Yves DIMICOLI
Sous l’impulsion de Xi Jinping, l’industrie chinoise s’est engagée dans une course effrénée à la robotisation de l’industrie et de la distribution. Simultanément, des efforts colossaux ont été déployés depuis la fin des années 2010 et, plus encore au début des années 2020, pour que le géant asiatique conquière un leadership en matière technologique, ce que refusent radicalement les Etats-Unis.
L’ achèvement de la révolution industrielle dans ce pays-continent l’a fait s’engager avec une grande vigueur dans la révolution informationnelle. Mais, cela s’est réalisé sans recours à des critères d’efficacité sociale pour la gestion des entreprises qui soient alternatifs à ceux de la rentabilité financière. Aussi, le contrôle étatiste de l’économie n’est pas à même de contenir les risques de chômage, surtout chez les jeunes désormais beaucoup plus formés et informés. L’enjeu d’une sécurisation de l’emploi et de la formation tout au long de la vie de chacun-e va s’exacerber au cours des années qui viennent.
Une course à la robotisation industrielle
La Fédération Internationale de Robotique a donné une vue précise dans son rapport annuel « World Robotics » 2024 de l’ampleur des efforts de robotisation des activités économiques en Chine, particulièrement dans l’industrie.
Avec 130 516 unités installées, la part du marché intérieur chinois détenue par des fabricants nationaux a cru très rapidement depuis 2013 atteignant 47 %, tandis que celle des robots étrangers a chuté de plus de 20 % à 145 772 unités installées. Ce décompte inclut les robots étrangers fabriqués en Chine par des industriels non chinois.
La décomposition par type d’industrie est parlante ;
- Industrie électrique/électronique : l’an dernier, les installations se sont montées à 77 464 unités. C’est, certes, un recul de 23 % par rapport au record historique de 2022, mais il s’agit, tout de même, de la deuxième meilleure performance annuelle depuis 2018. Les fabricants chinois en ont fourni 54 %.
- Industrie automobile : depuis 2016, c’est le deuxième secteur le plus robotisé. Elle est à l’origine de 64 882 unités installées en 2023, marquant aussi un recul de 12 % sur 2022. Mais, de 2018 à 2023, le taux de croissance annuel composé (TCAC) a été de 11 %. La Chine disposait, l’an dernier, de 48 % du parc de robots de l’industrie automobile mondiale et ce marché est principalement desservi par de fabricants nationaux.
- Industrie métallurgique : les installations nouvelles ont explosé en 2023 (+35 %) avec 41 578 unités. C’est un nouveau record qui fait que cette industrie représente aujourd’hui 15 % du parc chinois total de robots et ce marché est détenu à hauteur de 85 % par des fournisseurs chinois.
Selon un rapport de la Fédération internationale de la robotique (IFR), la Chine est devenue un leader en termes d’intensité d’utilisation des robots dans l’industrie (« robot density »), baromètre du degré d’automatisation de l’industrie manufacturière. La Chine compte désormais 470 robots pour 10 000 employés, soit plus du double par rapport à 2019, année de l’entrée du pays dans le Top-10 du classement mondial de New World Robotics. Si elle se classe toujours derrière la Corée du Sud et Singapour, elle a dépassé l’Allemagne et le Japon en 2023.
La Chine représente 51 % des nouvelles installations de robots industriels dans le monde en 2023. Le rapport souligne la « compétitivité grandissante » de ce secteur en Chine, anticipant un taux annuel moyen de croissance de la demande de robots dans le secteur manufacturier de 5 à 10 % d’ici 2027.
Densité de robots dans l’industrie manufacturière (2023)
Source : ifr.org.
Avancée dans la révolution informationnelle
A partir de 2020, Pékin a donné un coup d’accélérateur dans la promotion des « forces productives de qualité nouvelle » avec l’accroissement des investissements immatériels, notamment en recherche-développement (R&D). Sont affichés des objectifs de « sécurité nationale » et de baisse de la dépendance aux matériaux importés et technologies étrangères avec montée en gamme de toute la chaine des « secteurs clef » manufacturiers.
Part des dépenses de R&D dans le PIB ( %)
Source : www.alternatives-economiques.fr .
De 2013 à 2022, la Chine a vu son classement selon l’Indice mondial de l’innovation passer de la 35ème à la 11ème place qu’elle aurait retrouvé en 2024, après un rétrogradation en12ème position en 2023[1].
Dépense de R&D et taux de croissance du PIB
( 100 millions yuans) ( %)
Source : BNS, 29/02/2024 ( www.stats.gov.cn ).
Le nombre de logiciels développés en Chine n’a cessé d’augmenter. En 2012, cette industrie dégageait un chiffre d’affaires de 10 milliards de yuans. Elle devrait connaître une augmentation régulière, avec un taux de croissance annuel composé (TCAC) de 11,02 % de 2024 à 2029.
Selon une estimation d’IBISWorld mise à jour en mai 2024[2], ses revenus auraient augmenté de 7,4 % en rythme annualisé entre 2020 et 2024, cette tendance comprenant une prévision de croissance de 10,3 % pour l’année en cours, à confirmer.
Selon le ministère de l’Industrie et des Technologies de l’information, à fin mai dernier quelque 3,84 millions de stations de base 5G auraient été construites en Chine, soit 60 % du total mondial[3].
L’économie dite de « plateformes », s’y est développée très rapidement, surtout depuis la pandémie Covid-19[4]. Car c’est la société chinoise qui tend à se digitaliser rapidement avec, certes, de grandes inégalités.
Une société de plus en plus numérisée
On y compte près d’un milliard d’internautes utilisateurs, plus que les États-Unis et l’UE réunis. Plus de 200 millions d’entre eux ont toujours connu le numérique et y seraient parfaitement à l’aise.
L’ampleur de cette base d’utilisateurs a soutenu l’émergence et le développement du e-commerce qui affichait 1700 milliards de dollars en transactions en ligne en 2020. La même année, on comptait 800 millions de personnes recourant aux paiements numériques.
En juin 2024, environ 969 millions de personnes utilisaient les paiements mobiles en Chine. Ils n’étaient que de 271,4 millions en 2014 (Statista). Le taux de croissance des nouveaux utilisateurs avait commencé à diminuer après 2017, mais la pandémie Covid-19 a provoqué l’ afflux de nombreux nouveaux utilisateurs.
Nombre d’utilisateurs d’internet mobile (2014-06/2024)
( en millions)
Source : Statista
L’expansion rapide du nombre d’utilisateurs a soutenu l’émergence et le développement du e-commerce. Le volume des transactions de commerce électronique a totalisé environ 6 487 milliards de dollars en 2022, contre environ 4776 milliards de dollars en 2018[5]. Au cours des cinq dernières années, le nombre de personnes travaillant dans le commerce électronique est passé de 47 millions à plus de 70 millions[6].
L’envolée de l’économie numérique a été stimulée par une première vague d’ acteurs de l’Internet devenus des géants mondiaux comme Baidu, Alibaba et Tencent.
Les « BAT », comme on les surnomme, se sont développés bien au-delà de leur activité principale (moteurs de recherche, commerce électronique, et réseaux sociaux respectivement) pour faire à peu près tout, des paiements numériques au cloud computing. Ils défient Google, Amazon et Facebook et se sont lancés dans une expansion frénétique à l’étranger.
Depuis, une deuxième et une troisième vague de géants ont émergé. Des services Internet en temps réel basés sur la localisation et des algorithmes utilisant l’intelligence artificielle (l’application d’actualités Toutiao, le service d’achat groupé Meituan-Dianping et la société de covoiturage Didi Chuxing) ont donné naissance à TMD (acronyme qui est également le raccourci d’un juron chinois[7]).
Les sociétés TMD ont rapidement augmenté leurs valorisations pour rivaliser avec celles de BAT2 et offrir des services différenciés tels que des flux d’information personnalisés, la livraison à la demande et le covoiturage.
De même, la transition vers le multimédia a donné naissance à Pingduoduo (plateforme de social-commerce), Kuaishou (plate-forme d’hébergement de vidéos) et Bilibili (application de divertissement mobile).
Ampleur comparée du numérique en Chine
Nbre d’internautes (millions) Paiements par mobile ( %) Commerce électronique (trillions.$)
Source : The Future of Digital Innovation in China ( www.mckinsey.com) .
Médias sociaux / contenus (milliards d’ utilisateurs/mois) Commerce en ligne (millions d’acheteurs réguliers)
Source : McKinsey ibid.
Création d’emplois insuffisante, économie informelle, surexploitation
Cependant, les technologies informationnelles tendent à beaucoup économiser le travail vivant et passé et, si leur utilisation est soumise aux critères de rentabilité financière, elles engendrent du chômage.
Taux de chômage officiel (1991- 2024)
Source : Macro-trends
Sur la même période, en effet, le rapport « emploi / population » a tendu à diminuer fortement tandis que la part des services dans la population employée augmentait.
Ratio emploi / population[8]
(1999 – 2003)
Source : Trading Economics
Répartition de la main-d’œuvre par secteur économique
(2013 – 2023)
Source : Statista 2024.
Mais, cet impératif est rudement contrebattu par les gestions des multinationales au profit de leurs actionnaires de contrôle et par la pression des marchés financiers interconnectés. Mais l’étatisme est aussi un puissant obstacle à sa perception.
Le problème lancinant de l’emploi des jeunes
L’accès à l’emploi des jeunes constitue sans doute l’un des défis majeurs auquel la Chine est d’ores et déjà confrontée. Ils sont fortement exposés au risque de se retrouver au chômage, tandis que nombreux sont ceux qui, même diplômés, sont obligés de se rabattre sur les emplois précaires hyper-flexibles que leur proposent les plateformes numériques dont la croissance est si rapide.
Le « taux de chômage urbain » (seul à être calculé officiellement) des jeunes de 16 à 24 ans n’a cessé de croitre depuis la fin des années 1980. Mais, après avoir bondi au début des années 2000, il s’est emballé à la fin des années 2010 et au début des années 2020.
Taux de chômage total des jeunes ( % des 15 à 24 ans)
(estimation modélisée de l’OIT)
Source : Trading Economics .
Ce chiffrage a cessé d’être publié en août 2023 pour exclure les étudiants de son calcul. En juin 2023, il s’affichait officiellement à 21,3 %, très au-dessus du taux de chômage global officiel (5,2 %).
Les jeunes sortis diplômés des universités et primo-arrivants sur le marché du travail sont de plus en plus touchés, ce qui apparait fortement à chaque début de saison estivale. Or, leur nombre vole de record en record chaque année depuis le « miracle chinois » et, plus encore, avec le passage à l’ère informationnelle, témoignant des progrès gigantesques faits par le pays en matière d’accés à l’enseignement supérieur de la jeunesse chinoise, au prix cependant de grosses inégalités entre urbains et ruraux.
Rien qu’au cours de la décennie ayant débuté en 1999, le nombre annuel d’inscriptions dans l’enseignement supérieur a été multiplié par cinq. En 2020 on en recensait 10,8 millions.
En juin 2024 il y a eu 11,79 millions de nouveaux diplômés de l’université (+ 210 000 par rapport à 2023). L’agence officielle Xinhua rapporte qu’ils seront 12,22 millions l’an prochain.
L’ampleur de ces cohortes et leur progression rapide exigent une forte création d’emplois de qualité pour une main d’œuvre juvénile de plus en plus formée et informée.
En 2022, il a été estimé que 90 % des nouveaux diplômés étaient entrés sur le marché du travail, tandis que les 10 % restants poursuivaient des études de 3ème cycle. Autrement dit, ces primo-arrivants allaient se porter candidats pour 85 % des nouveaux emplois créés sur l’ensemble de cette année-là.
Si on applique cette proportion à l’année 2024, cela signifie que ces diplômés primo-arrivants sur le marché du travail vont se porter candidats pour 88,4 % des 12 millions d’emplois que les dirigeants du pays se sont donnés pour objectif de créer sur toute l’année en cours.
l’ année 2022 est certes exceptionnelle car marquée par la politique zéro-covid. Elle amène, cependant, à s’interroger sur l’insuffisance de la création d’emplois pour cette main d’œuvre juvénile sortant des universités.
Le graphique suivant représente l’évolution du nombre d’offres d’emploi par candidat sorti diplômé de l’enseignement supérieur comparativement au nombre de ces offres par candidat issu de l’ensemble des demandeurs d’emploi. Il indique que si, au 2ème trimestre 2021, il y avait un poste vacant par diplômé, il n’y en avait plus que 0,56 au 4ème trimestre 2022 contre une moyenne nationale de 2,2 et 1,7 pour les mêmes périodes.
Le marché du travail était donc devenu plus étroit pour les jeunes diplômés de l’enseignement supérieur puisque les postes vacants qui leur étaient offerts avaient baissé de 118 points depuis 2018, alors que les indices moyens nationaux n’avaient diminué, eux, que de 21 points.
Offres d’emploi par candidat (2018-2022)
Source : Miller A.D. et al. : “The Chinese graduate unemployment crisis 2023. A comprehensive geoeducational study”, International Journal of Scientific Research and Management (IJSRM), vol. 12 Issue 02 ; Février 2024 (ijsrm.net) .
Même si ces données ne sauraient être extrapolées sommairement aux années suivantes, elles tendent tout de même à indiquer qu’il y aurait un biais sur le marché du travail chinois défavorable aux jeunes diplômés qui, légitimement, espèrent accéder à un emploi conforme à leur niveau de formation. A fortiori dans un pays dont les dirigeants cherchent d’arrache-pied à développer l’informationnel et l’innovation, mettant l’accent sur l’impératif de promotion des « forces productives nouvelles ».
L’accélération informationnelle en Chine semble donc s’accompagner d’une création d’emplois insuffisante pour les jeunes. De plus en plus diplômés et connectés, beaucoup aspirent à autre chose que des emplois de « col bleu ».
Mais le débouché dans l’emploi au sortir de l’université étant trop étroit, leur concurrence sur le marché du travail s’intensifie, freinant les salaires, tandis que nombre de primo-arrivants sont contraints d’accepter des « petits boulots » (plateformes numériques de livraison de nourriture, de covoiturage, d’influenceur sur les réseaux sociaux…).
On peut induire de ces évolutions qu’il y aurait un gâchis croissant des dépenses consacrées, depuis des décennies, à l’éducation, tant de la part de l’Etat que de celle des familles, du fait du rétrécissement de leur débouché en emplois efficaces.
La bataille de la durée et du rythme de travail
Le rythme de travail « 9-9-6 » est un système qui consiste à faire travailler les salariés de 09h00 à 21h00, six jours par semaine, ce qui équivaut à une durée hebdomadaire du travail de 72 heures. Cela dépasse largement la limite légale imposée par le droit du travail en Chine qui stipule que la durée du travail ne doit pas excéder huit heures par jour et 44 heures la semaine. Il précise aussi que le nombre d’heures supplémentaires ne doit pas être supérieur à 36 par mois par salarié.
Le « 9-9-6 » est utilisé par les employeurs chinois, surtout dans le domaine des technologies informationnelles, les start-ups, particulièrement dans l’informatique. Cette pratique est appréciée par les dirigeants des géants comme Huawei ou Alibaba allant jusqu’à encourager leurs employés à dormir sur place après une soirée chargée, quitte à les laisser amener leur propre matelas.
Ce rythme de travail est de plus en plus contesté par la jeunesse chinoise à la recherche de rapports entre vie au travail et vie hors travail plus harmonieux et motivants que ceux des générations précédentes.
Aussi résiste-t-elle, notamment en choisissant de rester « allongé à plat » (Tangpin), néologisme d’argot chinois décrivant le rejet des pressions sociétales poussant au surmenage et à la surperformance[9], ou de devenir des « enfants professionnels », payés par leurs parents ou grands-parents pour vivre avec eux et s’occuper d’eux[10].
Il serait cependant bien sommaire d’en déduire que le chômage des jeunes diplômés serait un chômage choisi, comme cela a pu être suggéré par des grands patrons comme le fondateur d’Alibaba, le milliardaire Jack Ma. Il n’a pas hésité à déclarer que « travailler selon la règle des « 9-9-6 » est un immense bonheur, si vous souhaitez rejoindre Alibaba, vous devez être prêt à travailler douze heures par jour, sinon pourquoi vous donner la peine de vous joindre à nous ? »[11].
Cela a déclenché un tollé qui a pris une telle l’ampleur que le gouvernement chinois a été obligé d’intervenir pour que soit strictement appliqué le droit du travail. Le 26 août 2021, la Cour populaire suprême a fini par déclarer illégales ces heures de travail excessives, soulignant que les salariés ont droit au repos et aux vacances.
Pour autant, il semble bien que la pratique du « 9-9-6 » perdure, en particulier dans les secteurs de haute technologie et, surtout, dans les plateformes numériques dont la valeur générée en Chine représenterait, selon l’OIT, 22 % de l’économie des plateformes mondiales, se classant au deuxième rang mondial après les États-Unis.
Travailleurs migrants et gangrène de l’économie informelle
Un important rapport de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) de 2024 a lancé une alerte forte à propos de l’ampleur prise par l’emploi informel en Chine[12].
Dans les années 1980, le marché du travail y était dominé par des emplois standard à temps plein à durée indéterminée ou déterminée. Mais, dans les années 1990, en liaison avec la restructuration et de la réduction des effectifs des entreprises d’État et
en raison de la migration massive de main-d’œuvre rurale excédentaire vers les zones urbaines, l’emploi informel a beaucoup augmenté.
Au cours des quatre dernières décennies, l’urbanisation rapide de la Chine a également entraîné une augmentation du nombre de travailleurs migrants, jusqu’à atteindre les 295,6 millions en 2022
Ampleur et taux de croissance des travailleurs migrants
Source : “China in numbers 2023”, Issue brief UNDP, 03/2024 (www.undp.org)
A partir de 2008-2009, la tendance à une flexibilisation précaire sur le marché du travail s’est beaucoup accentuée. Dans la première moitié des années 2010, on estimait que l’emploi atypique représentait au moins un tiers de l’emploi total dans le secteur formel.
Cela coïncide avec la généralisation du numérique dans les entreprises, alors qu’émergent chez les jeunes de nouveaux rapports au travail et un besoin croissant d’équilibre entre vie au travail et vie hors travail.
Au cours de cette période, la Chine, qui a rompu avec le statut de pays manufacturier à faibles coûts salariaux, voit progresser vivement le secteur tertiaire et s’envoler la part des emplois de services dans sa population totale employée.
Si certains services font appel à des emplois qualifiés et des compétences pointues ( technologie, finance, culture, éducation, santé…), d’autres sont intensifs en main-d’œuvre peu qualifiée (commerce de détail, hôtellerie et logistique…).
Personnes employées ( millions, 2004-2020)
Source : Mazzocco I. « How inequality is undermining China’s prosperity”
26/05/2022 ( bigdatachina.csis.org ).
Ce sont vers ces derniers que semblent se déverser, depuis les années 2000, les nombreux salariés rejetés du secteur de la construction ou de l’industrie manufacturière sur le marché du travail.
Nombre de ces emplois de services ne sont pas réglementés ou déclarés, faisant ainsi partie de l’économie informelle. Or, si l’emploi urbain formel (sous contrat standard) représentait encore 66,8 % de l’emploi total en 2004, il n’en représentait plus que 43,76 % en 2017[13].
La plupart de ceux qui occupent ces postes sont des migrants de la campagne qui n’ont pas de permis de résidence urbain (Hukou), lequel est pourtant nécessaire pour accéder aux services sociaux, y compris les prestations de retraite, l’assurance maladie et l’assurance chômage.
La Banque mondiale note que, si l’on prend comme critère l’accès à l’assurance sociale, la part de l’emploi informel est de 16,2 % pour les résidents locaux, de 60,6 % pour les migrants et de 25,5 % pour l’ensemble[14].
En Chine, le volume des « nouvelles formes d’emploi » (NFP), selon la terminologie de l’OIT, serait nettement supérieur à celui des économies développées, et la plupart seraient associées aux plateformes numériques.
Ce boulet de l’économie informelle que traine la Chine pèse considérablement sur le marché du travail et contribue au gâchis de formation initiale. Il entrave aussi la croissance de la demande intérieure, car les salaires y progressent moins vite que le PIB lui-même, accentuant les inégalités entre salariés.
Croissance comparée des salaires réels et du PIB
- 2010 – 2019)
Source : Mazzocco I. op. cit.
Il bride, sans doute, de différentes façon la productivité globale, notamment en affectant négativement la santé physique et aussi psychologique des travailleurs du fait d’un accès réduit aux droits à la santé et de conditions de travail éreintantes pour un très faible accomplissement de soi[15]. En l’état il doit contribuer à alimenter la suraccumulation de capital matériel et financier.
Pour les experts de l’OIT, le développement de l’emploi informel aurait « offert des opportunités d’emploi avec des revenus relativement plus élevés aux acteurs secondaires du marché du travail chinois » (migrants urbains, jeunes, femmes, personnes peu qualifiées, chômeurs de longue durée). Ils ajoutent cependant qu’ il faut « également reconnaître que ce type de forme d’emploi (..) pose donc un défi plus important au système actuel de protection du travail de la Chine du point de vue du statut juridique des travailleurs, des protections sociales et des droits à la liberté syndicale ».
Goulots de main d’œuvre et pénuries de qualifications
Même avec un nombre massif de travailleurs disponibles à l’échelle nationale, le China Daily a récemment rapporté que les pénuries de main-d’œuvre s’aggravent dans des villes comme Guangzhou et Shanghai. Dans ces régions, on estime qu’il y a un écart de 30 à 70 % entre le nombre de travailleurs demandés et le nombre disponible.
Depuis plus de 20 ans, le ministère des Ressources humaines et de la Sécurité sociale suit les évolutions de l’offre et de la demande de main-d’œuvre dans plus de 80 grandes villes chinoises. Ses rapports trimestriels indiqueraient que le ratio « poste/demandeur d’emploi en main-d’œuvre qualifiée » aurait atteint un sommet historique de 2,0 au début de 2020.
Les ouvriers qualifiés, les techniciens et les techniciens supérieurs étaient particulièrement demandés. En outre, le ministère de l’Éducation estime que la Chine sera confrontée à un déficit de main-d’œuvre qualifiée de 30 millions de personnes d’ici 2025, ce qui représenterait un manque à gagner de 48 % dans des domaines tels que les matériaux, les machines-outils CNC, les véhicules à économie d’énergie et les véhicules à énergie nouvelle.
Cependant, le débat sur ces pénuries en Chine parait plutôt feutré, voire refoulé. Il n’apparaît vraiment au grand jour qu’à propos de « l’attraction des talents ».
Xi Jinping avait mis la focale sur cet enjeu lors d’un discours prononcé en septembre 2021, appelant à ce que la Chine devienne le centre mondial de la civilisation et du progrès technologique. Dans la droite ligne de cette ambition, le Plan d’Etat prévoyait qu’elle accroîtrait considérablement ses efforts d’attraction des « meilleurs talents » d’ici à 2030-2035.
Depuis, la « chasse aux talents » est devenue une priorité chez les dirigeants chinois qui entendent l’inscrire, non sans contradiction, dans la politique dite de « double circulation » consistant à rendre le marché intérieur moins dépendant des fluctuations et des chocs extérieurs tout en rendant l’économie du pays plus indispensable au monde extérieur.
Cependant, lors de la deuxième session de la 14e Assemblée populaire nationale, qui s’est tenue du 5 au 11 mars derniers, Wang Xiaoping, ministre des Ressources humaines et de la Sécurité sociale, a déclaré en conférence de presse qu’ « il faut aussi constater que les talents numériques, innovants et composés de haute qualification qui s’adaptent au développement de nouvelles industries, de nouveaux modèles et de nouvelles énergies cinétiques sont encore rares ». Mais elle ajoutait « qu’il y a une pénurie générale de techniciens de première ligne tels que les monteurs, les soudeurs et les travailleurs des soins aux personnes âgées, et que la formation des talents doit mieux s’adapter aux évolutions du marché(..) »[16].
Pénurie estimée de « talents » dans dix secteurs manufacturiers clés
(millions)
Source : Groenewegen-Lau J. & A. Hmaidi : ”Where China stands in the global race for talent” Hinrich Foundation Report, 04/2024.
Le rapport 2024 de la Fondation Hinrich[17] rapporte que le directeur du Bureau de recherche du Conseil des affaires d’Etat de la Chine et co-rédacteur du « Government Work Report » (GWR)[18], aurait confirmé que 30 millions d’embauches nouvelles seraient nécessaires pour combler le déficit d’emplois manufacturiers.
C’est là, en fait, une estimation officielle qui date de 2016 et ne concerne que les seuls dix secteurs clés retenus dans la stratégie « Made in China 2025 »[19].
Pékin n’a publié, pour l’heure, aucune nouvelle estimation, alors que des données portant sur l’année 2020 lui auraient été communiquées, selon la Fondation Hinrich.
Cela inciterait à penser que le problème des goulots de main d’œuvre et de qualifications serait beaucoup plus sensible que ne le laisseraient transparaître les autorités chinoises, au plan économico-social comme au plan politique. Quoi qu’il en soit, elles expriment, en l’état, un paradoxe qui devrait interroger, vu la forte augmentation du nombre de jeunes diplômés.
Généralement, ces pénuries sont mises au compte des évolutions démographiques ou de l’inadaptation des compétences aux exigences des marchés. Certes, mais cela ne reviendrait-il pas à ne s’en tenir qu’à des « causes exogènes », comme disaient les dirigeants soviétiques quand les objectifs du plan n’étaient pas remplis ? Cela ne reviendrait-il pas à éviter d’affronter les contradictions liées à la façon dont sont saisis les potentiels de la révolution informationnelle sous pression d’exigences de rentabilité financière dans les gestions d’entreprise et que ne permet pas de contenir la seule règlementation étatique ?
Insuffisance de la formation professionnelle
L’enseignement professionnel avait suivi une trajectoire sans précédent dans les années 2000 : le nombre d’élèves des établissement professionnels de l’enseignement secondaire avait bondi de 4,56 millions en 2004 à 7,11 millions en 2009.
De 2002 à 2008, l’enseignement professionnel du deuxième cycle dans le secondaire en Chine a connu une expansion rapide, propulsé par le Conseil des Affaires d’État en 2002 et 2005. Cette croissance visait à remédier expressément à un déficit handicapant de main-d’œuvre qualifiée. L’accés à la formation professionnelle des jeunes ruraux et de ceux issus de milieux défavorisés a été facilité. La Chine est ainsi entrée dans une ère de massification de l’enseignement professionnel du 2ème cycle de l’enseignement secondaire.
Nombre d’établissements d’enseignement secondaire professionnel en Chine
(2013-2023)
Source : Statista 2024
Cette trajectoire se serait-elle infléchie avec le développement des services, la poussée de l’économie informelle et la montée de contraintes budgétaires dues à une croissance économique devenue anémique ? La diminution du nombre d’établissements d’enseignement secondaire depuis 2013, qui s’est accélérée à partir de 2021, est-elle seulement due à la démographie ?
Le bilan officiel pour l’année 2018, le dernier auquel nous avons pu accéder, se montre plutôt gratifiant[20]. La Chine aurait compté, cette année-là, 11 700 établissements d’enseignement professionnel. Le taux d’emploi des diplômés du secondaire professionnel aurait été supérieur à 95 % dix ans consécutifs, et celui des jeunes sortis du supérieur professionnel aurait dépassé 90 % six mois après l’obtention de leur diplôme, au cours des années 2012- 2017. En 2018, plus de 70 % de ceux qui ont été embauchés dans les industries manufacturière de pointe auraient été diplômés d’établissements d’enseignement professionnel.
Taux d’emploi des diplômés de l’enseignement secondaire et supérieur de l’enseignement professionnel ( 2007 – 2017)
L’effort financier fourni par le gouvernement pour élever le niveau de qualité de la formation professionnelle aurait sensiblement augmenté entre 2014 et 2018, même si, au cours des trois dernières années placées sous revue, il semble plafonner.
Financement dédié à l’amélioration de la qualité de la formation professionnelle
Source : Ibid.
De fait, Pékin n’est pas resté sans rien faire en matière d’enseignement professionnel ces dernières années.
Il a rendu gratuit le secondaire, encouragé l’expansion des écoles professionnelles supérieures dont le nombre d’étudiants aurait cru d’un million de 2019 à 2021, il a créé des universités de technologie appliquée.
Alors, pourquoi, malgré ces efforts gouvernementaux, ne parvient-on toujours pas à remédier à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée ? Car, qu’en est-il aujourd’hui, alors que la question considérée comme prioritaire, la chasse aux « talents », pourrait signifier une « démassification » du système ? Impossible d’accéder à des statistiques au-delà de 2018…
Cependant quelques études, dont il faudrait pouvoir juger la pertinence, tendraient à indiquer que les choses vont aujourd’hui un peu moins bien que ce que laissent transparaitre ces chiffres.
- Selon une enquête menée en avril 2023 par la société de ressources humaines Zhaopin[21], 85 % des travailleurs perçoivent des barrières à l’obtention ou au maintien d’un emploi au-delà de 35 ans, en particulier dans des secteurs tels que Internet, la finance et l’automobile. Les entreprises, confrontées à une conjoncture médiocre, chercheraient à réduire, avant tout, les coûts salariaux en diminuant les embauches et licencient en commençant par les employés les plus âgés. Et cela d’autant plus que les incitations des gouvernements locaux encouragent avant tout désormais l’embauche des diplômés du supérieur, ce qui désavantage les travailleurs âgés et moins formés.
- Des recherches récentes[22] tendraient à indiquer que près de 90 % des élèves estimaient « négligeables » leurs compétences générales ou professionnelles acquises. Le système chinois d’enseignement et de formation professionnels souffrirait de plusieurs lacunes : équipements de formation médiocres, faible qualité de l’enseignement, attrait réduit par rapport aux établissements universitaires et opportunités d’emploi limitées pour les diplômés. Les étudiants en écoles professionnelles seraient très exposés à la surexploitation servant de main-d’œuvre bon marché en usine pendant leurs stages.
On mesure l’ampleur des défis en matière d’emploi et de formation en Chine. Ils pourraient conduire à de fortes turbulences sociales[23] obligeant les autorités à commencer de se poser la question des critères et des pouvoirs de gestion dans les entreprises. Des avancées dans ce sens seraient décisive pour toute l’humanité, mais « que l’histoire est lente » notait, parfois, Paul Boccara !
[1] L’Indice mondial de l’innovation, réalisé chaque année par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (WIPO), définit les économies mondiales en fonction de leurs capacités d’innovation
[3] China Daily 05/07/2024 ( www.chinadaily.com.cn ).
[4] Ibid.
[5] Aux taux de change moyen de l’année.
[6] Xinhua 12/01/2024 (english.www.gov.cn) .
[7]«TMD» sont les premières lettres de l’expression pinyin « Ta Ma De » qui signifie littéralement " f*ck ta mère "...
[8] Le ratio « emploi/population, 15+, total (%) » (estimation modélisée de l’OIT) pour la Chine s’élevait à 63,08 % en 2023, selon la collection d’indicateurs de développement de la Banque mondiale.
[9] The human cost of China’s 996 work culture: an in-depth look, 8/07/2024 (eosglobalexpansion.com) .
[10]Goldin N.: “Youth unemployment in China: New metric, same mess Econographics », 16/02/2024 (www.atlanticcouncil.org).
[11] Dupperron A. : « Jack Ma et la règle du « 996 » », 15/04/2019 ( fr.businessam.be).
[12] Tu W. et X. Wang : “New forms of employment and labour protection in China”, Working paper, O.I.T., 20/02/2024 (www.ilo.org).
[13] Rozelle S., Xia F., Friesen D. et al. : « Moving beyond Lewis : employment and wage trends in China’s high – and low – skilled industries and the emergence of an era of polarization”, Comp Econ Stud 62, 2020, (link.springer.com).
[14] “Informal employment in urban China : measurement and implications” (documents.worldbank.org)
[15] Zhou D., Zhang Q. & Li J. : “Impact of informal employment on individuals’ psychological well-being: micro-evidence from China”, Int J Ment Health Syst 18, 29 (2024).
[16] (www.guancha.cn), 09/03/2024.
[17] Op. cit.
[18] “Report on the Work of the Government”, second session of the 14th National People’s Congress of the People’s Republic of China, 5/03/2024 (npcobserver.com).
[19] Elle comprenait un programme « Made in China » pour 2025 visant à soutenir une transition de l’industrie et des compétences vers une production plus spécialisée – avec des investissements ciblés dans la recherche et le développement (R&D) et un accent mis sur l’innovation technologique. Présentée par le ministère de l’Industrie et des Technologies de l’information en 2015, il ambitionnait de faire de la Chine le leader dans dix secteurs clés : technologies informationnelles, robotique, énergie propre et propulsion alternative, aviation, génie maritime et navires de pointe, énergies, matériaux nouveaux, machinisme agricole, ferroviaire.
[20] Statistical Report on Vocational Education in China in 2018 , 05/06/2019 ( en.moe.gov.cn ) .
[21] Talent market hot spot report to the first quarter of 2023 (www.sohu.com).
[22] Chant Xin M. et X. Duoduo : “More graduates, fewer skills? Expansion of vocational education and shortage of skilled labour in China”, publié en ligne par Cambridge University Press le 11/01/2024.
[23] On peut se reporter, avec les réserves nécessaires, à « China Labour Bulletin Strike Map data analysis: first half of 2024 in review for workers’ rights”, 19/04/2024 (clb.org.hk). Il souligne que le nombre de manifestations salariales étaient alors supérieur à celui enregistré au 1er semestre 2023, avec 719 actions collectives contre 696 un an plus tôt.