Aides publiques aux entreprises
Un système à réformer radicalement

Alain Morin

La rentabilité du capital coûte cher aux finances publiques ! Le montant des fonds publics versés en soutien aux profits donne le vertige. Quelle efficacité ne pourrait-on atteindre si l’argent public était utilisé autrement, comme levier pour prendre le pouvoir sur l’utilisation de l’argent privé, celui des entreprises et des banques !

C’est toujours dans les périodes de crise que sont bousculés les dogmes économiques les plus ancrés et qu’apparaissent, certes de manière biaisée, des solutions d’avenir.

Ainsi, la grave récession provoquée par la crise des subprimes avait contraint les dirigeants de la Banque centrale européenne à procéder par création monétaire à des rachats massifs des dettes publiques, foulant au pied ses règles ultra libérales, permettant de réduire massivement les intérêts des dettes publiques. Cette expérience a permis de crédibiliser la proposition du PCF de création d’un Fonds européen, appuyé sur une création monétaire de la BCE pour le développement des services publics en Europe avec des crédits à taux zéro ou négatifs.

La crise sanitaire a elle aussi bousculé le type d’intervention de l’État pour permettre aux entreprises de maintenir leur capacité de production, notamment en préservant les emplois et les compétences pendant toute la période où l’économie s’est fortement ralentie. Pour cela, un dispositif exceptionnel de prêts garantis par l’État (PGE) a été créé permettant le financement bancaire des entreprises à hauteur d’un montant maximum de 300 milliards, dont 143 milliards ont été effectivement utilisés. Plus de 600 000 entreprises ont ainsi pu accéder à des crédits bancaires, à faible taux d’intérêt (entre 1 % et 2,5 % en fonction du nombre d’années de remboursement). La garantie d’État couvre 70 à 90 % du montant des remboursements restant dus de la créance en cas de défaillance. Cela a permis, en réduisant les risques de la banque, une réduction de ces taux d’intérêt. Pour en bénéficier, les grandes entreprises ne devaient ni verser des dividendes en 2020 à leurs actionnaires en France ou à l’étranger, ni procéder à des rachats d’actions au cours de l’année 2020.

Cette intervention de l’État s’appuyant sur des garanties publiques pour faire levier sur le crédit bancaire a montré une certaine efficacité et, donc, qu’il y a un autre chemin que la voie coûteuse et inefficace du CICE, des exonérations de cotisations sociales ou des crédits d’impôt. Là encore, cette expérience crédibilise la proposition du PCF d’un nouveau crédit bonifié pour des investissements créateurs d’emplois, utilisant tout autrement l’argent public.

L’immense gâchis des dispositifs traditionnels d’aides

Les aides publiques aux entreprises atteignent des niveaux records : « le poids que représente ce soutien public aux entreprises a plus que doublé depuis le début des années 2000, passant de 3 % du PIB environ à 6,44 % en 2019, avant donc des mesures d’urgence prises durant la crise sanitaire. Elles représentent plus de 30 % du budget inscrit dans le projet de loi de finances de 2021, soit presque trois fois le budget de l’Éducation nationale pour 2022, ou 1,5 fois les dépenses consacrées aux soins hospitaliers en 2020, (cumul des établissements publics et privés) »[1].

Le cumul des dépenses fiscales (61 milliards d’euros), socio-fiscales (exonérations, 65 milliards d’euros), et budgétaires (32 milliards d’euros), atteint 157 milliards.

A ces dépenses, l’étude estime légitime d’ajouter les 48 milliards de dépenses dites déclassées dont 44 milliards sont liées à l’impôt sur les sociétés, notamment son dispositif « mère-fille » moyen d’optimisation fiscale dont abusent les multinationales.

Au total le montant dépasse les 200 milliards.

Des aides au soutien des profits

Les auteurs du « capitalisme sous perfusion” montrent clairement qu’ « une part très importante de ces aides publiques représente une sorte de soutien structurel aux entreprises sous forme de baisse pérenne de leurs cotisations sociales…[ayant]… pour but explicite de réduire le coût du travail, dans l’intention d’encourager l’emploi des travailleurs faiblement qualifiés, d’une part, et d’améliorer la compétitivité internationale des entreprises résidentes, d’autre part – en vue de redresser le commerce extérieur, de freiner la désindustrialisation et de soutenir l’emploi intérieur ». Et de conclure : « au total, le coût pour les finances publiques d’un dispositif comme le CICE, pour reprendre ce dispositif phare, s’avère totalement déraisonnable, 100 000 euros par emploi créé ou sauvegardé par an »[2].

Selon les auteurs, l’efficacité d’allégement travail se trouve : « … dans le soutien apporté aux marges des entreprises », le soutien aux profits et à la rentabilité financière.

Ce déferlement de fonds publics, d’exonérations de cotisations sociales et de crédit impôt sur les entreprises est un moyen pour le capital de répondre aux difficultés de rentabilité provoquée par une suraccumulation de capital dans un contexte de croissance anémiée.

Comme le constate Jean Marc Durand : “De loin, le premier poste de dépenses de l’État, cet argent va aux actionnaires, infligeant une double peine aux ménages. Non seulement ils subissent une réduction de l’offre de services publics, mais ils ne constatent aucun effet réel sur la création d’emplois et supportent une hausse de 3 points de leurs prélèvements obligatoires entre 1995 et 2019…”[3]

Au cœur de la crise

En réalité, ces dispositifs ont contribué à l’aggravation de la crise. Ils ont développé des cercles vicieux déprimant les facteurs de la demande aux entreprises comme ceux de son offre.

Concernant la demande, les incitations à l’embauche au niveau du SMIC ont tiré tous les salaires vers le bas, et ont fait de la France un pays de bas salaires. Faute de salariés qualifiés, les investissements ont été freinés tout comme les dépenses publiques et sociales. La demande a ainsi été déprimée.

Les conditions de l’offre des entreprises se sont aussi dégradées : insuffisance de qualification et de compétences avec les difficultés actuelles de recrutement des entreprises. Spécialisation de la France dans des produits à bas coûts salariaux, secteur où la France n’est pas concurrentielle. Destruction massive de l’emploi industriel et régression de filières entières (machine-outil, textile, nucléaire…), délocalisations d’entreprises et de laboratoires de recherche.

Pour en finir avec la désindustrialisation de la France, l’appauvrissement de sa population, le recul de ses services publics, le déficit abyssal du commerce extérieur, il faut des aides publiques qui incitent les entreprises et les banques à changer leur comportement, à développer la création de richesses, l’emploi, les salaires, la formation, la recherche, à favoriser la transition écologique.

Réformer radicalement le système des aides

Non, ces aides publiques ne sont ni un droit, ni un dû pour le patronat. Comme toutes les autres dépenses publiques, elles doivent être contrôlées. Mais s’en tenir à un contrôle pour des raisons économiques et morales est insuffisant. Leur efficacité pour les objectifs assignés doit être évaluée.

Il faut stopper la dérive totale de l’utilisation des aides publiques aux entreprises qui conduit à ce que « la suralimentation du taux de marge des entreprises par cette voie constitue en effet une sorte de ‘nouvelle normalité’ sur la base de laquelle les acteurs fondent leurs objectifs, leurs paris, leurs décisions. Le montant global des aides publiques en France est devenu tel, avons-nous dit, qu’il constitue sans nul doute un des piliers importants du capitalisme financiarisé et de sa régulation… » [4]

La sortie de cette situation passe par une responsabilisation des entreprises et des banques. En effet, le financement des entreprises et de leurs investissements doit relever en premier lieu des fonds dégagés par l’activité des entreprises, l’utilisation de leurs profits, ainsi que par le crédit des banques. Cette responsabilisation passe par des mesures convergentes : des pouvoirs d’intervention des salariés sur l’utilisation de l’argent des entreprises, une réforme de l’impôt sur les sociétés et une autre de la cotisation sociale patronale modulant leur taux en fonction de leur contribution à l’emploi, la formation, la transition écologique. L’interdiction des aides aux entreprises qui versent des dividendes à leurs actionnaires.

Oui, un tel contrôle et une telle évaluation sont possibles et leurs résultats permettraient de sélectionner les dispositifs les plus performants, voire d’en expérimenter de nouveaux.

Ainsi l’efficacité d’une aide publique sur l’emploi peut se mesurer par le ratio dépense publique par emploi permettant une comparaison entre différents dispositifs d’aide. Concernant la dépense par emploi créé, l’étude de l’Ires a chiffré 100 000 euros par emploi créé ou sauvegardé par an le CICE mis en place par Emmanuel Macron, comme ministre de l’Économie pendant le quinquennat Hollande. Elle a été du même ordre pour la loi Aubry I (107 500 euros) mais pour une période limitée à 6 ans. Et de l’ordre de 250 000 euros pour Aubry II.

Par contre, le dispositif d’aide à la création d’emplois initié par la Banque européenne d’Investissement (BEI) dans les années 1990, reposant sur une tout autre conception des aides, avait obtenu des résultats incomparables car il utilisait le levier du crédit. Ce dispositif, réservé aux PME et limité à 1 milliard d’écus, permettait de financer des investissements par un crédit bonifié par la BEI. Et le montant de ce crédit était proportionnel au nombre d’emplois créés. Il a permis de créer près de 54 000 emplois en France, soit 1 531 écus publics par emploi, soit 72 fois moins que la dépense publique du dispositif de la loi Aubry I. « les évaluations confirment que le rapport résultats/coût public de la bonification est particulièrement efficace par rapport aux autres dispositifs d’incitation à la création d’emplois, notamment sur ceux fondés sur la baisse des coûts salariaux »[5].

Un nouveau crédit bonifié, tel que le préconisait Paul Boccara, reposerait sur le principe suivant : « le taux d’intérêt serait d’autant plus abaissé (jusqu’à des taux zéro, voire négatifs avec des subventions) que l’entreprise ou le service concerné programmerait de l‘emploi et de la formation, avec des conditions d’efficacité. Et cela interviendrait, pour des crédits à moyen et long terme, soit par le biais du crédit aux investissements avec le programme et engagement d’emploi ou de formation, soit directement pour des dépenses de formation » [6][7].

De nouvelles institutions

Contrôler et évaluer en toute transparence, proposer des dispositifs alternatifs nécessite la mise en place d’institutions démocratiques nationales, régionales, voire locales avec des représentants des salariés et de leurs syndicats, des élus, du patronat, des banques et de l’État. C’est ce que la loi d’initiative communiste sur le contrôle des fonds attribués aux entreprises avait permis en 2000. Avec des commissions régionales et nationales avant que la droite n’abroge cette loi dès son retour en 2002.

Mais, dans certaines régions ce chantier a été réouvert, comme en Bourgogne Franche Comté avec la création d’une conférence sociale régionale avec des représentants des organisations syndicales de salariés, d’employeurs, le CESER, le CREFOP, l’État et la Région. Elle élabore des « éco-socio- conditions » aux aides régionales. Un groupe de travail émanant de la Conférence sociale régionale ayant vocation à examiner les aides régionales accordées et le suivi des engagements pris a été créé ces jours derniers.

Encart
Des aides publiques au service de la guerre économique

Ces politiques d’aides massives des États à leurs groupes intensifient la guerre économique mondiale. Le gouvernement Biden aux États-Unis vient d’en allumer la dernière mèche avec la loi américaine sur le climat (Inflation Réduction Act, IRA). Cette réponse capitaliste aux exigences climatiques prévoit de 370 à 400 milliards de dollars de crédit d’impôt, prêts bonifiés et aides publiques pour permettre aux États-Unis d’imposer leur domination sur la Chine et l’Europe à travers leur industrie « verte ». Face à cette menace, Bruno Le Maire et son homologue allemand Robert Habeck ont appelé la Commission européenne à la riposte : « Nous devons mener des efforts européens pour sécuriser les bases industrielles de l’Europe, en particulier les industries vertes critiques ». Ils demandent un assouplissement des règles européennes qui régissent des subventions aux entreprises : « Les règles existantes sur les aides d’État pourraient être plus souples dans le domaine des technologies de transformation » [8]…. Ils appellent à « expérimenter des subventions ciblées et des crédits d’impôts dans les secteurs industriels clés ». Cela concerne notamment les batteries, l’éolien, des pompes à chaleur, l’hydrogène, le photovoltaïque, les véhicules électriques… Cette riposte européenne pourrait, selon les vœux du gouvernement français, prendre la forme d’un « Fonds souverain » pour aider les 27 à financer le développement des technologies vertes. Ce Fonds devrait s’élever, selon Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, à au moins 350 milliards d’euros. Une fois encore les groupes industriels des pays dominants seraient les principaux bénéficiaires de ces subventions et de ces prêts accordés par un tel Fonds, comme ce fut déjà le cas avec la crise de l’énergie. Ainsi, selon Fabienne Schmitt, « l’assouplissement des règles existantes pour aider les entreprises à faire face aux coûts élevés de l’énergie l’a bien démontré : ce sont l’Allemagne (53 %) et la France (24 %) qui en ont le plus profité et ont ainsi pu protéger le plus largement leur industrie. À elles deux, elles ont perçu 80 % des aides aujourd’hui distribuées sur les 672 milliards d’euros qui ont été mobilisés »[9]. Alors que les exigences de la révolution informationnelle appellent au partage des recherches et à la coopération pour leur financement, ces choix de guerre économique, sous couvert des objectifs climatiques, sont source de gâchis, de divisions et de tension entre les impérialismes américain et européen, d’une part, et entre les pays européens, d’autre part.

[1] Un capitalisme sous perfusion. P 175. Réalisé par les chercheurs du Clersé UMR, Université de Lille à la demande de la CGT et paru en octobre 2022.

[2] Idem, p 176

[3] L’argent creuse la dette publique et va d’abord aux actionnaires. Humanité du 23 janvier 2023

[4] Le capitalisme sous perfusion p 179

[5] Alain Morin. Economie et Politique n° 572-573. P 28.

[6]

[7]  Paul Boccara. Une sécurité d’emploi et de formation. Edition Espere. Le temps des cerises. P 308.

[8] Vincent Collen, Ninon Renaud. Publié dans les Échos du 19 décembre 2022

[9] Fabienne Schmitt. Les Echos du 1er février 2023

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