Depuis les années 1970, une crise structurelle non résolue ?

L’économie dite « orthodoxe », pour éviter de dire dominante, tente de présenter l’histoire économique du capitalisme des années 1970 à nos jours comme une période de ciel bleu entrecoupée d’orages, de crises toujours exogènes et indépendantes les unes des autres. Or, si l’on estime avec Marx que « le taux de profit est la force motrice de la production capitaliste », une observation attentive de la rentabilité du capital sur longue période (indicateur approché du taux de profit moyen) amène plutôt à conclure à une crise structurelle, profonde, durable du capitalisme. Évidemment, les conclusions politiques ne sont pas les mêmes. L’analyse proposée ici amène irréfragablement à la conclusion d’une rupture nécessaire avec le critère de rentabilité comme boussole de la production et avec la logique qu’il exprime, et donc d’un combat résolu contre le pouvoir du capital.

Dynamiques générales de la rentabilité du capital en France depuis 1969

Dans le récit économique le plus diffusé, l’année 1973 marque la fin d’une période faste pour l’économie française dite des Trente Glorieuses. Cette rupture est généralement expliquée par un choc prétendu totalement exogène : la décision des pays de l’OPEP d’augmenter les prix du pétrole. Aucune contradiction intrinsèque au capitalisme n’entre donc en jeu. La crise est provoquée par une décision politique, forcément déconnectée de l’économie si l’on accepte la barrière étanche que la théorie néo-libérale veut dresser entre ces deux champs.

Au contraire, si l’on en croit l’évolution du taux de profit en France, approximé ci-dessous par le rapport Excédent brut d’exploitation/Capital non-financier des sociétés non financières, la crise a des origines profondes et irrésolues renvoyant à ce qui se déroule dans les entreprises et ce qu’on appelle le « système productif en France ». Les difficultés commencent en réalité bien avant le choc pétrolier, dès 1971 d’après notre graphique, dès 1969 comme le diagnostic porté par l’INSEE dans la Fresque historique du système productif français en 1972 (dont nombre des auteurs étaient liés à la commission économique du PCF et à Economie et Politique). Loin d’être résolue par l’absorption naturelle d’un choc exogène par le marché, cette « crise » dure au moinsjusqu’en 1982. Jusqu’à cette date, la chute de la rentabilité du capital en France est ininterrompue, et c’est seulement en 1985-86 que celle-ci retrouve son niveau de 1971.

Après une phase d’apparente stabilisation de la rentabilité à un niveau historiquement élevé pendant les années 1990, une baisse profonde, durable et à ce jour irrésolue frappe la rentabilité du capital. Le taux de profit étant la boussole du capitalisme, il faut bien conclure que le capitalisme français est en crise depuis 20 ans et que cet état de fait n’est pas la simple succession de l’explosion de la bulle internet, puis de la crise des subprimes, puis de la crise de la dette, puis de l’arrivée du coronavirus.

La suite de l’article se propose (1) d’analyser l’apparente résolution de la crise des années 1970, (2) d’identifier les contradictions à l’origine de la crise structurelle actuelle, (3) de proposer des perspectives politiques de sortie du capitalisme en crise.

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Comment mesurer empiriquement les déterminants de la rentabilité du capital

Taux de marge, efficacité du capital, plus-value et composition organique

Afin de saisir l’origine de la crise, nous opérons une décomposition classique de la rentabilité du capital entre taux de marge et efficacité du capital :

Dans tout le reste de l’article, le profit est estimé statistiquement par l’excédent brut d’exploitation (EBE), la valeur ajoutée est la valeur ajoutée brute et le capital est réduit aux actifs non-financiers des entreprises.

Cette décomposition permet de s’intéresser aux facteurs d’évolution du taux de profit. D’un point de vue schématique, le taux de marge traduit les tensions sur le marché du travail, le rapport de forces immédiat pour le partage de la valeur ajoutée, tandis que l’efficacité du capital informe sur la création de richesses que permet la mise en œuvre du capital par le travail vivant. Il concerne la base socio-technique de la mise en valeur du capital, et détermine ses évolutions tendancielles. Les deux facteurs s’influencent cependant mutuellement. Les évolutions du taux de marge sont marquées par deux tendances : premièrement la diminution des dépenses salariales (notamment par la suppression des emplois) et des dépenses sociales ; secondement, et en lien avec le premier phénomène, la substitution de capital au « travail » qui implique souvent l’embauche de salariés plus qualifiés et mieux rémunérés, mais moins nombreux. L’évolution du taux de marge est donc dépendante des conditions techniques de la production, ce qui est flagrant dans la dimension substitution capital/travail de l’efficacité du capital. Inversement, l’évolution de l’efficacité du capital, la hausse du capital par tête singulièrement, est très en lien avec les revendications salariales. Les exigences des salariés en matière de salaires étant l’un des moteurs de l’investissement en capital. Ces deux facteurs, auxquels nous associons des rôles distincts dans la crise, sont toujours interdépendants.

En termes marxistes, le taux de marge peut être relié au taux d’exploitation ; et l’efficacité du capital comme une approximation de la composition organique. Ainsi, sans changer fondamentalement le type d’équipement et la technologie, des variations du taux de marge peuvent permettre aux capitalistes de répondre à des crises ponctuelles, ou de contrecarrer momentanément la hausse de la composition organique du capital et la baisse du taux de profit qui en découle (cf. P. Boccara, Théories sur les crises, Delga, Paris, 2013 et 2015). Pour ce faire, ils font pression sur les travailleurs pour un gain intensif (hausse de l’intensité du travail, donc de la productivité horaire, sans hausse correspondante des salaires) ou extensif (augmentation du temps de travail). L’efficacité du capital quant à elle renvoie de manière plus directe à la base technique de la production, et à la relation capital-travail. Elle peut être rapprochée de la composition organique du capital, dont la hausse est le facteur-clé de la baisse tendancielle du taux de profit.

Précautions méthodologiques sur les limites des indicateurs utilisés dans cette étude

Tout en étant un indicateur du taux de profit, les écarts de la rentabilité économique avec un taux de profit sont multiples.

1) Se pose d’abord un problème de champ géographique. Ce qui se déroule à l’étranger n’est pas pris en compte, or des dividendes sont rapatriés en France, et certaines dépenses effectuées en France, telles la R&D, ont un effet à l’étranger, ce qui fait que tout en diminuant l’EBE observé en France, elles participent de la rentabilité globale des capitaux français contrôlant des filiales à l’étranger (voir Frédéric Boccara, Une nouvelle approche des firmes multinationales, Économie&Politique, n° 720-721 juillet- août 2014).

2) Se posent ensuite deux problèmes de numérateur : a) avec l’EBE – qui est l’agrégat comptable retenu parce qu’on peut l’additionner entre toutes les entreprises sans doubles comptes – seuls les profits d’exploitation sont pris en compte : on ne tient pas compte des produits financiers, dividendes, mais aussi des royalties ou des brevets ; b) la mesure des profits se situe avant prélèvements fiscaux sur les profits ; seuls les impôts à la production sont pris en compte ; c) les aides et subvention, autres qu’à la production, ne sont pas non plus pris en compte.

3) Se posent ensuite différents problèmes de dénominateur : a) le stock de capital financier n’est pas pris en compte, parce qu’il génèrerait des doubles comptes, mais il participe pourtant de l’avance de capital effectuée et sa prise en compte amène à inverser certains diagnostics portés ici ; b) le capital circulant (stocks de matières premières, notamment) n’est pas non plus pris en compte ; c) il y a enfin tout le problème des valeurs accumulées représentant des dépenses informationnelles (R&D, marques, etc.).

4) Enfin, se posent deux ensembles de problèmes de mesure : a) la mesure en « brut », c’est-à-dire hors amortissement, pour le capital comme pour l’EBE ; b) la mesure en prix courants et non en volume. (pour une discussion de ces différentes questions dans une perspective marxiste, cf. Paul Boccara, Issues n° 1 et 2, 1979-80).

Enfin, il faut bien garder à l’esprit qu’on analyse ici un taux moyen, masquant des disparités considérables entre toutes sortes d’entreprises, et des rapports de forces entre elles au profit, généralement, des groupes financiers dominants.

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Le capitalisme est-il sorti de la crise des années 1970 ?

Il est incontestable qu’au début des années 1980, la rentabilité moyenne du capital non financier en France a été rétablie. Elle connaît une hausse de presque 5 points entre 1981 et 1989 (Graph. 1), dépassant probablement son niveau d’avant crise. Est-ce à dire que les origines structurelles de la crise des années 1970 ont été résolues ?

Opérer la décomposition de la rentabilité entre taux de marge et efficacité du capital nous permet d’identifier les réponses que les dirigeants économiques et politiques de l’époque ont prétendu apporter à cette crise. En réalité, la quasi-totalité du rétablissement de la rentabilité du capital s’est faite par une hausse historique du taux de marge, donc par un renforcement de l’exploitation des travailleurs (action sur le partage de la valeur ajoutée).

La crise économique dont les manifestations sont apparues en 1973-74 s’est caractérisée par un effondrement du taux de marge des entreprises. Elle succède à une période, 1969 et 1971, où l’on assiste à la fin d’une période de hausse du taux de marge qui résulte d’une hausse de la plus-value absolue et relative. Hausse de la plus-value absolue d’abord puisque que l’après-guerre a été marqué par une hausse de la durée de travail. Cette hausse atteint son maximum en 1962. Hausse de la plus-value relative ensuite, avec l’intensification du travail et une forte hausse de la productivité apparente du travail sur la période. Après 1962, le temps de travail entre dans une tendance durable à la baisse, et la hausse de la plus-value ne peut plus qu’être intensive, c’est-à-dire qu’à la fin de la période que nous observons entre 1969 et 1971, la productivité horaire apparente du travail augmente plus rapidement que le salaire horaire.

Décomposition de la rentabilité entre taux de marge et efficacité du capital

La hausse intensive repose largement sur une substitution de capital au travail et a tendance à accélérer la hausse de la composition organique du capital. L’intensification du travail dans les années 1970 est particulièrement remarquable par la diffusion du travail en 3×8 qui concerne 25,5 % des ouvriers de l’industrie en 1970, contre 31,4 % en 1974.[1] Cependant, cette intensification se heurte à plusieurs obstacles. Premièrement, l’accélération de la baisse du temps de travail à partir de 1967, secondement, les luttes pour les conditions de travail, contre les cadences infernales, qui marquent les années 1960 dans un cadre où le très faible chômage met les travailleurs en meilleure situation de négociation.

La puissance politique des organisations de salariés dans les années 1970 a pu permettre un rapport de forces plus favorable aux travailleurs qui s’est ressenti dans le partage de la valeur ajoutée et donc dans les évolutions de la rentabilité du capital, dans la mesure où, comme on va le voir, l’efficacité du capital n’arrive plus à compenser les gains salariaux. Pendant toutes les années 1970, les salariés ont obtenu des hausses de salaires largement supérieures aux hausses de productivité apparente du travail. Il reste à déterminer dans quelle mesure cette baisse du taux de marge observée à partir de 1973 est attribuable aux évolutions techniques de la production ou au rapport de force social, sans dresser de barrière imperméable entre ces deux phénomènes qui s’influencent mutuellement.

La période de redressement du taux de marge qui s’ouvre dans les années 1980 correspond à un rapprochement abrupt des évolutions des salaires et de la productivité par tête et à une victoire d’envergure mondiale du capital dans le rapport de forces, qui permet d’accélérer le mouvement de réduction des effectifs et de hausse du capital par tête dans les grands groupes, faisant pencher durablement la balance en faveur du capital, notamment du capital financier [2]. Dans cette phase du cycle, celle du redressement de la rentabilité, le mouvement ascendant du taux de marge est d’une ampleur bien largement supérieure à la baisse qu’il vient de connaître. Le taux de marge se fixe alors durablement à un niveau plus élevé que son maximum précédent de 1970. Depuis 1990, le taux de marge est stabilisé à un niveau historiquement favorable au capital.

Or, l’accroissement du taux de marge ne correspond pas seulement à une répartition des richesses plus favorable au capital. Il a lui-même des effets sur la production concrète, dans la mesure où les salaires participent au développement des travailleurs qui sont eux partie prenante de cette même production. Il est l’un des indicateurs fondamentaux de la tendance à la substitution du capital au travail, particulièrement visible par la hausse du capital par tête. En cela, ces stratégies de hausse intensive du taux d’exploitation alimentent la hausse de la composition organique du capital. Elles pèsent dans les deux sens : au dénominateur en augmentant la masse de capital à valoriser ; et au numérateur en réduisant la masse salariale, ce qui, associé à la diminution des débouchés et donc au ralentissement de la production, signifie concrètement l’entrée dans une période de chômage de masse, avec des conséquences concrètes sur le manque de développement des activités de conception, d’infrastructures, de services publics, qui pèsent sur l’économie française.

La solution apportée à la crise des années 1970 a été une hausse de l’exploitation des travailleurs. Le capital a sans nul doute obtenu une grande victoire sur le moment, mais cette solution a renforcé une tendance bien plus dangereuse pour le système capitaliste : celle de la suraccumulation du capital.

L’efficacité du capital, une contradiction structurelle non résolue

Cette hausse de l’exploitation des travailleurs dans les années 1980 a permis au taux de profit du capital non financier de se rétablir à un niveau historiquement élevé. En apparence, elle a donc résolu la crise du capitalisme ayant éclaté dans les années 1970. Pourtant, la contradiction majeure, celle de la valorisation du capital accumulé par le travail vivant, bref la crise de suraccumulation, n’a pas été dépassée. En outre, si l’on prend l’ensemble du capital avancé, incluant le capital financier des SNF, on pourrait avoir un redressement beaucoup plus faible et insuffisant de la rentabilité, mais les doubles comptes entre capitaux financiers rendent difficiles la lecture de l’évolution d’un taux de rentabilité de l’ensemble du capital.

On peut démontrer que l’efficacité du capital (VA/K) mesurée ci-dessus par le rapport entre la valeur ajoutée et le capital non-financier des SNF, est une approximation relativement satisfaisante de l’inverse de la composition organique. Après une remontée de l’efficacité du capital matériel dans les années 1980, la chute vertigineuse de l’efficacité du capital qui s’opère depuis la fin des années 1990 correspond à une hausse majeure de la composition organique du capital. Nous vivons donc une crise de suraccumulation du capital renforcée par la sous-utilisation des potentialités du travail vivant, du chômage de masse au déficit d’investissement dans la formation. Cette suraccumulation est encore plus flagrante si l’on déduit du capital des entreprises le capital immobilier, soumis à des fluctuations spéculatives. Il faut toutefois noter que cette période est aussi celle de la « mondialisation », et qu’une partie des profits générés par l’activité en France sont réalisés par des productions à l’étranger. Ceux-ci ne sont donc pas enregistrés en France. Or, le poids de l’extraversion des groupes français est important et une partie de la baisse observée pourrait être due à l’expansion des entreprises à l’étranger.

La hausse de la composition organique des capitaux est donc entrée dans une phase durable, avec une tendance globale sur les presque cinquante années couvertes et une accélération depuis les années 2000. En 1979, observant les premiers signes de la hausse durable de la composition organique, Paul Boccara se questionnait sur le changement éventuel du rôle de l’État : « Avec les difficultés durables du taux de profit, à partir de 1967 environ, connaîtrait-on un freinage du financement public indirect de l’accumulation privée et une accélération de la croissance du financement direct et sélectif des grands groupes privés ? »[3]. Il entend par « financement public indirect » la dévalorisation des capitaux publics, qui permettent de maintenir le taux de profit des capitaux privés. Typiquement, le tarif réglementé de l’électricité bénéficiait à l’ensemble des entreprises françaises, faisant baisser le prix des consommations intermédiaires, donc augmentait le taux de profit des entreprises privées, ce qui était permis par la faiblesse des exigences de rentabilité des capitaux publics dévalorisés. L’accélération du financement direct et sélectif en faveur des profits peut être approchée par un exemple récent. Le cas du CICE en est symptomatique, et reflète ce mode de financement du taux de profit des grands groupes. L’ampleur du phénomène serait à déterminer par des études chiffrées, mais il n’est pas exclu que l’implication de l’État dans le maintien des taux de profit ait changé de forme. Face à la hausse durable de la composition organique, l’État aurait réduit la voilure en ce qui concerne le capital public dévalorisé, pour se concentrer sur des financements directs, plus ciblés, et plus spécifiquement favorables aux groupes dominants.

Depuis les années 2000, renversement de la prédominance des facteurs

La crise des années 1970 n’a à notre sens pas été dépassée. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les arguments des économistes qui théorisaient le caractère systémique de la crise dans les années 1970. Ceux-ci mettaient principalement en avant le poids du capital. D’une part le poids de l’ensemble du capital avancé, à la fois comme prélèvement sur la production et comme stock à mettre en valeur, d’autre part la baisse de l’efficacité du capital qui renvoie à la combinaison productive elle-même. Cette question de la suraccumulation du capital, qui met en difficulté le système économique et à laquelle les entreprises tentent de répondre est le véritable enjeu de la sortie de crise.

Le capitalisme a montré, notamment en 1945, qu’il était capable de sortir d’une crise de suraccumulation, et d’engager une nouvelle phase de développement et de progrès au prix de transformations profondes, d’une dévalorisation massive et structurelle de capital, de la mise en place de nouveaux mécanismes impérialistes de type néo-colonial organisant de nouveaux transferts de valeur, etc. Le système est donc tout à fait capable de se transformer pour répondre à une crise. Ainsi, par exemple, avec le capitalisme monopoliste d’Etat (CME) et ses nouveaux types de dévalorisations du capital, il a inséré en son sein une limitation du taux de profit (justifiée par le keynésianisme, entre autres) et même, avec la Sécurité Sociale, une autre logique que celle de la rentabilité du capital. La question est de savoir si les profondes transformations du système français sur la période 1969-2017 ont été de nature à répondre à la crise.

Un calcul des contributions de l’efficacité du capital et du taux de marge aux évolutions de la rentabilité permet d’observer que le rétablissement des années 1980 a été tiré majoritairement par le taux de marge. Les contributions s’additionnent et sont calculées en points de pourcentage de l’évolution du ratio de rentabilité.

Ainsi, dans les années 1980, la rentabilité a été rétablie par le biais de la hausse du taux de marge. Très concrètement, ce n’est pas parce que le capital a été mieux mis en œuvre pour produire que sa rentabilité s’est accrue, mais parce que le partage de la valeur ajoutée a été rendu historiquement favorable aux détenteurs de capitaux, notamment financiers. En outre, cela s’est fait au prix d’une avance totale de capital (incluant le capital financier) trop élevée pour soutenir le taux de rentabilité de ce total. Le rétablissement de la rentabilité dans les années 1980 a d’abord été une victoire de classe, mais une victoire de classe partielle au prix de tensions internes au capital, et entre nations, encore plus fortes.

Dans le même temps, l’efficacité du capital que nous observons sur les années 1969-1970 est déjà sensiblement ralentie par rapport aux standards de l’après-guerre. Un ralentissement de la croissance pouvant déjà être considéré comme indicateur d’une crise, et puisque nous n’assistons pas à une accélération de la croissance dans les années 1980, il est tout à fait possible de considérer que l’efficacité du capital soit toujours en crise dans les années 1980. Cette interprétation est renforcée lorsque l’on considère la période suivante, de 1990 à nos jours, qui fait apparaître une crise durable de l’efficacité du capital, qui doit signaler une hausse de la composition organique et une suraccumulation.

Nous pouvons donc formuler une hypothèse selon laquelle il y aurait eu deux phases dans la crise systémique engagée depuis les années 1970, voire la fin des années 1960. Une première phase engloberait grossièrement les décennies 1970 et 1980 au cours desquelles la crise de suraccumulation caractérisée par le ralentissement de l’efficacité du capital a pu être compensée, entre 1983 et 1990, par une hausse de l’exploitation, visible par l’augmentation du taux de marge. Une seconde phase irait de 1990 à nos jours et seraiet caractérisée par l’accélération des difficultés liées à l’efficacité du capital, une crise grave de suraccumulation liée à la hausse de la composition organique, qui ne peuvent plus être compensées par la hausse d’un taux de marge déjà historiquement élevé. La hausse de l’exploitation, donc du taux de marge, serait rendue difficile par la crainte de crise de sous-consommation, empêchant la vente et donc la réalisation du profit, mais aussi par des limites à l’intensification du travail.

La crise actuelle est profonde et particulièrement longue, ce qui permet d’émettre des doutes sur le fait qu’elle ne soit qu’une succession de crises « accidentelles ». L’interprétation que nous proposons est celle d’une articulation entre les cycles longs, dits de Kondratieff et des cycles plus courts de période Juglar. Pendant deux ou trois décennies, le modèle issu de l’après-guerre, fondé sur la dévalorisation des capitaux publics et l’acceptation d’un taux de profit réduit dans différents secteurs aurait réussi, malgré des contradictions internes et des luttes importantes, à concilier la prédominance du critère de rentabilité des capitaux privés et l’objectif fondamental de tout système économique qui est de subvenir aux besoins fondamentaux en transformant la nature. Au cours de ces décennies, des crises périodiques comme celle de 1958-59 se seraient inscrites dans une tendance ascendante de la rentabilité des capitaux. Nous partageons l’idée qu’il s’agirait de la première phase d’un cycle long de Kondratieff. Entre le milieu des années 1960 et le début des années 1970 aurait eu lieu le retournement de tendance. La crise des années 1970 serait alors la première à s’inscrire dans une tendance descendante, ce qui explique sa qualification d’ouverture de la crise structurelle (puis plus tard systémique) par les économistes communistes dès cette époque et au-delà, par de nombreux économistes hétérodoxes d’alors. Cette seconde phase, la phase de difficultés du cycle, serait particulièrement longue.

Concrètement, le capitalisme apparaît enfermé dans une crise structurelle inhabituellement longue. Mais, si l’on tient compte de l’importance des évolutions de l’efficacité du capital, loin d’être une crise de « réalisation » de la valeur, cette crise pose des problèmes systémiques renvoyant à la nature de la mise en œuvre de la production elle-même, voire aux forces productives sociales. Bien au-delà des approches unilatérales et plus en phase avec une approche authentiquement marxiste et dialectique comme y insiste P. Boccara, dépassant approches sous-consommationistes et sur-consommationnistes et les articulant (voir Thalia Denape, « Comment les économistes expliquent-ils les crises ? » Economie et Politique n° 802-803, mai-juin 2021).


[1]             Y. Détape & G.Davoult, « Travail en équipes, travail à la chaîne », Economie et Statistique, décembre 1975

[2]             Duménil & Lévy (1998), Lazonick & O’Sullivan (2000)

[3]             P. Boccara (1979) p.40

Références

Références
1 ENCADRE
2 FIN ENCADRE

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