Évelyne Ternant
Les institutions occupent une place centrale dans le processus révolutionnaire exploré par Paul Boccara, en ce sens qu’elles ont vocation à devenir le lieu du dépassement conjoint de la domination du capital et de la domination de l’État centralisé délégataire, qui forment un couple complémentaire – et diabolique – dans les sociétés capitalistes.
C’est dans de nouvelles institutions transformatrices que vont converger deux mouvements d’émancipation : les conquêtes de pouvoirs des travailleurs dans les entreprises qui font reculer la logique du capital, et la réappropriation par les citoyens de fonctions politiques accaparées par l’Etat et l’appareil bureaucratique, une mainmise que le présidentialisme des institutions a poussée à l’extrême.
Lieu de dépassement de la coupure entre l’État central et les travailleurs
Ces institutions nouvelles sont des lieux concrets et opérationnels de transformation révolutionnaire autogestionnaire et décentralisée. La perspective d’une révolution dans le cadre d’un mouvement populaire autogestionnaire et décentralisé est une innovation politique majeure apportée par Paul Boccara. C’est un renversement tellement à rebours des expériences historiques et des traditions culturelles à gauche, largement dominées par l’étatisme, qu’il n’est pas encore pris pleinement en compte aujourd’hui, y compris au sein du Parti communiste.
Les nouvelles institutions, qui ne peuvent vivre et se développer que par la créativité et l’expérimentation populaires, visent en premier lieu, je cite Paul, à « dépasser la coupure bourgeoise entre Etat central des citoyens et travailleurs exploités dans les entreprises capitalistes, ainsi que l’écartèlement entre élections politiques et revendications syndicales, favorisant le maintien de la domination des exploiteurs et des bureaucrates »[1](propos écrit il y a 37 ans, dont on mesure à quel point il est au centre de l’actualité sur la question des rapports entre le mouvement social et la perspective politique !)
Paul poursuit : «on peut leur opposer la jonction révolutionnaire des luttes politiques et des luttes à l’entreprise non simplement par l’intermédiaire d’un parti, mais par la lutte pour l’institution de nouveaux pouvoirs politiques et économiques de tendance décentralisée et autogestionnaire »
Le capitalisme a pour caractéristique de séparer l’économique et le politique, non pas au sein des classes dirigeantes, où les responsables politiques et économiques sont en relation étroite, et même en collusion au sein d’une alliance entre l’État et le capital, mais dans la société, où il y a effectivement une coupure entre la sphère économique et la sphère politique, qui assigne les citoyens à rester hors du champ économique et établit une sorte de cordon sanitaire entre l’entreprise et le reste de la société, pour la laisser entre les mains du seul capital. Les nouvelles institutions de transformation visent au contraire à faire de l’entreprise et de ses choix stratégiques un sujet public, débattu hors de l’entreprise, parce que l’entreprise est une question éminemment politique. On se souvient de l’expression de Paul Boccara, «il faut savoir sortir de l’entreprise pour mieux y rentrer », qui permet à la fois d’intégrer les exigences des citoyens aux décisions d’entreprises et de construire un rapport de force plus puissant contre le capital.
Lieu d’exercice du processus autogestionnaire
La deuxième fonction de ces nouvelles institutions est de réaliser dans la vie, dans la vraie vie concrète, le processus de transformation, grâce à des expérimentationsqui se développent avec toute la complexité et la singularité du réel, où les catégories de l’ancien monde sont confrontées à celles qui émancipent de la domination des critères du capital et de la délégation du pouvoir politique. C’est ainsi que dans ces nouvelles institutions se développent des « mixités conflictuelles » et se réalisent des dépassements effectifs du système économique et politique, même s’ils ne sont que partiels.
Deux formes de mixité institutionnelle caractérisent le processus révolutionnaire.
Au plan économique, la «mixité conflictuelle» porte sur la confrontation entre des critères capitalistes de gestion, qui ne disparaissent pas d’un coup de baguette magique, mais sont confrontés à des critères marchands non capitalistes d’efficacité sociale – exposés dans la table ronde précédente – mais aussi une mixité entre des critères marchands d’efficacité et des aspects non marchands, proprement anthroponomiques, par exemple des exigences au regard du féminisme, ou des besoins d’épanouissement strictement individuel vers des activités sociales libres, qui sont partie intégrante du projet d’émancipation communiste dans le «hors travail» ;
Au plan politique, la « mixité conflictuelle » porte sur la combinaison entre la démocratie représentative ou délégataire placée de plus en plus sous contrôle social, et l’introduction d’une démocratie non délégataire, décentralisée, qui s’inscrit dans des principes autogestionnaires qui réunissent quatre traits caractéristiques :
- le partage des pouvoirs entre des sphères d’actions décentralisées jusqu’au niveau plus bas, où chaque travailleur ou citoyen puisse s’inclure ;
- des concertations entre ces sphères pour régler certaines questions communes, avec une circulation horizontale des informations et des débats ;
- une rotation des rôles, principe très important de l’autogestion, qui s’applique notamment au rôle de «pilote» ou d’organisateur des concertations ;
- enfin, la «non-scission» selon l’expression de Paul, autrement dit la jonction entre l’activité des travailleurs et les activités des citoyens électeurs, permise précisément par ces institutions où, dans un mouvement conjoint, les travailleurs s’émancipent de la délégation du pouvoir de direction de leur travail au patronat, et les citoyens s’émancipent de la délégation de leurs pouvoirs politiques. Il se réalise ainsi une articulation institutionnelle entre le politique et l’économique.
L’autogestion devient une exigence puissante qui monte de la société, car la révolution informationnelle a créé les conditions technologiques d’une décentralisation de l’information et d’une circulation horizontale à grande échelle des connaissances, des expériences et des débats.
Une planification ascendante
Le processus révolutionnaire est donc appelé à se développer dans une multiplicité d’expériences autogestionnaires réalisées dans des institutions nouvelles qui fonctionnent en autonomie, se concertent et s’agrègent en coordinations successives, depuis le niveau le plus décentralisé du territoire local, jusqu’au niveau européen en passant par les niveaux régional et national.
Dans le cadre de cette démarche de planification ascendante, qui part des besoins et des actions décentralisées, à l’opposé d’une planification étatique centralisée, le niveau régional devient dans la pensée de Paul un lieu important de mise en cohérence des projets locaux. Il imagine qu’à côté des assemblées élues pourraient exister ce qu’il appelle «des chambres régionales de concertation des interventions depuis les entreprises et les services». Ces mêmes lieux de concertation se retrouvent au niveau national en remplacement du Sénat, et au niveau européen, par la création d’une nouvelle assemblée auprès du parlement européen.
Avec la puissance de son analyse dialectique, Paul Boccara porte son regard au-delà des fonctions régressives auxquelles le capital assigne les régions et l’Union européenne. Il en dégage tout le potentiel transformateur, à partir d’une analyse serrée des contradictions, là où beaucoup de consciences, y compris au sein du parti communiste, ont tendance à s‘en tenir à une vision défensive vis-à-vis de ces niveaux d’organisation politique.
De la pensée de Paul Boccara au projet communiste
Dans le projet porté par Fabien Roussel à l’élection présidentielle figure la création de « conférences permanentes pour l‘emploi, la formation, la transformation écologique des productions ». Elles concernent tous les échelons territoriaux et le niveau national et réunissent les forces sociales et économiques : syndicats, associations, élu.e.s, patronat, banques, services publics. Elles fixent des objectifs précis sur lesquels s‘engagent les entreprises, sont adossées à des fonds financiers régionaux et nationaux auxquels participent les banques. Elles assurent le suivi et le contrôle des engagemetns des entreprises.
Il s’agit là d’une traduction fidèle dans un programme politique de la pensée de Paul sur les institutions, qui répond d’ailleurs à une exigence démocratique émergeant de nombreuses luttes sectorielles : dans la santé, avec la revendication d’une démocratie sanitaire ; sur les transports et mobilités, avec la revendication de conférences régionales avec les usagers et les syndicats pour sortir du face à face entre les présidences de région et la SNCF ; démocratie encore pour sortir des conflits sur le partage des usages de l’eau. Au grand rassemblement national de Lure (Haute-Saône) sur les services publics en mai 2023, la nécessité d’une planification des besoins en services publics élaborée à partir des territoires a été largement évoquée.
Pour autant, de l’inscription officielle dans un projet à un portage politique effectif et efficace, il y a une marche très haute qui reste à franchir. Elle passe par la diffusion de ces idées, mais aussi par l’effet d’attraction des premières expérimentations, qui nous manquent aujourd’hui. Là où il y a des tentatives, en Bourgogne Franche-Comté par exemple, la proposition de « conférence régionale permanente pour l’emploi, la formation et la transformation écologique »portée par le groupe des élu .e.s communistes se heurte aux pratiques et traditions de la direction social-démocrate de la région : « l’emploi et la formation sont ainsi dissociés de la stratégie de développement économique, qui n’est élaborée qu’avec les acteurs économiques. Les services publics sont absents de ces instances, si bien que les besoins de formation et d’emploi sont principalement élaborés à partir des besoins des entreprises tels qu’elles les définissent. Les organisations de salariés ne sont pas systématiquement associées. Il manque des outils pour réaliser le suivi des orientations stratégiques, et mesurer l’efficacité des dispositifs mis en œuvre. Quant au suivi des engagements pris par les entreprises qui sollicitent des aides, il intervient a posteriori et ne constitue pas un levier de planification. La fonction de planification est ainsi diluée et revient en dernier ressort aux entreprises privées. [2]»
On mesure donc le chemin à parcourir dans l’expérimentation concrète dont nous avons besoin pour prolonger et faire évoluer la réflexion théorique sur ces nouvelles institutions, un point de vue d’ailleurs développé par Paul, parfaitement lucide sur les limites d’une théorie révolutionnaire qui n’est pas nourrie par la praxis, comme le montre cette citation qui sera ma conclusion :
« L’avancée des conceptions théoriques critiques ou de valeurs éthiques de la tendance autogestionnaire, si importante soit-elle, ne suffit pas. Ces avancées conceptuelles et éthiques devraient déboucher sur des constructions institutionnelles même partielles de contrôles nouveaux effectifs des travailleurs et des citoyens, des partages de pouvoirs et des concertations réelles, pour dépasser non seulement l’utopisme spéculatif, mais encore les illusions scientistes ou d’éthique intégriste, de tendance totalitaire, ou bien les illusions réformistes (d’expressions récupérées des populations) ne tendant qu’à aménager les rapports de domination délégataire»[3].
[1] Paul Boccara, « Théorie marxiste et voies autogestionnaires de la révolution en France », La pensée n°249, janvier 1986.
[2] Extrait d’une note rédigée par Muriel Ternant, présidente du groupe Communistes et Républicains de la région Bourgogne – Franche-Comté, en charge de la délégation « dialogue social territorial », intitulée Vers des conférences régionales pour l’emploi, la formation et la transformation écologique des productions.
[3] Paul Boccara, Pour des institutions permettant des avancées autogestionnaires et une maîtrise des marchés, colloque international 5,6,7 décembre 1991, Paris, L’Arche de la Défense, p. 29.