Quand les banques centrales
font exploser
la charge de la dette publique !

Évelyne Ternant
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

En faisant remonter brutalement les taux d’intérêt, les politiques monétaires menées par les banques centrales au nom de la lutte contre l’inflation aggravent la crise structurelle des finances publiques.

Il est souvent difficile de démêler dans la communication du gouvernement ce qui relève de la posture idéologique de ce qui renvoie effectivement à des contraintes réelles ou plus exactement à la « servitude volontaire » consentie aux marchés financiers. Lorsque Bruno Le Maire, qui a le premier appuyé sur le frein du « quoiqu’il en coûte », annonce que la « cote d’alerte sur les finances publiques est atteinte » [1] et qu’il va falloir « dès le budget 2024 programmer des réductions de dépenses significatives »[2], il s’agit bien d’un durcissement des contradictions de la crise systémique qui rend l’équation des politiques budgétaires et monétaires de plus en plus difficile à résoudre, même pour un gouvernement d’inspiration néolibérale qui n’a pas le service public au centre de ses préoccupations.

La crise structurelle des finances publiques

La crise des finances publiques n’est pas nouvelle, elle s’est intensifiée depuis la crise financière de 2008. L’État s’engage financièrement de manière croissante pour soutenir le capital, sans efficacité sur l’emploi et la transformation écologique : ce sont des aides aux entreprises sans conditions sur l’emploi et l’environnement, des exonérations fiscales et sociales qui réduisent les recettes, tandis que la logique de rentabilité du capital génère des coûts sociaux et environnementaux considérables.

La pandémie est venue avec le « quoiqu’il en coûte » aggraver l’effet de ciseaux entre les dépenses et les recettes, et le creusement de déficits [3] loin de la règle maastrichtienne des 3 %, qui reste la référence européenne imposée et l’objectif annoncé par le gouvernement à l’horizon 2027, en dépit de son caractère parfaitement arbitraire. Quant à la dette publique, elle a franchi les 100 % du PIB pour la première fois durant la pandémie, se rapproche actuellement des 3000 milliards d’euros, soit 114,5 % du produit intérieur brut (PIB), près du double des 60 % requis par les critères européens.

 Aux suppléments de dépenses induits par la pandémie s’ajoute depuis quelques mois l’entrée progressive dans la récession, avec l’explosion de l’inflation, la crise énergétique et l’engagement dans une économie de guerre surmilitarisée. Les mesures pour le pouvoir d’achat déclinées depuis juin 2022, aussi limitées et discutables soient-elles, ont accru les dépenses et continué à affaiblir le potentiel de recettes : en 2022, 24 milliards pour le bouclier tarifaire énergétique [4], 44 milliards en 2023 [5], tandis que les recettes continuent à être contraintes par le ralentissement économique, la défiscalisation croissante des revenus des salariés (bas salaires, primes et heures supplémentaires), et par la poursuite de la baisse des impôts de production : moins 8 milliards en 2023-2024 avec la suppression de la Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE).

 Les choix politiques de suivisme du capital appliqués depuis des années conduisent les politiques budgétaires dans l’impasse et génèrent une dette publique inefficace.

L’effet explosif
du changement de politique monétaire
sur la dette publique

L’équation budgétaire, déjà structurellement compliquée, devient redoutable avec le changement récent de politique monétaire. En réaction à la poussée de l’inflation, dans le sillage de la Fed, les banques centrales, dont la BCE, ont décidé de relever leurs taux directeurs, dans un choix assumé de la récession et du chômage, comme l’a reconnu crûment le gouverneur de la Fed, Jérôme Powell, en déclarant que pour faire baisser l’inflation, il y avait « besoin d’une augmentation du chômage » [6] ». C’est donc la fin de « l’argent facile » pour les entreprises, les ménages comme pour les États.

L’État français qui empruntait encore en 2021 sur les marchés financiers pour ses obligations assimilables du trésor à 10 ans entre – 0,37 % et – 0,23 %, doit désormais proposer des taux compris entre + 2,75 et + 2, 81 %. La charge annuelle de la dette va devenir explosive. Alors qu’entre 2013 et 2021 la dette est passée de 90 % du PIB à 114 % (graphique 2), du seul fait de la baisse des taux d’intérêt la charge annuelle a diminué, passant de près de 50 milliards à 32 milliards (graphique 1), ce qui en faisait encore le troisième poste budgétaire, derrière la défense et l’éducation. .

 GRAPHIQUE 1

Intérêts versés par les administrations publiques

La hausse actuelle des taux d’intérêt va totalement inverser la tendance et provoquer une augmentation vertigineuse des fonds publics consacrés annuellement au service de la dette, qui alimentent en fait les marchés financiers et contribuent à l’inflation financière. Les projections officielles du trésor public donnent l’impact dans le temps d’une hausse de 1 % des taux d’intérêt : il y a un effet immédiat pour un dixième de la dette qui est indexé sur l’inflation, et un effet progressif pour les neuf dixièmes restants, qui seront affectés par la hausse des taux d’intérêt au fur et à mesure du refinancement de la dette : au total, 30 milliards de plus pour 1 % de taux d’intérêt au bout de 10 ans de (graphique 3).

Les prévisions du projet de loi de programmation des finances publiques 2023-2027 sont encore plus explicites : 60 milliards par an de charge de la dette à l’horizon 2027 avec les taux d’intérêt actuels à 2,5 %, ce qui en ferait le deuxième poste budgétaire derrière la défense nationale – et avant l’éducation – et près de 94 milliards si les taux d’intérêt atteignaient 5 %. (graphique 4).

Le fardeau pour le peuple d’une dette publique placée volontairement sous les fourches caudines des marchés financiers va devenir insupportable.

GRAPHIQUE 2

[illisible]

GRAPHIQUE 3

Inflation et déficit public

Contrairement à une idée reçue, l’inflation ne renfloue pas les caisses du trésor public. Agnès Benassy-Quéré, chef économiste du Trésor public nommée depuis au gouvernement de la Banque de France, rappelle dans un billet récent [7] que certes, l’inflation à quantités constantes augmente les recettes de TVA, et que les hausses de salaire peuvent augmenter les cotisations sociales et les impôts directs tant qu’il n’y a pas de relèvement des tranches d’imposition, mais prévient que ce n’est pas le cas actuel d’une inflation par les coûts qui provoque un « choc d’offre » défavorable à la croissance économique et à l’emploi. Il y a donc un « effet volume négatif » qui va réduire les recettes. De plus, les dépenses de fonctionnement augmentent avec les prix alimentaires et de l’électricité, et les coûts d’investissement avec les matières et les matériaux de construction. S’y ajoutent les dépenses exceptionnelles pour limiter l’impact de l’inflation sur le pouvoir d’achat des ménages et les entreprises, rappelées plus haut. L’inflation actuelle va donc creuser le déficit public.

GRAPHIQUE 4

L’effet « boule de neige » d’une dette malsaine

Qu’on se comprenne bien : ce n’est pas la hausse de la dette publique qui pose problème en soi, car il n’est pas possible de répondre aux besoins en services publics, d’engager à grande échelle une transformation écologique des activités, une nouvelle industrialisation sans procéder à d’énormes dépenses en emplois, formation et recherche, grâce à l’endettement. Une dette qui serait ainsi utilisée contribuerait à une création de richesses par le développement humain et ne ferait pas exploser le ratio Dette/PIB puisque le PIB augmenterait lui aussi, un PIB « sain », constitué d’activités socialement et écologiquement utiles, au lieu d’une croissance faite de gâchis en capital matériel, consommations de matières et coûts en transports, et d’une surexploitation des êtres humains et de la planète.

Ce qui pose problème, c’est d’une part la destination de la dette, qui conforte les stratégies du capital et sa suraccumulation en capital matériel et financier, et débouche sur une croissance faible et malsaine. C’est d’autre part le mode de financement de la dette par les marchés financiers, donc coûteux en intérêts. Or, lorsque le taux d’intérêt est supérieur au taux de croissance économique, ce qui est en train de devenir le cas, le déficit public s’accroît « mécaniquement », même sans augmentation des dépenses, du seul fait que la charge de la dette, qui dépend du taux d’intérêt, s’accroît plus vite que les recettes fiscales et sociales, qui augmentent avec le taux de croissance économique. La dette grossit ainsi « toute seule », telle une boule de neige dévalant une pente de montagne. C’est le retour à une situation qui a prévalu à quelques rares exceptions pendant plus de 20 ans, avant que les banques centrales n’adoptent une politique monétaire « accommodante » pour sauver les banques et les marchés financiers après la crise de 2008 (graphique 5). Pendant ces vingt années d’effet « boule de neige », la dette est passée de 60 % à 90 % du PIB…

GRAPHIQUE 5                 Taux de croissance et taux d’intérêt

Du sang et des larmes
pour les dépenses sociales et les services publics

Le sang et les larmes annoncés par Bruno Le Maire pour les budgets à venir ne sont donc pas à considérer comme des rodomontades habituelles destinées à faire accepter des choix d’austérité. L’aiguisement de la crise systémique conduit effectivement les politiques économiques néolibérales à des contradictions irréductibles.

La hausse généralisée et indifférenciée des taux d’intérêt ne permettra pas de venir à bout de l’inflation. Même les économistes libéraux ont des doutes, car une hausse du taux d’intérêt de 1 % ne fait baisser le taux d’inflation que de 0,5 % à 1 % à terme [8]. On mesure la hausse nécessaire pour faire revenir l’inflation à l’objectif des 2 % inscrit dans les missions de la BCE…

En revanche l’effet récessionniste d’une forte inflation et d’une hausse des taux d’intérêt est avéré, avec la contraction du pouvoir d’achat et du crédit bancaire, aggravé par une politique d’austérité sans précédent d’un gouvernement déterminé à « faire baisser la dette à partir de 2026 et à ramener le déficit public sous les 3 % en 2027 [9] ». Comme les dépenses de soutien au capital seront sanctuarisées et les budgets militaires alourdis, ce sont les dépenses sociales et les services publics qui vont être saignés à blanc : « nous passerons au peigne fin toutes les dépenses publiques : État, collectivités locales, champ social »[10] ;

L’encadrement des dépenses des collectivités locales, dit « contrat de Cahors » qui avait été levé pendant la pandémie, revient dans le projet de loi de programmation des finances publiques 2022-2027, imposé au 49-3. Le « peigne fin » qui décidera si une dépense de collectivité locale est nécessaire ou pas pourrait être manié par les préfets ou la DGFIP. Or elles n’interviennent en rien dans le déficit public puisqu’elles tenues de présenter leurs budgets en équilibre. Quant à la dette, elles n’ont le droit d’emprunter que pour l’investissement, ce qui est fortement limitatif. Le motif réel de cette mise sous tutelle est d’accélérer le désengagement de l’État pour redonner des marges de manœuvre au budget national. De même que l’objectif de la réforme des retraites n’est pas l’équilibre du régime, nullement en péril, mais vise à réaliser des économies sur le dos des salariés et retraités pour financer d’autres secteurs, comme le rappelle Catherine Mills notamment »  [11]. Cette nouvelle agression des collectivités locales n’est pas sans faire réagir les élus, y compris à droite, dont le président de l’AMF [12] (Association des Maires de France) qui juge les propos du ministre de l’Économie « inquiétants et provocateurs », et rappelle à propos des dépenses des communes que « ce sont celles qui permettent aux derniers services publics de proximité d’exister. »

« Le champ social », pour reprendre l’expression du ministre, sera la deuxième grande victime des coupes sévères, dans la continuité des contre -réformes de l’assurance chômage, des retraites et de la pingrerie sur les prestations sociales qui caractérise ce gouvernement. La priorité clairement annoncée est en effet le financement de la transition énergétique avec 60 à 70 milliards supplémentaires par an qui, sans maîtrise publique, est un soutien au capitalisme vert, et les dépenses de l’État qui jouent le rôle de « levier de l’investissement privé », autrement dit l’aide directe au capital.

Avec la crise des finances publiques, l’alliance entre l’État et le capital atteint des limites et se heurte à des contradictions que seul un changement de cap radical peut dépasser. Une réforme fiscale ambitieuse et bien orientée, qu’il faut mettre à l’ordre du jour, n’y suffira pas : même en confisquant tous les profits du CAC 40, hypothèse improbable, on serait encore loin du compte…

Il s’agit d’abord d’actionner des leviers efficaces pour orienter les stratégies des banques et des entreprises vers l’emploi et la création de richesses utiles, et les pénaliser quand elles s’adonnent aux activités spéculatives : à cet égard, des taux de refinancement des banques par la BCE différenciés selon la destination des crédits bancaires qu’elles accordent, des taux de cotisation sociales et d’impôts aux entreprises modulables selon qu’elles développent ou non les dépenses humaines sont des mesures qui, couplées avec des droits d’intervention des salariés, associent un rapport de forces et des incitations financières pour changer les critères de gestion.

 De même, aucune aide publique aux entreprises ne devrait être accordée sans conditions sociales et écologiques et suivi des salariés et élus.

 A quelques mois des élections européennes, il convient que les communistes portent haut et fort une proposition qui peut changer radicalement l’avenir des services publics : le financement par la BCE d’un fonds européen de développement économique, social et écologique, à taux zéro, voire négatif, qui pourrait être amorcé en France par un fonds créé et financé par la Caisse des Dépôts.

Face à l’attaque sans précédent qui se prépare sur les services publics et la protection sociale, des mobilisations locales de résistance pied à pied, dans chaque recoin du pays, vont devoir s’organiser. Les faire converger pour construire une alternative politique crédible nécessite de les nourrir des propositions qui desserrent l’étau que la logique du capital fait peser sur tous les domaines de la vie publique et privée. L’articulation entre les luttes de résistance et la construction d’une perspective révolutionnaire est une des grandes questions à traiter lors du prochain congrès du congrès du Parti Communiste.


[1] Le Figaro, 29 juin 2022

[2] Le Monde 30 janvier 2023

[3]  Respectivement 6,4 % du PIB en 2021 et 5% en 2022

[4]  10,5 milliards d’euros pour plafonner à 4 % l’augmentation des tarifs de l’électricité,   8 milliards pour la ristourne sur  les prix du carburant,  6 milliards pour  le gel des prix du gaz.

[5] 33 milliards pour l’électricité et 11 pour le gaz

[6] Jérôme Powell, Conférence de presse du 21/09/2022

[7] Finances publiques,  une inflation qui rapporte ? 5 juillet 2022, Direction Générale du Trésor, Billet Agnès Bénassy Quéré.

[8] Olivier Passet -20/01/2023-https://www.xerficanal.com/economie/emission/Olivier-Passet-Le-recul de l’inflation : une tendance qui déjoue les pronostics…

[9] Bruno Le Maire, Le Monde 30 janvier 2023

[10] Idem

[11] Catherine Mills, blog d’Économie et Politique, 13 février 2023 : « le ministre de l’Économie Bruno Le Maire brandit le chiffre d’un déficit de ce régime de 13,5 milliards d’euros de déficit en 2030. Or selon le Conseil d’orientation des retraites (COR), le déficit du régime d’assurance–vieillesse varierait de 0,5 points de PIB à 0,8 en 2032, il ne valide pas l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite…. La réforme de retraites contribuerait à la maîtrise des dépenses publiques, en réalité les économies sur nos retraites permettraient de financer les réductions des prélèvements sur les entreprises ».

[12] David Lisnard, maire de Cannes, président de l’AMF, in Maire info- édition du 30/01/2023 « Bruno Le Maire veut passer au peigne fin les dépenses des collectivités locales. »

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  1. Numéro 822-823 (Janvier-février 2023) - Économie et politique

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