Denis Durand
Le travail de Paul Boccara sur les nouveaux critères de gestion a été exposé pour la première fois de façon systématique en 1978, et a connu tout son développement après la victoire électorale de 1981, au moment où, dans la crise du capitalisme monopoliste d’État social, on n’allait pas tarder à rencontrer les limites des conceptions politiques déléguant à l’État le soin de corriger les contradictions du capitalisme.
Il faut mesurer ce que ce travail a apporté de profondément nouveau. Le principe d’une intervention des salariés dans la gestion des entreprises est à peu près aussi ancien que le mouvement ouvrier, avec des moments emblématiques comme la controverse entre Guesde et Jaurès sur la nationalisation des charbonnages, ou, plus tard, les espoirs placés dans les prérogatives économiques des comités d’entreprises.
Mais ce que Paul Boccara apporte de nouveau, c’est le moyen d’opposer une alternative rigoureuse au critère de rentabilité qui guide les décisions en régime capitaliste, et en régule ainsi tout le fonctionnement. Non seulement des critères précis, radicalement opposés à celui du taux de profit, mais les moyens d’exprimer ces critères dans un langage concret, celui de la comptabilité d’entreprise, utilisable dans les luttes sociales pour réfuter les arguments patronaux et mobiliser autour d’objectifs de production, de technologies, d’embauches, de formation, de financement définis par les salariés et leurs représentants.
Je ne peux donner, dans ce bref exposé, qu’une idée générale de ces critères, qui forment un système, de la même façon que le critère capitaliste du taux de profit s’exprime selon différents points de vue dans tout un appareil d’indicateurs et de ratios.
La logique première est d’opposer à la rentabilité – qui rapporte le profit au total du capital avancé – un critère d’efficacité. Transcrit dans les termes de la comptabilité d’entreprise ordinaire, ce critère est le rapport entre la valeur ajoutée et le montant total du capital matériel et financier avancé dans l’entreprise.
Une efficacité économique, écologique et sociale
L’efficacité dont il est question ici est économique : c’est la recherche d’une efficacité maximale du capital matériel et financier, soit le maximum de valeur créée pour une masse donnée de travail mort avancée sous forme de moyens matériels de production ou d’engagements financiers. C’est aussi, d’emblée, une efficacité écologique : pour un montant donné de valeur ajoutée, on cherche à minimiser la quantité de moyens matériels – équipements, matières premières, énergie – mis en œuvre. C’est enfin une efficacité sociale : plus les avances en capital sont limitées en regard de la valeur ajoutée créée, moins le prélèvement d’une part de cette valeur ajoutée pour rémunérer les apporteurs de capitaux sous forme de profit se justifie.
Mais pour que cette dimension sociale s’impose, elle doit être expressément visée par la recherche d’une maximisation de la part de la valeur ajoutée qui ne va pas aux profits. Cette valeur ajoutée disponible s’oppose au profit comme l’efficacité VA/C s’oppose au taux de profit. La combinaison de ces deux critères conduit donc à faire croître le plus efficacement possible la valeur ajoutée qui alimente les salaires et les prélèvements destinés à une utilisation sociale : cotisations sociales et prélèvements fiscaux destinés à financer les services publics.
On peut être plus précis en disant que le but est de faire croître une valeur ajoutée disponible supplémentaire, au-delà de la valeur ajoutée disponible nécessaire pour respecter la réglementation existante et l’état actuel de la gestion de l’entreprise. Cette valeur ajoutée supplémentaire peut être effectivement produite, et elle sert alors à augmenter les salaires et les prélèvements publics. Elle peut aussi rester potentielle, c’est-à-dire que le gain de productivité qui l’engendre sert à réduire le temps de travail, condition première pour faire grandir le « règne de la liberté » en réduisant le « règne de la nécessité ».
La valeur ajoutée disponible à prendre en compte ne se limite pas à celle qui sera distribuée aux salariés de l’entreprise considérée ; elle peut se calculer en prenant en compte l’effet de telle ou telle décision de gestion sur l’ensemble de la population concernée par l’entreprise. Par exemple, le critère pertinent pour la gestion d’une banque est la valeur ajoutée créée par l’ensemble du tissu économique qu’elle finance, rapporté, d’une part au total de ses crédits à ce tissu économique, d’autre part au stock de capital matériel qu’il met en œuvre.
Il y a là une cohérence d’ensemble qui peut constituer la base d’un type tout à fait nouveau de planification non étatique, décentralisée, démocratique, autogestionnaire et axée sur le développement des êtres humains dans toutes leurs dimensions.
Les nouveaux critères de gestion et de financement, et la conquête de pouvoirs démocratiques qu’ils viennent appuyer, rendent concrète l’idée d’un nouveau type de croissance de la productivité, une recherche d’efficacité fondé sur le développement des capacités humaines – le travail vivant, l’emploi et la formation – et non pas sur l’accumulation de moyens matériels de production pour augmenter le taux d’exploitation des travailleurs sous l’aiguillon de la rentabilité capitaliste.
Cette proposition profondément révolutionnaire s’est heurtée à des résistances principalement inspirées par l’étatisme qui dominait, et qui domine encore la vision du monde à gauche. Mais elle n’en a pas moins nourri, depuis plus de 40 ans, des expériences concrètes et de nombreuses luttes dans l’industrie, dans les services et dans les services publics.
Aujourd’hui, son actualité prend des formes nouvelles. J’en prendrai deux exemples.
Le premier est la revendication d’une conditionnalité des aides publiques aux entreprises. Leur montant atteint depuis la « grande récession » de 2008 puis le confinement de 2020 des proportions extraordinaires qui ont frappé l’opinion. Il paraît alors naturel que ces aides ne soient pas dispensées sans contrepartie de la part des entreprises bénéficiaires. Mais quelles contreparties ? Dans le cas des aides (chômage partiel, prêts garantis par l’État…) dispensés en 2020 au moment des confinements, la condition signifiée aux employeurs était : soyez rentables ! C’est ainsi que les principaux bénéficiaires d’aides en ont profité pour accélérer leurs plans de suppressions d’emplois – et pour accentuer la désindustrialisation du pays. Par contraste, on peut concevoir ce qu’aurait donné la consigne de réduire en priorité les dépenses en capital matériel – par exemple en carburants et en matières premières – ou de choisir, pour restructurer l’outil de production, des technologies reposant sur le développement des qualifications de la main-d’œuvre plutôt que sur l’externalisation ou sur l’acquisition de compétences par croissance externe. C’est cette logique qui a inspiré nos propositions pour le financement des retraites reprises dans un appel lancé par toutes sortes de personnalités du mouvement social [1] : moduler les cotisations sociales patronales pour inciter à la croissance de la masse salariale en proportion de la valeur ajoutée.
De la contestation de la rentabilité capitaliste au dépassement des marchés eux-mêmes
Un autre témoignage de l’actualité du travail de Paul Boccara, est la place que tient la mise en avant de nouveaux critères de gestion dans le projet communiste, tel que le récent congrès du PCF en a affirmé l’« actualité brûlante », pour citer le texte adopté à Marseille en avril dernier.
Le conflit entre le critère du taux de profit dans la gestion des entreprises et dans l’utilisation de l’argent, d’une part, et de nouveaux critères d’efficacité, d’autre part, avec les choix de gestion concrets dans lequel il peut se traduire à tel ou tel stade du processus selon l’évolution des rapports de forces, caractérise le chemin menant de la crise actuelle de la civilisation capitaliste et libérale à une civilisation communiste où les « producteurs associés » auraient le pouvoir d’organiser l’économie selon de nouveaux principes régissant non seulement la répartition des richesses, mais d’abord leur production. Dans la bataille d’idées, cette référence aux critères de gestion a un premier avantage : donner un contenu concret à cette transition, que l’on hésite encore parfois à qualifier de « socialiste », entre le capitalisme et le communisme conçu à la fois comme une société radicalement différente de la société capitaliste, et comme le chemin qui y mène.
Elle a un deuxième avantage : appeler à poursuivre le travail ! Car les nouveaux critères de gestion dont on parle aujourd’hui sont des critères marchands : c’est leur utilité dans les luttes mais c’est aussi leur limite puisque le but final est de dépasser les marchés, sans perdre de vue pour autant la nécessité d’une organisation efficace de la production, de l’économie de moyens en vue d’un but social ou écologique donné. Cette recherche d’un dépassement des nouveaux critères de gestion eux-mêmes est contenue d’emblée dans le travail qui a mené à leur définition. Et elle n’est pas renvoyée à un stade futur, un communisme achevé qui se distinguerait du processus qui y conduit. Il doit donc faire l’objet d’expérimentations dès les luttes d’aujourd’hui. C’est par exemple le cas des critères d’efficacité non marchands qui doivent dès aujourd’hui inspirer la gestion des services publics comme l’hôpital ou l’école On voudrait définir une mesure du degré de réponse aux besoins sociaux rapporté aux dépenses en travail pour obtenir ces réponses. Paul Boccara a identifié ces domaines de recherches, la suite du travail est devant nous.
Références
- Paul Boccara, Intervenir dans les gestions avec de nouveaux critères (Éditions Sociales. 1985)
- Claude Laridan et Philippe Benollet Pour une gestion radicalement nouvelle, La Dialectique pour changer de Gestion, Notre Temps, 2013,
- Claude Louchart (dir.), Nouvelles approches des gestions d’entreprises (L’Harmattan, 1985).
- « Entreprise, le retour des critères de gestion », dossier d’Économie&Politique , n° 764-765, mars-avril 2018 http://www.economie-politique.org/sites/default/files/eco_po_764_765_dossier.pdf
- Jean Lojkine, Le tabou de la gestion. La culture syndicale entre contestation et proposition (L’Atelier, 1996).
[1] https://www.economie-et-politique.org/2023/01/18/retraites-pour-une-reforme-de-progres-social-et-de-civilisation-contre-le-recul-de-lage-de-depart/