Francis Wurtz
Je remercie les organisateurs de cet hommage à Paul Boccara de m’avoir associé à leur initiative. J’ai fait la connaissance de Paul en 1975, dans le cadre de ce qu’on appelait alors « école de 4 », autrement dit le stage de 4 mois dédié à l’époque à la formation des futurs cadres du Parti communiste français. L’événement a beau dater de près d’un demi-siècle, un cours de Paul ne s’oublie pas : pour le débutant que j’étais, l’épreuve fut ardue, mais elle m’ouvrit un horizon captivant, car par-delà l’économie, on parlait histoire, valeurs, civilisation, bref : politique au sens noble du terme. De ce jour date mon intérêt pour les analyses, les propositions et la vision alternative développées par cet économiste communiste d’exception. J’ai toujours admiré le chercheur autant que j’ai apprécié l’homme, qui, en tête-à-tête, face à un profane de mon espèce, était capable d’écoute, d’échange, de patiente pédagogie, et, le cas échéant, d’autocritique.
Après que j’ai eu pris des responsabilités politiques et parlementaires sur l’Europe, mon attention porta plus particulièrement sur les écrits de Paul consacrés à cette dimension de ses travaux. Sa démarche, tout en rejetant naturellement le « fédéralisme » bruxellois – en réalité profondément rigide et vertical – refusait le recroquevillement sur un souverainisme étroit et dépassé. Les enjeux tant européens que mondiaux étaient alors en plein bouleversement. Bien de vieilles réponses s’avéraient obsolètes. Il fallait déceler, décortiquer et maîtriser en permanence les changements à l’œuvre afin d’y riposter sans retard dans les actions et porter en permanence au niveau requis notre projet alternatif.
L’exigence d’une refondation de la construction européenne
En Europe, la création de l’euro et le poids déterminant pris par la Banque centrale européenne du fait de son potentiel démultiplié de création monétaire , puis le défi du projet de Traité constitutionnel européen, puis la crise dite « de la dette » et les plans d’austérité, avec le moment paroxystique du désastre social et démocratique de la crise grecque… rendirent chaque jour plus évidente l’exigence de la refondation de cette construction, et donc le besoin d’impulser un travail de fond pour nous hisser à la hauteur de nos responsabilités. Les batailles d’idées se succédèrent et s’entremêlèrent : règle des 3 % du Pacte de stabilité ; « flexicurité » ; « concurrence libre et non faussée » ; « modèle allemand »… versus nouvelle politique monétaire et crédit sélectif répondant à des critères sociaux et écologiques ; sécurisation de l’emploi et de la formation ; mise en commun de moyens, partage des coûts en coopération et réduction des coûts en capital ; nouveau statut des salariés avec des pouvoirs d’intervention, etc…
Mais pour Paul – c’était une autre de ses qualités – il ne s’agissait pas d’égrener une palette de solutions toutes faites, mais de chercher à permettre aux citoyennes et aux citoyens de s’approprier des idées correspondant à leurs aspirations et à leurs capacités d’intervention, dont l’expérience de la campagne pour le NON de gauche au TCE a confirmé la portée, dès lors que les conditions en sont réunies. Dans cet esprit, nous devons à Paul la proposition de créer un Fonds européen de développement social et écologique financé par la BCE et destiné à permettre une expansion inédite de services publics. Afin de priver nos adversaires de l’argument de la non-faisabilité de cette réforme en dehors de transformations trop ambitieuses, Paul eut à cœur de rappeler chaque fois que nécessaire que cet objectif était conçu pour pouvoir être concrétisé rapidement, sans changement préalable de traité. Notre proposition fut d’ailleurs adoptée par toutes les composantes du Front de gauche ainsi que par le Parti de la Gauche européenne. Elle permit également de nourrir un dialogue constructif avec des organisations syndicales comme le DGB allemand. Nous souhaitions en faire l’objet d’une « initiative citoyenne européenne », une disposition du traité de Lisbonne permettant en principe d’obtenir un débat au Parlement européen sur le sujet, voire une décision législative européenne, moyennant la collecte d’un million de signatures à travers l’Europe. Hélas, la Commission refusa de valider notre initiative, arguant que les traités, sans s’y opposer, ne prévoyaient pas la mise en place d’un tel instrument ! Est-il besoin de dire que, si cette procédure s’est avérée inappropriée car soumise au bon vouloir de ladite Commission, la proposition elle-même n’a rien perdu de sa pertinence à l’heure de l’aggravation des inégalités sociales, des inégalités de développement au sein de la zone euro et au-delà, tout comme des manques criants dans l’UE en matière de transition écologique ?
Sur tous ces sujets, l’apport des réflexions de Paul fut, à mes yeux, remarquable, et même, dans certains cas, décisif pour éviter aux communistes et à celles et ceux qu’ils influençaient, de se laisser piéger par la fausse radicalité de slogans alors en vogue dans certains milieux de gauche. Je pense particulièrement aux campagnes, à un moment très pernicieuses, pour la sortie de l’euro. Prenant appui sur le rejet massif, évidemment légitime, des politiques menées au nom de « l’Europe » et d’un euro conçu au bénéfice des marchés financiers, ces docteurs Diafoirus faisaient miroiter l’illusion qu’un retour au Franc nous aiderait à nous libérer des souffrances sociales et du boulet des dettes publiques. Il n’était pas évident, du fait de la prégnance de la culture franco-française dans nos rangs, de contrer ces fausses évidences. Nous devons, je pense, aux efforts pédagogiques et à l’autorité de Paul -dont l’opposition frontale aux politiques d’austérité, à la soumission aux diktats des marchés et à l’Europe libérale en général n’était pas contestable – d’avoir été en mesure de mener avec succès une bataille d’idées aussi offensive contre la démagogie des partisans du « y a qu’à sortir de l’euro » que créative sur « l’alternative radicale d’un autre euro ».
D’un côté, il mit en garde contre le désastre que constituerait une cascade de « dévaluations compétitives » débouchant sur des rivalités mortifères entre peuples, notamment d’Europe du Sud, chaque pays étant isolé face aux marchés financiers, aux spéculateurs et au dollar-roi. Mais, dans le même temps, il appela aux luttes et aux recherches de convergences parmi les forces de progrès en France et en Europe pour une tout autre utilisation possible de l’euro et de la BCE, pour une gestion solidaire de l’interdépendance entre les économies européennes.
Changer l’Europe pour changer le monde
Enfin, ce ne fut pas la moindre contribution de Paul à nos réflexions collectives sur l’Europe que de ne jamais isoler notre vision des transformations nécessaires sur notre continent des profonds changements en cours dans le monde. Au demeurant, changer l’Europe ne prend pleinement son sens que comme contribution positive aux transformations du monde. Dans cet esprit, Paul fut très tôt attentif à l’émergence, dans ce qu’on appelle aujourd’hui le « Sud global », d’initiatives politiques de très grande portée, comme la création des BRICS, puis celle d’institutions financières internationales indépendantes de Washington. Il scrutait avec beaucoup d’intérêt ces innovations structurantes, non sans en pointer les limites à dépasser. Il tirait de ses échanges directs avec ses interlocuteurs de pays comme la Chine ou l’Inde la conviction que des aspirations montantes dans cette partie du monde pouvaient converger avec les nôtres en matière de recherche de voies vers une autre construction de la mondialisation. Ce fut , par exemple, le cas en matière de transformation du système monétaire international. Paul a, très tôt, mesuré la portée qu’avait pour nous la volonté des BRICS de s’émanciper de la domination du dollar. Aussi a-t-il d’emblée inscrit ses propositions pour une autre utilisation de l’euro dans la perspective de la constitution d’une vraie monnaie commune mondiale à partir des Droits de Tirage Spéciaux du FMI -une démarche elle aussi d’une grande actualité, et qui appelle de nouvelles initiatives.
Plus généralement, sa réflexion sur les transformations à opérer dans le monde incluait l’institution de biens communs de l’humanité – je cite Paul – « l’alimentation, l’énergie, la santé, l’eau, l’environnement et l’écologie, la recherche, la culture (…) dégagés de la domination des groupes privés, de tous les hégémonisme et de la domination du marché ». Et surtout, comme dit au début de mon propos, elle renvoyait à une culture et à des valeurs de partage, d’apports transversaux, « à l’opposé de tous les intégrismes ». Une autre civilisation, pour toute l’humanité.