail, garanties collectives, financement des services publics…) et qui ne veulent pas investir suffisamment pour les entreprises comme sont capables de le faire d’autres États.

« Le travail » et la planification liée au développement des gammes sont alors mis au service exclusif de la rentabilité et bien entendu déconnectés de la réponse aux besoins de mobilité des populations et des problématiques écologiques.

Les dégâts de la financiarisation

En quelques décennies, la financiarisation, avec ses exigences de rentabilité sans fin qui s’est imposée à l’industrie automobile française, a conduit à une succession de délocalisations et de fermetures de sites avec :

  • une perte de plus de 120 000 emplois (-40 %) pour toute la filière entre 2006 et 2023  ;
  • uUne production française de véhicules assemblés divisée presque par 3 (de 3,4 à 1,2 million en 2023), avec un seul véhicule fabriqué en France dans le Top 10 des ventes en 2023  ;
  • pour sa part et sur la même période, Renault a divisé par 2 ses effectifs pour produire, en 2023, moins de 80 000 véhicules particuliers dans ses usines françaises contre plus de 750 000 en 2004, soit 10 fois moins.
    • des gammes de véhicules Renault/Stellantis toujours plus gros, plus puissant, plus chers et toujours plus inaccessibles au plus grand nombre ! Leur prix a augmenté en moyenne de 40 % pendant cette période. Cela concerne tant les modèles haut de gamme que les modèles bas de gamme. En 2023, il fallait 20,5 SMIC pour s’acheter une voiture neuve (prix moyens) contre 14,7 il y a 20 ans.
  • ceci a eu pour conséquence une baisse des ventes de voitures neuves qui s’est accompagnée d’un vieillissement du parc automobile européen avec toutes les conséquences environnementales  ;
  • les pays de l’Europe centrale et orientale sont devenus des grands consommateurs de voitures, mais ils sont essentiellement équipés en vieux véhicules d’occasion importés des pays occidentaux et là aussi rendant insoluble la baisse des émissions à effet de serre  ;
  • quant à la balance commerciale de l’industrie automobile Française, elle est déficitaire depuis 2008, pour atteindre en 2022 un déficit d’environ 19 milliards d’euros.

Et pendant ce temps-là, c’est open bar pour des fonds publics et dividendes !

5,8 milliards d’euros de fonds publics ont été versés à la filière automobile française depuis 2020, qui s’ajoutent aux mesures publiques de soutien aux entreprises qui frôlent les 200 milliards d’euros.

Et de ce point de vue, le rôle de la PFA (plateforme automobile), notamment dans le cadre du contrat stratégique de filière pour 2024-2027, contribue à prolonger et amplifier la dotation d’aides publiques aux constructeurs et grands équipementiers « pour assurer leur compétitivité » et sans aucune contrainte visant à empêcher la poursuite des délocalisations et pour imposer la relocalisation des activités.

Et pourtant, près de 100 milliards d’euros de dividendes ont été versés aux actionnaires en 2023, quand la part des salaires dans la valeur créée par les salariés est passée de 81 % en 2009 à 53 % en 2019.

Or, l’électrification des véhicules n’a pas fracturé ce paradigme, au contraire !

  • Des véhicules électriques toujours plus chers, démesurés en taille et en puissance, à la vertu écologique discutable et discutée, qui s’adressent à une portion toujours faible de la population.
  • Les délocalisations et fermetures de sites se poursuivent, sans rapport spécifique aux activités thermiques.
  • Et nous connaissons des exigences de rentabilité sans fin des constructeurs, inégalées dans l’histoire avec des objectifs plus de 10 % de marge opérationnelle d’ici 2030, avec toujours plus de concurrence exacerbée entre les travailleurs européens contraints au moins-disant social, le tout, couplé au chantage aux fonds publics.
  • Les véhicules électriques sont vendus grâce à de généreuses contributions gouvernementales qui vont aux entreprises et aux ménages les plus fortunés.
  • Faute d’inclusivité sociale, le rejet de la transition écologique prend des proportions qui méritent d’être prises en compte.

Dans le même mouvement, une part croissante des populations n’aura plus accès à la mobilité, surenchérissant encore les inégalités.

La stratégie financière des constructeurs automobile et le positionnement des pouvoirs publics et des institutions européennes ne permettent pas d’engager une réflexion de fond sur les transformations et la planifications nécessaires à la mobilité qui prennent en compte toutes les dimensions intéressées au sujet. Les dimensions sociales et environnementales sont indissociables bien sûr, mais aussi les questions liées à l’aménagement du territoire, au développement des transports en commun ou encore à la maîtrise de l’énergie.

Pour prendre en compte toutes ses dimensions et sortir de la financiarisation, il est nécessaire de les porter dans le débat public en intégrant les salariés des secteurs concernés. Ce qui pose alors la question de droits nouveaux, de droits d’interventions des salariés.

Autant de sujets à mettre en débat comme :

  • la question de la conception et de la fabrication des véhicules les plus vertueux au plus près des marchés, adaptés aux besoins des populations et accessibles à tous  ;
  • la durabilité des véhicules et des coûts d’entretiens abordables  ;
  • la relocalisation en France des activités industrielles et d’ingénierie de toute la filière automobile, intégrant toute la chaîne de valeur (constructeurs, équipementiers, sous-traitance…) et pour toutes les technologies (thermique, électrique, hybride…)  ;
  • lL’harmonisation des conditions sociales des travailleuses et travailleurs européens (salaires, temps et conditions de travail…) avec l’augmentation des salaires, indexés sur l’inflation, pour mettre fin à leur mise en concurrence  ;
  • la nécessité de conditionner les aides publiques au développement des emplois, de la formation, et de la prise en compte des aspects écologiques. Avec le suivi des projets associant les salariés et les syndicats disposant de la capacité de sanctions en cas de non-respect des engagements  ;
  • doter les IRP et les comités d’entreprise européens de pouvoirs décisionnels et de sanctions  ;
  • enfin, et sans être exhaustif, en appeler à la mobilisation du système financier et à la redéfinition de la conception du rôle et du fonctionnement de la BCE.

Voilà donc quelques éléments, qui je l’espère, permettront d’alimenter le débat qui nous intéresse aujourd’hui.


[1] Louis Schweitzer, Mes années Renault. Entre Billancourt et le marché mondial, Gallimard, 2007.