Alain Obadia
Chers amis et camarades
Nous avons convenu avec Frédéric, Catherine et Nasser que j’intervienne sur le registre du témoignage. Je souhaite le faire à partir d’une expérience de travail en commun avec Paul. Cela permettra d’illustrer les conditions réelles dans lesquelles son travail s’est effectué, conditions réelles qui ne sont pas exemptes de difficultés et de contradictions.
J’ai voulu intervenir dans cette partie du débat car la première initiative forte qui nous a réunis Paul et moi porte sur la question des critères de gestion et qu’elle a marqué le début d’une longue coopération. Il a été souligné l’importance que Paul accordait à la liaison étroite entre le travail d’élaboration théorique et la confrontation de celui-ci avec l’action, les luttes, les mobilisations populaires, la réflexion commune avec le mouvement syndical pour développer les capacités d’intervention des salariés. L’initiative sur laquelle je veux nous faire réfléchir ensemble relève justement de cette démarche et de cette préoccupation.
J’ai quelque part la fierté de pouvoir rappeler que le bureau national de l’UGICT a été la première instance à tenir une journée d’étude avec Paul sur la question des critères de gestion. Ce doit être vrai puisque c’est lui qui me l’a dit. Cette journée d’étude s’est tenue à la mi-1982. Elément important, lorsque j’ai fait cette proposition au bureau l’accord a été massif. Il faut dire que cette initiative répondait à un vrai besoin. Il était important de favoriser le développement de batailles syndicales très concrètes sur ces questions dans les entreprises, pour favoriser le développement des luttes, avec une argumentation plus percutante sur la réalité des moyens existants et donc sur les avancées possibles.
Quelques mots pour rappeler le contexte de ce moment. Le Parti communiste participe au gouvernement de gauche avec toutes les contradictions que cela implique. La CGT entretient un rapport ambivalent avec ce gouvernement. Elle soutient les avancées en cours mais, dans le même mouvement, elle exprime sa volonté de pousser plus loin le changement pour qu’il réussisse pleinement. Nous sommes encore dans la période où il y a des avancées (discussion des lois Auroux, loi de démocratisation du secteur public, LOTI concernant les transports, processus de nationalisations en cours). Mais nous sentons bien
- que des freins existent dans le gouvernement qui empêchent le changement de se situer à la hauteur des nécessités,
- que certaines des avancées sont insuffisantes et peuvent même se retourner si certaines mesures ne sont pas prises (exemple des Lois Auroux avec leur portée mais aussi leurs limites face aux stratégies patronales d’intégration),
- qu’il existe, dans la population, un attentisme massif sur la base d’une vision du changement décrété d’en haut et que la participation active des salariés pour créer un rapport de force satisfaisant n’est pas vraiment intégrée,
- que nous avons besoin de cette intervention, mais que celle-ci, pour se développer, doit se situer à portée de lutte dans l’entreprise ce qui n’est pas le cas des orientations macro-économiques et de la démarche étatiste dans lesquelles les socialistes veulent cantonner le débat.
- C’est d’autant plus vrai qu’au-delà des grands discours de cette époque sur l’industrie – portés par exemple par Jeaan-Pierre Chevènement responsable de cette question au gouvernement- la poursuite du processus dit de restructuration de l’industrie (en fait de désindustrialisation) frappe de plein fouet le pays.
Bref, nous avons besoin d’acquérir les concepts, les analyses et plus globalement la démarche d’élaboration concrète indispensable pour relever ces défis.
Une journée marquante
Nous nous mettons donc d’accord avec Paul sur l’objectif et le format. Ni lui ni nous ne voulions des discours généraux et de l’autocongratulation. Nous voulions une session de formation et de réflexion permettant des débouchés concrets à partir d’exemples d’entreprises ou de groupes que connaissaient bien les membres du bureau (Thomson, CGE, Saint Gobain, Rhône Poulenc ou encore BNP et Crédit Lyonnais pour les banques). C’est bien ce qui s’est produit.
Dans mon souvenir ça a été une journée marquante pour nous tous. Ce fut évidemment le cas pour les syndicalistes que nous étions. Nombre d’entre nous avaient déjà lu les articles de Paul dans Eco Po ou dans Issues. Mais se faire expliquer la démarche et décortiquer les concepts avec la réponse à des questionnements ou à des interrogations, c’est évidemment autre chose. Et puis, comme l’après-midi nous avons pu concrétiser tout cela sur les entreprises que j’ai citées, cela nous a ouvert des horizons !
Je crois aussi, en tous les cas il nous l’a dit, que Paul était heureux. D’abord parce qu’il était toujours heureux de partager son travail, ses connaissances, ses réflexions, ses analyses. Ensuite parce que la partie de réflexion sur les groupes industriels et financiers avec les perspectives de batailles concrètes que cela pouvait engendrer, lui semblait essentielle. D’ailleurs, il ne la concevait pas autrement que dans l’échange et l’élaboration collective avec ceux qui étaient sur le terrain, qui vivaient les situations, qui pouvaient agir dessus. Par ailleurs, il se disait, et je me le disais aussi, que si l’actif militant de la CGT s’emparait de la thématique ça pouvait porter loin. Ça pouvait donner plus de force et d’efficacité aux luttes dès lors que celles-ci portaient dans un même mouvement protestation, résistance et propositions.
Évidemment, aujourd’hui cette idée peut sembler familière. En tout cas, elle est dans le paysage. Mais ne nous y trompons pas ! C’était loin, très loin, d’être le cas il y a quarante ans !
Pour tout dire, nous avons rencontré dans notre mouvement syndical d’immenses résistances sur ce point. Et de fait, à cette époque nous sommes restés minoritaires. L’idée qui prédominait était qu’intervenir sur les gestions n’était pas de la responsabilité des syndicalistes. Que la gestion c’était l’affaire des patrons. Que nous allions créer une confusion des genres et que nous allions tomber dans la collaboration de classe ! Ce débat, s’il a été fort dans la CGT, a aussi existé dans le Parti. Certains s’en souviennent ici !
Nous nous sommes donc battus, chacun dans sa sphère de responsabilité, pour faire prévaloir des conceptions plus offensives. À cette époque, la section économique du Parti était allante sur ce sujet. Dans la CGT, le bureau confédéral, je peux en témoigner, était majoritairement ouvert à la démarche. Comme secrétaire général Henri Krasucki ou Gérard Alezard en tant que responsable des questions économiques ont mené ce combat avec conviction. Ils n’étaient pas seuls. Bien d’autres l’ont fait aussi ; que je ne tente pas de citer car la liste serait longue et que je risquerais d’en oublier certains.
L’intervention des salariés dans les gestions et sur les critères d’efficacité ainsi que la liaison revendications / propositions alternatives ont été placées au cœur des orientations de l’UGICT. Dans les années qui ont suivi, de nombreuses luttes ont été menées dans bien des entreprises qui ont été sous tendues par cette approche. Mais force est de constater qu’il nous a fallu beaucoup plus de temps que nous ne l’imaginions pour que cette idée devienne un bien commun dans l’actif militant de la CGT.
Je ne suis pas en train de dire que ces résistances, ces retards seraient la cause principale de la victoire, à ce moment historique, de ceux qui prônaient la soumission aux thèses néolibérales et qui étaient en train de prendre le dessus. On l’a vu quelques mois après avec le tournant de la rigueur. C’est bien la responsabilité des orientations dominantes du gouvernement qui est en cause. Je pense néanmoins que si l’intervention des salariés était allée plus loin, nous aurions pu obtenir sectoriellement des résultats meilleurs et surtout nous aurions pu permettre à des millions de travailleurs de gagner en conscience de classe, en clarté sur la nature de l’affrontement, en confiance dans leur force potentielle.
Paradoxalement, les résistances qui se faisaient jour sur une base apparente de rectitude de classe, relevaient d’un postulat sous-jacent qui allait à l’inverse en considérant que la gestion c’est toujours l’affaire du capital et que nous ne devons pas nous en mêler. À leur corps défendant, les tenants de cette thèse laissaient le champ libre au patronat et à la droite, bien sûr, mais aussi à la social-démocratie qui avait poussé et théorisé la vision selon laquelle il faut accepter que la gestion des entreprises reste sous la responsabilité du seul patronat. Des années plus tard et sous la pression des dogmes qui dominent la construction européenne, le social-libéralisme étendra cette logique à l’ensemble de l’économie qui devrait avant tout selon cette approche donner des preuves de son attractivité pour les actionnaires et les marchés financiers. Dans ces conceptions, le politique devait se contenter de réguler les conséquences de cette situation pour en limiter, prétendument, les effets sur les couches populaires avec les résultats qu’on connait.
Il m’a semblé intéressant de rappeler ce contexte politique et idéologique à partir d’un exemple concret car il fait aussi partie des conditions du combat que Paul a mené.
Au-delà de cet exemple, je veux souligner qu’avec son apport majeur à l’analyse du capitalisme monopoliste d’État, de la crise systémique et du rôle de la révolution informationnelle, qu’avec ses propositions novatrices sur la sécurité d’emploi ou de formation, qu’avec l’élargissement de l’horizon des luttes qu’il embrasse en réfléchissant sur la dimension anthroponomique du combat émancipateur, Paul a beaucoup apporté pour permettre au mouvement populaire de se déployer pleinement. C’est le combat qu’il a mené. C’est un combat de pleine actualité et d’avenir. Je suis heureux d’y avoir à ses côtés apporté ma modeste pierre.