Daniel Bachet
Paul Boccara est l’un des premiers économistes et théoriciens à avoir saisi l’importance des outils comptables alternatifs au profit et à la rentabilité. Il a compris très rapidement que la manière de voir et de compter était décisive pour prendre des décisions stratégiques en faveur du travail et de l’emploi. Les outils de gestion sont des « technologies politiques ». Ils orientent la façon de voir et d’organiser le travail. Ils ont également pour mission de provoquer ou bien d’empêcher les atteintes aux fonctions environnementales essentielles à la survie de la biosphère. Ils peuvent enfin prévenir ou non les dégâts collatéraux du développement économique sur les humains : risques socio-psychologiques, accidents, coûts de l’insécurité environnementale, etc.
On peut démontrer que le travail est susceptible d’être appréhendé comme une véritable source de valeur à travers une nouvelle manière de voir et de compter. C’est dans cette perspective que travaillent les économistes et les théoriciens qui poursuivent les analyses de Paul Boccara : Frédéric Boccara, Yves Dimicoli, Denis Durand, Nasser Mansouri-Guilani, Fabien Maury, Catherine Mills, Alain Morin et toute l’équipe de la revue d’Économie et Politique. Il existe un lien étroit entre les critères de gestion, la conquête des pouvoirs démocratiques et l’utilisation de l’argent par les entreprises et les banques. Denis Durand en particulier a bien insisté sur le développement d’un nouveau crédit bancaire pour les entreprises qui embauchent, qui forment et qui créent des richesses. Il s’agit d’économiser les ressources naturelles, de faire baisser le coût du capital afin de dégager davantage de moyens pour le développement des êtres humains[1]. De fait c’est toute la représentation de la « productivité » qui est à revoir et à remplacer par des critères d’efficacité économique, sociale et écologique.
Le travail, le capital et l’entreprise : réhabiliter la valeur ajoutée
La valorisation du travail est indissociable de l’outil comptable mais également de la démocratisation et de la reconstruction de l’entreprise. En effet, le travail ne peut exister que dans un cadre institutionnel qui dépasse l’activité immédiate de son exercice au quotidien. Refonder l’entreprise pour construire une véritable démocratie économique implique comme préalable d’assigner à l’entreprise une finalité institutionnelle qui n’est plus le profit, puis d’en tirer toutes les leçons en termes d’organisation des pouvoirs et de nouvelle efficacité économique et sociale.
Le pouvoir stratégique ne peut plus provenir de la seule propriété des titres de capital. L’apport de capital pourrait être pensé sur le modèle du prêt bancaire par opposition aux actions sur les marchés. Les apporteurs de capitaux n’appartiennent pas véritablement à l’organisation humaine productive qu’est l’entreprise. Les actionnaires de contrôle, qui prêtent l’argent, apportent des moyens financiers, mais ils n’utilisent ni les locaux, ni les machines, et ils n’obéissent pas aux normes qui se créent dans l’organisation productive. Ils ne sont que des apporteurs de fonds ou des prestataires de services qui possèdent des parts. Ils ne doivent plus détenir le pouvoir de créanciers résiduels et leurs voix ne seront plus prépondérantes dans la prise de décision. C’est une étape dans la démocratisation générale de l’économie qui concerne la nouvelle conception d’un marché socialisé mais également la création monétaire qui doit être, elle aussi, adossée à des instances démocratiques. Ainsi, les actionnaires n’ont pas vocation à participer directement au pouvoir stratégique. A terme, les financements devraient être assurés par un système bancaire socialisé et démocratisé et non par des actionnaires à la recherche de rentabilité financière.
Il faut par conséquent, conduire juridiquement les dirigeants des entreprises à prendre en compte l’ensemble des intérêts qui vont être affectés par leur décision et non les seuls intérêts des actionnaires. Cela implique que les dirigeants ne soient plus seulement nommés au comité exécutif ou au directoire par celles et ceux qui apportent le capital mais également par l’ensemble des salariés créateurs de valeur.
L’objectif de l’entreprise, conçue à la fois comme une « société » (entité juridique) et une structure productive, est de produire et de vendre des biens et/ou des services en vue de dégager un revenu : la valeur ajoutée. C’est la fonction première et « l’objet social » même de l’entreprise qui donne du sens à l’action du dirigeant sous le contrôle des mondes du travail. Le dirigeant (ou le comité exécutif qui dirige l’entreprise) doit agir en respectant un certain nombre de contraintes : équilibre économique et écologique, intérêts collectifs des parties constituantes, conditions de travail, etc.
Or, l’article 1832 du Code Civil indique que la « société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ».
L’énoncé de cet article occulte le collectif de travail, la structure productive et ne fait référence qu’au « bénéfice ».
Aussi faut-il changer cette formulation et souligner que l’objectif de la société n’est pas de maximiser le profit et de partager le bénéfice qui en résulte (ce qui n’intéresse que les détenteurs de capitaux) mais de produire et de vendre des biens et des services. La contrepartie économique de cette richesse créée est la valeur ajoutée à partager équitablement entre les parties constitutives de l’entreprise.
La valeur ajoutée est une grandeur économique qui se calcule par la différence entre le chiffre d’affaires et les consommations intermédiaires. Elle est à la fois le véritable revenu de l’entreprise et la source de revenus des ayants droits entre lesquels elle est répartie : le personnel (salaire), la société (autofinancement) et les apporteurs de capitaux (rémunération du prêt).
Grandeur économique essentielle, elle permet de couvrir le coût global de la structure qu’est l’entreprise : garantir sa pérennité, financer les salaires du personnel (cotisations sociales incluses) et des dirigeants, rémunérer les intérêts des banques, régler les impôts et taxes demandés par l’Etat, assurer l’autofinancement (amortissements de l’outil de production de la structure + parts réinvesties du résultat), rémunérer les capitaux engagés.
Le profit ne représente qu’une part de la valeur ajoutée, ne garantit pas la performance globale de l’entreprise, c’est-à-dire son efficacité économique, sociale et écologique
Il est par conséquent plus que jamais indispensable d’assigner une nouvelle finalité à l’entreprise et de construire juridiquement c’est-à-dire politiquement, de nouvelles règles qui tiennent compte de celle-ci si l’on souhaite rééquilibrer les pouvoirs concernant les décisions de production et de répartition des richesses.
Une nouvelle organisation des pouvoirs
L’axe structurant de la nouvelle organisation des pouvoirs pourrait être conçu sur la base d’une nouvelle légitimité des dirigeants qui recevraient leur pouvoir de gestion et de décision à la fois des travailleurs et des apporteurs de capitaux. Les actionnaires de contrôle n’auraient cependant pour vocation que d’apporter le capital et d’être rémunérés pour cette avance par un taux d’intérêt. Ils ne sont que des prestataires de service. Si le taux d’intérêt est fixé, il suffit de négocier leur part au moment de l’affectation des résultats.
Dans les grandes sociétés : ouverture massive du conseil d’administration[2], qui est une instance stratégique, aux représentants des salariés, afin de mieux définir l’intérêt de « l’entreprise » et des différentes parties concernées. Rappelons que le conseil d’administration est un organe de direction qui a comme mission, à la tête d’une organisation, de définir sa stratégie. Le contrôle social doit s’exercer non seulement dans les instance de délibération (assemblée générale et conseil de surveillance) mais également dans les instances de direction des entreprises (comité exécutif ou directoire).
L’organisation du travail et du temps de travail pourrait relever d’un « conseil d’entreprise ». Ce conseil d’entreprise aurait pour mission de repenser le travail en vue d’initier les formes d’autonomie et d’émancipation pour une démocratie directe sur les lieux de travail.
Ce conseil d’entreprise disposerait d’un droit renforcé à la consultation et à l’information, mais également d’un pouvoir de veto sur de nombreuses décisions : équipement des postes et gestion du temps de travail, embauches, mutations, etc. Le dirigeant de la société ne pourrait agir que s’il obtenait l’accord de son conseil d’entreprise. Ce dernier serait présidé par un représentant des salariés. Les conseils d’entreprise seraient donc de pures assemblées de salariés, sans représentants de l’employeur.
La configuration institutionnelle d’ensemble (conseil d’administration ou de surveillance, comité exécutif ou directoire et conseil d’entreprise) réorganiserait les pouvoirs opérationnels, tactiques et stratégiques. Ce qui signifie qu’il faudrait multiplier les formes de contrôle des salariés à ces trois niveaux qui relèvent des domaines économique et politique.
Dans cette nouvelle configuration, les stock-options et autres rémunérations axées sur la création de « valeur actionnariale » n’auraient plus aucun sens, la « vraie » valeur devenant la valeur ajoutée.
Le pilotage de la société et de l’entreprise ne pourrait alors s’effectuer que sur la base de comptes de gestion orientés valeur ajoutée dont la confrontation permettrait ensuite aux différentes instances institutionnelles reconfigurées de prendre des décisions plus conformes au développement de l’entreprise telle que nous l’avons définie. Les représentants des salariés au conseil d’administration et au conseil d’entreprise seraient alors en mesure de faire connaître l’intérêt social de l’entreprise qui se mesurerait d’abord par la production et la vente de biens et de services.
Les propositions que nous avons présentées se situent dans le prolongement des travaux de Paul Boccara sur les outils de gestion alternatifs à la rentabilité capitaliste. Elles devraient déboucher sur une normalisation qui les précisent et qui les rendent opérationnelles.
Mais il ne suffit pas de développer une nouvelle vision de l’entreprise et de nouveaux modèles comptables. Encore faut-il les traduire en normes susceptibles de produire les indicateurs de performance correspondant aux nouveaux objectifs assignés aux entreprises. Cela suppose une validation institutionnelle de l’information sociale et environnementale.
Comment parvenir à s’entendre sur les indicateurs susceptibles de l’exprimer et se doter d’outils normatifs pour les mesurer ? La mission est à la fois technique et politique. Cela implique de démocratiser les espaces institutionnels stratégiques où se jouent pour le moment la fabrication des normes comptables par les seuls maîtres des « codes du capital » (experts de la comptabilité, avocats, banquiers et politiques) et de donner la possibilité aux citoyens d’investir les lieux de pouvoir afin de décider du « bien commun »[3]. Pour cela, il ne faut pas enfermer les espaces de délibération à l’intérieur des seules unités de production. Cela suppose au contraire de concevoir des formes institutionnelles méso et macro sociales qui soient à même de définir les niveaux de salaires dans les entreprises mais également les choix d’orientation des investissements ou les niveaux de qualification.
Le bien commun ne se confond pas avec un « optimum financier » mais relève d’une efficacité indissociablement économique, sociale et écologique globale. La question des normes comptables devrait être instruite et débattue par des citoyens éduqués au goût de la vérité et aux modes de délibération pour faire émerger une intelligence collective irréductible au capital.
Il s’agit de concevoir un autre code que celui du capital qui « remettrait le droit des entreprises, des marchés et de la finance au service de l’intérêt commun »[4].
Bibliographie
Bachet Daniel, Reconstruire l’entreprise pour émanciper le travail, UPPR, 2019.
Boccara Paul, Intervenir dans les gestions avec de nouveaux critères, Messidor, éditions sociales, 1985.
Boccara Frédéric, Les PME/TPE et le financement de leur développement pour l’emploi et l’efficacité, Les éditions des Journaux Officiels, mai 2017.
Durand Denis, « De la crise de l’entreprise aux nouveaux critères de gestion : tour d’horizon des propositions en présence », Économie et Politique, mars-avril 2018, n° 764-765.
Durand Denis, Sept leviers pour prendre le pouvoir sur l’argent, Éditions du Croquant, 2017.
Mansouri-Guilani Nasser, 10 propositions pour sortir de la crise, éditions de l’Atelier, 2009.
Pistor Katharina, Le code du capital, comment la loi fabrique la richesse capitaliste et les inégalités, Seuil, 2023.
Toulouse Jean-Michel, La démocratie ne peut pas être « représentative » ! La démocratie directe délibérative : bilan et perspectives, L’Harmattan, 2022.
Toulouse Jean-Michel, Quelle démocratie délibérative ? La démocratie directe délibérative : bilan et perspectives, L’Harmattan, 2022.
[1] Sept leviers pour prendre le pouvoir sur l’argent, Editions du Croquant, 2017.
[2] Ou du conseil de surveillance comme en Allemagne.
[3] Pour des propositions de démocratisation de l’élaboration de la décision politique, tant au niveau des entreprises qu’au niveau sociétal, voir les derniers ouvrages de Jean-Michel Toulouse cités dans la bibliographie.
[4] Katharina Pistor, Le code du capital, comment la loi fabrique la richesse capitaliste et les inégalités, Seuil, 2023.