Dormez bien braves gens ! Bruno Le Maire « en appelle » à la vertu des entreprises

Le gouvernement tergiverse à mettre à contribution les actionnaires pour une sortie de crise

Après avoir annoncé que la crise actuelle serait comparable à celle de 1929, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire appelle les entreprises à « modérer » les versements de dividendes[1], car « c’est un moment où tout l’argent doit être employé pour faire tourner l’entreprise, pour s’assurer qu’elle redémarre dans de bonnes conditions », admettant ainsi de fait l’aspect parasitaire du coût du capital. Il y a encore quelques jours Bruno Le Maire « en appellait » seulement. En la matière, on commence à avoir un retour d’expérience de ce que « on en appelle aux entreprises » est le nom : une alliance de classe avec le capital dont le parti pris idéologique est de ne surtout pas interférer dans les choix de gestion des entreprises.

Sous l’importante contestation des organisations syndicales, et prenant exemple sur les Etats-Unis et l’Allemagne notamment, , le ministre de l’économie a depuis légèrement changé de ton : la politique en matière de dividendes demeurera à la seule discrétion des entreprises, mais celles qui y recourront ne pourront bénéficier de reports fiscaux et de cotisations sociales (et c’est bien la moindre des choses). Pour l’instant, rien n’est dit pour les entreprises recourant au chômage partiel, ou encore celles bénéficiant d’aides publique, notamment des prêts garantis par la Banque publique d’investissement. Pendant ce temps, les travailleurs sont quant à eux sommés de prendre part à la « solidarité nationale » en voyant leurs acquis sociaux mis entre parenthèses jusqu’en fin d’année, créant d’ailleurs un sérieux précédent contre les 35 heures… En somme, pendant qu’il fait mine de s’inquiéter des dividendes versés, le gouvernement met déjà en place, pour les mois et les années qui suivront la crise, une régression durable des droits des travailleurs et un redoublement d’austérité budgétaire, tout cela au nom de la « baisse du coût du travail » !

En France, certains grands groupes, notamment ceux dans lesquels l’Etat est présent au capital, devraient malgré tout verser moins de dividendes que prévu en 2020, à l’image des récentes annonces faites par Airbus. Mais cela resterait marginal ! D’après le cabinet Alpha Value, les entreprises européennes devraient malgré tout verser les ¾ des dividendes prévus initialement avant crise. 

« Modérer » les dividendes. Et après ?

Mais quand bien même cette « modération » dans le versement de dividendes aurait lieu, cela n’impliquerait rien d’autre que le maintien de la partie du profit non distribuée aux actionnaires dans leur trésorerie. Mais pour en faire quoi ? C’est LA question qui devrait préoccuper en premier lieu le ministre de l’Économie, d’autant plus dans la période actuelle ! Nous arrivons ici au cœur du problème que pose à nos sociétés le Capital : s’il représente un coût pour les entreprises (notamment à travers les dividendes), il exprime surtout un pouvoir de domination sur l’économie : il porte à lui seul les décisions en matière d’investissements (et donc d’activité à court et moyen terme), d’emploi et de salaires, etc. Ces décisions, qui ne visent pas autre chose que le profit le plus élevé possible au regard du capital apporté par les actionnaires et les créanciers, sont porteuses d’un chômage endémique et d’une suraccumulation financière conduisant à des crises récurrentes. C’est donc ce pouvoir du capital, qui nous a amené dans cette poudrière, qu’il convient de combattre. Le coût du capital n’est que l’expression monétaire de sa domination. Il ne s’agit donc pas simplement de combattre le versement de dividendes, et encore moins d’en « appeler » à la vertu des actionnaires !

D’autant plus que les dernières annonces du gouvernement s’accompagnent d’une profusion de mesures de soutien aux « entreprises », en réalité aux profits, et d’encouragement à profiter de la situation pour réduire le « coût du travail » dans l’immédiat et pour la suite :  allongement du temps de travail, report de paiement des impôts et des cotisations, subvention publique au chômage partiel, garanties d’emprunts sans contreparties en termes de préservation de l’emploi et des salaires… Il n’est même pas question d’interdire les licenciements !

Cette domination du capital va nous causer la vie rude dans les mois et les années à venir : la chute prévisible des profits cette année dans un grand nombre de secteurs de l’économie devrait ainsi entraîner avec elle celle des dividendes[2]. Il est donc fort à parier que les entreprises, notamment les plus grandes d’entre-elles, se mettront en ordre de bataille, appuyer par le gouvernement[3], pour sécuriser autant que possible les profits.

S’attaquer à la domination du capital !

Il y a urgence de s’attaquer à la domination du capital, à ses choix de gestion guidés par le profit. Ces choix étant d’autant plus inefficaces et mortifères en période de crise économique. Il faut que les pouvoirs publics, jouent le rôle de « main visible » dans l’économie pour appuyer la conquête de pouvoirs par les travailleurs sur l’utilisation de l’argent, dans les banques et dans les entreprises… mais pas de manière incantatoire ! Cette intervention dans l’économie ne peut se résumer uniquement à des nationalisations ciblées, partielles et temporaires, auxquelles souscrivent d’ailleurs aussi bien le MEDEF que Bruno Le Maire, sans mentionner la nécessité de s’attaquer aux choix de gestion des entreprises.

Il faut que s’impose aux entreprises, à court terme, une autre utilisation de leurs profits et de leurs trésoreries, en soutien à l’emploi et aux salaires des travailleurs, mais également à l’activité et aux investissements productifs. Comment ? En donnant des droits nouveaux aux représentants des travailleurs en matière de choix d’affectation des ressources des entreprises, parallèlement à la création d’un fonds d’urgence[4], appelé à se pérenniser. Les entreprises (notamment les grands groupes, les banques et les assurances) seraient soumises à une contribution exceptionnelle qui alimenterait ce fonds, en plus de son alimentation par la Caisse des Dépôts et la BCE. L’objectif de ce fonds serait de financer un soutien réel à l’économie, à l’emploi, aux services publics et à la sécurité sociale… mais non sans contrepartie, et n’en « appellera » pas au bon vouloir des entreprises ! Les prêts à taux zéro (voir même négatifs s’il le faut) qui seront octroyés aux entreprises le réclamant devront se faire à des conditions précises, et notamment : maintien des emplois et des salaires, interdiction des licenciements. Les organisations de salariés doivent d’ailleurs participer à la gouvernance de ce fonds, en plus des parlementaires, des élus régionaux et des représentants des organisations patronales. Dans les entreprises, les représentants des salariés, dont les pouvoirs seront élargis, pourront suivre et surveiller l’utilisation faite par leurs entreprises de ces prêts, et pourront le cas échéant saisir les services de l’Etat ou la gouvernance du Fonds d’urgence. Tout de suite, nous proposons la création immédiate, sous l’égide des conseils régionaux et des CESER, de commissions régionales de mobilisation de l’économie dans la lutte contre la pandémie (production des médicaments, matériels et équipements nécessaires, recherche et formation des personnels de santé et des salariés des secteurs concernés) et de contrôle de l’utilisation de l’argent affecté à cette mobilisation. Au-delà du seul contrôle de l’utilisation par leurs entreprises des prêts octroyés par ce fonds, les nouveaux pouvoirs des salariés doivent également permettre d’orienter plus généralement l’utilisation des ressources de financement de leurs entreprises (que ce soit celles provenant des profits ou de l’endettement « classique ») : quelle affectation à l’emploi et aux salaires ? Aux investissements productifs ? A la formation ? A l’amélioration des conditions de travail ? Etc.

Cette organisation démocratisée des entreprises et de leurs financements doit devenir la norme au-delà de la crise sanitaire et de la crise économique qui vient. Les crises actuelles doivent en effet être l’occasion de réaffirmer notre volonté de se débarrasser une bonne fois pour toutes des critères de gestion du capital, qui s’expriment tous en bout de chaîne par du chômage structurel, des crises systémiques et une dégradation des conditions de vie.


[1] Les dividendes versés par une entreprise expriment la partie du profit qui échappe à son circuit économique. Celle échappant évidemment aux travailleurs, mais aussi celle échappant aux investissements de l’entreprise. Les versements de dividendes sont votés par les actionnaires lors d’assemblées générales. En fonction des profits réalisés en 2019, les actionnaires décident des dividendes qu’ils s’octroieront en 2020

[2] Ce sera en fonction des profits réalisés en 2020 que les actionnaires décideront des montants de dividendes qu’ils se verseront en 2021.

[3] La loi d’urgence proposée par le gouvernement, et votée par le parlement le 23 mars, permet en ce sens des dérogations importantes au code du travail.

[4] Le fonds d’urgence sanitaire de bonification, d’investissement et d’avance sur salaires qui nous appelons de nos vœux. Voir « Avis et propositions à la lecture du projet de loi de finances rectificative pour 2020 » par Denis DURAND, Jean-Marc DURAND, Frédéric BOCCARA et Frédéric RAUCH et Yves DIMICOLI le 23 mars 2020