Yves DIMICOLI
La transformation économique de la Chine a été amorcée en décembre 1978, lors du XIe Comité central du Parti communiste chinois (PCC), par Deng Xiaoping et les dirigeants chinois qui ont annoncé vouloir encourager la multiplication des coopérations économiques avec les pays riches et chercher à obtenir les technologies et équipements les plus avancés du monde.
Cette politique dite d’ouverture et de réforme, conduite sans discontinuer et dans un total consensus politique au sommet de l’Etat de 1978 à 1989, a suscité le décollage de ce pays qui, en 1950, était le plus pauvre du monde, les dirigeants du PCC déclarant vouloir en faire une « économie socialiste de marché ».
Le « miracle chinois » :
En avril 1987, Deng Xiaoping a mis en avant la vision stratégique dite des « trois étapes » affirmant que, d’ici la fin du XXe siècle, le PIB par habitant de la Chine atteindrait 800-1000 dollars. En fait, à la fin de l’an 2000, le PIB par habitant de la Chine était de 959 dollars au prix courant, marquant le passage de cette nation d’un « pays à faible revenu » à un « pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure » selon le classement de la Banque mondiale[1], tout en restant un « pays en développement ».
La main d’œuvre rurale misérable constituait un immense réservoir pour le recrutement de travailleurs à bas coût salarial susceptibles de développer des productions à faible valeur ajoutée dont avait besoin le secteur industriel pour émerger.
Les dirigeants chinois, tirant les leçons des erreurs commises en Russie, ont mis en œuvre les réformes économiques de façon progressive, les préparant par des expérimentations dont ils acceptaient de déléguer la réalisation aux niveaux inférieurs.
Cela permit d’avancer par à un processus d’essais et de corrections d’erreurs qui, s’il débouchait sur une mise au mille, offrait la possibilité de transposer les changements ainsi testés du niveau local à l’échelle nationale.
La décollectivisation des terres s’est accompagnée d’une vive progression de la démographie rendant une part grandissante de la main d’œuvre rurale surnuméraire relativement à la quantité de terres arables disponibles. Cet excès de main d’œuvre très bon marché s’est déversé vers le littoral où ne demandaient qu’à émerger des villes et une industrie manufacturière.
L’ouverture de tout le territoire chinois s’est faite aussi progressivement avec :
- La création en 1980 de quatre zones économiques spéciales (ZES), dont celle de Shenzhen, toutes proches de Hong-Kong, fortement connectées à la diaspora chinoise, suivie de 1984 à 1998 de l’ouverture de villes côtières avec de fortes incitations fiscales à la localisation d’activités ;
- Actée dès 1984 et réalisée en 1997, la réintégration de Hong-Kong qui, manquant d’espace et de main d’œuvre pour ses entreprises industrielles, les laissa migrer vers les ZES chinoises et pu développer un fort potentiel dans les services (finance, transports, plateformes portuaires…) ;
- La généralisation de l’ouverture à l’ensemble des capitales provinciales et à des ports fluviaux en 1992. À cette époque, la Chine avait encore le Japon pour principal partenaire économique étranger ;
- L’émergence de la Chine comme « atelier du monde » grâce à une main d’œuvre peu chère et abondante recherchée pour les productions manufacturières à faible valeur ajoutée. L’attraction de multinationales du monde entier, étatsuniennes en tête, a été décuplée à partir de 2001 quand la Chine a intégré l’OMC. Tout en acceptant une phase de dépendance vis-à-vis de l’extérieur, les dirigeants chinois n’ont cessé d’encourager ce processus qui a permis au pays de devenir le plus grand exportateur mondial et l’assembleur des nations industrialisées. Cela lui a permis de remonter progressivement vers l’amont des chaines d’approvisionnement pour finir par y occuper une place majeure.
Les réformes économiques ont suscité des taux de croissance annuels du PIB d’environ 10 % de 1978 à 2010 et, à l’exception des pics de 1998/1989 (+18 %) et 1994/1995 (+24 %), de niveaux d’inflation relativement bas.
Face à la grande crise financière de 2007-2008, suivie d’une profonde récession dans les pays riches, la Chine mit en œuvre un grand plan de relance qui lui permit d’être seule au monde à présenter un taux de croissance positif du PIB. Il servit aussi de locomotive aux pays du G7 pour sortir du marasme à partir de 2010.
Ce formidable essor, qui fit accéder finalement la Chine au statut de « pays à revenu intermédiaire supérieur », s’est construit sur la base, notamment, de deux grands compromis historiques : un compromis social et un compromis Chine / multinationales accepté par les puissances du G7, Etats-Unis en tête.
Deux compromis historiques pour une révolution industrielle :
– Un compromis social :
a)- Sans la gigantesque migration interne des campagnes vers les villes, la Chine n’aurait jamais pu réaliser de telles performances. A la suite de l’assouplissement du système d’enregistrement et d’affectation des ménages aux activités économiques (Hukou) dans l’ère post-Mao, des centaines de millions de personnes, attirées par les « lumières de la ville », se sont déplacées à des milliers de kilomètres de leur campagne pour trouver à s’embaucher[2].
Il s’agit du plus grand flux migratoire de l’histoire.
Taux d’urbanisation de la Chine (1980 – 2023)
Source : Statista 2024 .
Le nombre de migrants ruraux enregistrés en 2020 par le Bureau national de statistiques (BNS) a été de 286 millions, soit 20 % de la population totale du pays. Il est comparable aux 281 millions de la migration internationale mondiale cette année-là[3]. L’an dernier, 297,5 millions de travailleurs migrants ont été officiellement enregistrés.
Cela a été un moteur essentiel du « miracle chinois », l’emploi non agricole et les migrations étant devenus une source de plus en plus importante de revenu des ménages ruraux.
b)- Au cours de cette période, la grande pauvreté n’a pas cessé de reculer jusqu’à être quasiment éradiquée.
Entre 1990 et 2005, les efforts de la Chine pour la faire diminuer, année après année, ont contribué, pour plus des trois quarts, à la réduction de la pauvreté mondiale. Sans eux, la réalisation de l’objectif du millénaire pour le développement de l’ONU de diviser l’extrême pauvreté par deux n’aurait pas pu être réalisé.
Taux de pauvreté Nombre de pauvres
c)- Le taux de chômage urbain, seul à être mesuré par le gouvernement, a pu être contenu longtemps en dessous de 4 %. Mais à partir de 2018, il progresse atteignant des pics à plus de 6 % au cours des années 2020 et 2022 (Cf. infra).
Taux de chômage officiel ( %)
Source : Trading Economics
d)- Le revenu disponible annuel moyen des ménages a augmenté régulièrement puis accéléré avec l’arrivée de Xi Jinping à la tête de l’Etat.
Entre 2015 et 2023 il a cru au rythme annuel de 7,50 %, quand la hausse annuelle de l’indice des prix (IPCH), très contenue à partir de juillet 2012, n’a atteint ou dépassé que rarement 5 %.
Revenu disponible annuel moyen par tête
( yuans 1990 – 2023)
Source : Statista 2024
Taux d’inflation IPCH historiques (1/01/1994 – 1/09/2024)
Source : www.global-rates.com
Mais de fortes inégalités se sont développées (cf. la note qui y est consacrée).
Au cours de cette période, la Chine a construit sa rupture définitive avec le statut de pays manufacturier à faibles coûts salariaux en engageant progressivement une avancée dans la révolution informationnelle. Alors que l’économie était en plein essor au milieu des années 2000, les salaires ont augmenté, freinant l’embauche de travailleurs dans le secteur manufacturier.
L’industrie manufacturière bas de gamme à forte intensité de main-d’œuvre peu qualifiée (textiles, électronique…) s’est délocalisée au Bangladesh, au Vietnam… .
La fin du travail chinois à « bon marché »
Source : Hongbin Li et al. : “The End of Cheap Chinese Labor”, Journal of
Economic Perspective, Vol. 26 (4) 2012.
Le secteur de la construction, qui fut un puissant moteur de l’emploi pendant des décennies, a également beaucoup ralenti. Et ce sont les services qui ont pris le relai mais souvent avec des emplois « atypique ».
e) – le logement a été aussi un facteur puissant du maintien du compromis social de la période de croissance rapide.
Dans les années 1980, une politique de construction massive de logements sociaux a été menée. Puis, la réforme de 1992 visant à établir un système diversifié de fourniture de logements urbains avec coexistence d’une offre marchande et d’une offre publique, a suscité une vive augmentation du taux d’accession à la propriété des Chinois.
Ils ont pu acheter à des prix très bas des propriétés qu’ils occupaient ou qui étaient auparavant occupées par des entreprises ou des institutions publiques. Ainsi, en 2000, ce sont 80 % des familles urbaines qui étaient propriétaires de leur maison contre 50 à 60 % dans la majorité des pays développés cette année-là.
De plus, l’augmentation rapide des prix des logements dans les grandes villes telles que Pékin, Shanghai ou Shenzhen a accru sensiblement la part des actifs immobiliers
dans le patrimoine des ménages, jusqu’à en représenter en moyenne plus de 70 % à partir de 2015 et même 80 % dans les plus grandes villes[4].
Mais, désormais, la crise profonde et tenace du marché immobilier fait craindre l’avenir à ces populations d’autant plus qu’elles se sont fortement endettées.
f) – L’accès aux services publics, autre facteur fondamental du consensus social, a considérablement progressé. Deux exemples : l’éducation et la santé.
S’agissant de l’éducation[5], le taux d’analphabétisme est passé de 6,72 % à 2,67 % entre 2000 et 2020[6], alors qu’il était de 80 % lors de la fondation de la RPC en 1949. Autre indicateur significatif, le nombre moyen d’années de scolarité dans la population en âge de travailler (16-59 ans) est passé de 9,67 ans en 2010 à 10,75 ans en 2020.
Nombre de personnes selon le niveau d’éducation acquis
Source : Op.cit.
Le taux d’inscription dans l’enseignement post-secondaire en Chine a dépassé 60,2 % en 2023, contre 30 % en 2012 et 0,26 % en 1949, selon les données du BNS.
Pékin a stimulé l’expansion des inscriptions à l’université dans les années 1990 et a mis en place en 2015 le « Double First-Class Construction », un programme de développement et de parrainage de l’enseignement supérieur. Le nombre moyen d’étudiants pour 100 000 habitants est passé de 326 en 1990 à 3 510 en 2022[7].
L’un des principaux objectifs du XIVème plan quinquennal (2021-2025) est de porter ce nombre moyen d’années de scolarité à 11,3.
De 2013 à 2022, les dépenses budgétaires de la Chine en matière d’éducation sont restées supérieures à 4 % de son PIB. A titre comparatif, ce taux est passé au plan mondial, sur la même période, de 4,3 % à 3,8 % selon la Banque mondiale[8].
Dépenses publiques consacrées à l’Education (en % du PIB)
Source : Trading Economics .
Elles tendent néanmoins à reculer en proportion de celui-ci, alors que, selon une étude récente[9], les ménages chinois consacreraient en moyenne 17,1 % de leur revenu annuel et 7,9 % de leurs dépenses annuelles totales à l’éducation, loin devant les pays de l’OCDE. Et 73 % de leurs dépenses d’éducation seraient consacrées aux dépenses scolaires telles que les frais de scolarité, tandis que 12 % seraient allouées aux activités parascolaires et au soutien scolaire.
Les ménages aux revenus modestes consacreraient 56,8 % de leur dépense à l’éducation de leurs enfants, contre 10,6 % pour ceux aux revenus élevés. Ces charges importantes, qui pourraient peser sur le taux de fécondité, tiendraient à la très forte demande des familles d’une offre d’éducation de haute qualité pour leurs enfants dont ils savent qu’ils seront soumis à une intense concurrence sur le marché du travail.
Mais, il faut ajouter que, pour réduire les inégalités en ce domaine, Pékin a allégé le fardeau des devoir des élèves à la maison, et interdit les leçons particulières à but lucratif.
S’agissant de la santé, l’espérance de vie des Chinois en 2024 est de 77,64 ans, en progrès de 0,22 % par rapport à 2023. Elle était inférieure à 45 ans en 1950[10]. Cependant, si elle était de 77,3 ans, fin 2020, l’espérance de vie en bonne santé n’était que de 69 ans, ce qui indique que les personnes âgées en Chine avaient, cette année-là 8,3 ans au cours desquels elles connaîtraient des problèmes de santé, maladie, déficience ou invalidité[11].
En Chine, les soins de santé sont principalement fournis par les hôpitaux publics. L’assurance médicale y est principalement administrée par les gouvernements locaux. L’assistance médicale a permis à 78 millions de pauvres d’en bénéficier et leur couverture s’est stabilisée à plus de 99,9 %.
On notera, cependant, que le secteur privé des soins de santé s’est développé rapidement au cours des deux dernières décennies, se concentrant principalement dans les grands centres métropolitains comme Pékin, Shanghai, Guangzhou et Shenzhen. Les hôpitaux et les cliniques privés répondent à la demande croissante de soins de meilleure qualité de la part des couches moyennes et aisées en pleine croissance de la Chine.
En revanche, les établissements de santé ruraux manquent souvent d’équipements médicaux avancés, d’installations de traitement spécialisées et d’outils de diagnostic modernes, ce qui limite la gamme de services et de traitements disponibles. Les zones rurales sont également confrontées à une pénurie de professionnels de la santé qualifiés. Les zones rurales reculées ont un accès limité aux établissements de santé.
Deux grands régimes d’assurance maladie de base co-existent : l’un pour les résidents, l’URRBMI (Urban and Rural Resident Basic Medical Insurance) et l’autre pour les salariés urbains, l’UEBMI (Urban Employee Basic Medical Insurance)[12].
l’URRBMI couvrait près de 983 millions de personnes en 2022, principalement des agriculteurs, des travailleurs migrants et des enfants. l’UEBMI couvrait 362 millions d’employés urbains et de retraités d’entreprises publiques, ainsi que les employés de certaines entreprises du secteur privé.
Les bénéficiaires de l’URRBMI perçoivent des prestations inférieures à celles de l’UEBMI en termes de niveau de financement, de taux de remboursement, de franchises et de plafonds. En 2023, même si les affiliés à l’URRBMI représentaient 73 % de l’ensemble des personnes couvertes par l’assurance médicale de base, ils n’auraient eu accès qu’à 39 % des fonds de l’assurance médicale de base. Parmi les personnes âgées de 60 ans et plus, les deux tiers, soit environ 200 millions de personnes, ne seraient pas éligibles aux prestations de l’UEBMI.
En 2022, 1,34 milliard de personnes étaient donc affiliées aux régimes de base, soit 17 millions de personnes de moins qu’en 2021. L’augmentation des primes serait un facteur de retrait des souscripteurs d’URRBMI. De 2003 à 2023, les primes d’assurance individuelle auraient été multipliées par 38, avec un taux de croissance annuel moyen de près de 20 %[13].
L’UEBMI présente des comptes en excédent, contrairement à l’URBMI dont le déficit est chronique et croissant. Le système a été, certes, lourdement impacté par les effets de la politique de « zéro Covid » de 2020 à 2022 et par la baisse de ses recettes du fait du ralentissement de la croissance économique chinoise.
Cependant, les prestations de base offertes par ces régimes sont généralement faibles, obligeant de nombreux citadins à recourir à une complémentaire privée. En 2022, la plupart des Chinois avaient une assurance à couverture faible (64,82 %), suivie d’une assurance à couverture modérée (16,70 %) et d’une assurance à couverture élevée (15,33 %)[14].
La dualisation du système s’accompagnerait d’un biais favorable aux fonctionnaires, aux employés urbains des entreprises publiques et, de façon sélective, aux salariés de certaines sociétés privées.
Dépenses de santé en proportion du PIB ( %)
Source : Statista 2024
En Chine, les dépenses de santé ont considérablement augmenté depuis 1978, avec un taux de croissance supérieur à celui du PIB. Ce phénomène s’est accentué depuis le début du siècle. Elles pourraient atteindre 2 000 milliards de dollars par an d’ici 2035, le vieillissement démographique étant une cause majeure d’accélération. C’est un formidable défi pour le consensus social, vu l’ampleur des inégalités en matière de couverture des soins.
Quoi qu’il en soit, si 77,26 % des assurés se disaient « satisfaits » des soins prodigués par le système de santé en 2019, contre 57,76 % en 2006 et si 72,03 % d’entre eux le considéraient « équitable », contre 49,79 % en 2006, l’essentiel de ce progrès aurait été enregistré avant 2013, en liaison avec l’énorme effort financier engagé depuis Deng Xiaoping pour promouvoir l’assurance maladie publique[15].
Qu’en est-il aujourd’hui, alors que le système est déjà confronté au vieillissement rapide de la population, entrainant nécessairement une hausse des dépenses et un rétrécissement de sa base cotisante avec la chute du taux de natalité, la précarisation de l’emploi et le freinage des salaires ?
2 – Un grand compromis avec les multinationales :
A partir des années 1990 et, bien plus encore, après son adhésion à l’OMC, la Chine est devenu l’atelier du monde industrialisé.
Les multinationales, confrontées à la crise de rentabilité dans les pays industrialisés due à une suraccumulation durable des capitaux, se sont précipitées vers l’empire du Milieu aimantées par l’importante main d’œuvre à faible coût salarial et les perspectives faramineuses de profits ouvertes par l’essor rapide possible d’une industrie à faible valeur ajoutée dont les productions pourraient venir combler les besoins en biens de consommation courants des occidentaux.
Ce sont les firmes allemandes qui, les premières, se sont lancées (Volkswagen, Mercédès- Benz, BMW et BASF) puis, en masse, les multinationales nord-américaines qui ont laissé derrière elles une immense « ceinture de rouille » (Rust Belt) recouvrant une large partie du nord-est des États-Unis.
Balance commerciale Etats-Unis – Chine
Source : “Trade war : US-China trade battle in charts” ; BBC (www.bbc.com).
La France, elle-même, se désindustrialisa fortement durant cette période, de grandes firmes ayant délocalisé des activités en Chine d’autant plus volontiers qu’après cinquante ans de relations diplomatiques entre la France et la RPC et vingt ans de présence de la Chambre de commerce et d’industrie française en Chine, les deux pays ont décidé de construire un « partenariat global » en 1997, devenu « partenariat stratégique global » en 2004.
La CCI France Internationale se félicitait, en 2022, qu’avec plus de 2 100 filiales employant près de 445 000 personnes, l’Hexagone est le premier investisseur européen en Chine en termes de nombre d’entreprises[16].
Les dix principales multinationales à base française installées en Chine sont[17] : Accor associé à Alibaba ; Alstom pour les TGV ; Airbus installé depuis 1994 ; Pierre Fabre et sa marque « Eau Thermale Avène » ; L’Oréal avec Lancôme, n°1 des marques de beauté sélectives en Chine ; Saint-Gobain qui, depuis 1985, y dispose d’un important centre de R&D et de 40 sites de production employant 6000 personnes ; Safran avec 20 usines dont 7 sites de fabrication de produits pour l’aviation commerciale et deux réseaux MRO soutenant l’activité localement ; Sanofi présent depuis le lancement des réformes économiques en 1978 ; Valéo avec 35 usines, 12 centres de R&D et près de 19 000 employés ; Pernod Ricard ; Décathlon avec 1696 magasins commercialisant plus de 3000 produits.
Source : « Chine : Déséquilibre persistant de la balance commerciale bilatérale »,8/03/2024, DGT.
(www.tresor.economie.gouv.fr).
Ces grandes firmes étrangères ont été à la base du puissant essor des exportations de produits manufacturés chinois et de l’envolée de son excédent commercial pour lequel Washington et ses alliés le clouent aujourd’hui au pilori.
Cependant, au-delà des seuls échanges de produits, Frédéric Boccara[18] a évalué le montant total des versements de paiements de brevets et divers droits de propriété, de paiements financiers et de dividendes effectuées par ces grands groupes.
Ils auraient représenté 760 milliards de dollars en 2021 (4 % du PIB), ce qui faisait bien plus que contrebalancer l’excédent commercial chinois de l’époque (460,83 milliards de dollars).
En même temps, l’internationalisation de la Chine, l’expansion des multinationales chinoises, les implantations à l’étranger ou les rachats de filiales ont eu pour effet de contrecarrer cette dynamique suscitant des entrées totales de paiements de l’ordre de 660 milliards de dollars.
L’auteur concluait qu’en 2020 et 2021, le solde de ces paiements depuis et vers la Chine, correspondait à un prélèvement net de 100 milliards de dollars sur elle, soit 0,6 % de son PIB.
Sans doute cette donne a-t-elle évolué avec la place prise par les entreprises locales dans la PIB de la Chine, l’augmentation de ses exportations de services avec, notamment, l’initiative Belt & Road, le développement important de son secteur financier et, surtout, le poids pris désormais par les multinationales chinoises dans l’économie mondiale qui suscite l’augmentation des sorties d’IDE, notamment pour des F & A.
Contribution extérieure des Multinationales au PIB de la Chine ( %)
Champ : Chine continentale + Hong-Kong + Macao
Source : Boccara F., op.cit.
De fait, au cours de cette période d’expansion, l’investissements direct étranger de la Chine, est passé de zéro en 1980 à 290,93 milliards de dollars (3,04 % du PIB) en 2013.
Investissement direct étranger en Chine 1979-2013 (Mds $)
Source : www.macrotrends.net .
Valeur cumulée des transactions d’IDE Valeur annuelle des transactions d’IDE
USA-Chine 1990-2015 (million $) USA-Chine 1990-2015 (million $)
Source : “25 Years of US-China Direct Investment”, Rhodium Group (www.ncuscr.org).
L’optimisme est restée la norme chez les dirigeants et actionnaires des multinationales implantées en Chine pendant des décennies. Elles y ont investi massivement capitaux et technologies depuis sa libéralisation économique et, bien plus encore, dans les premières années qui ont suivi son entrée dans l’OMC.
Les enquêtes auprès des chambres de commerce européennes et américaines en Chine suggèrent que les profits tirées des opérations de leurs membres y ont, dans de nombreux cas, largement dépassé les résultats sur les autres marchés[19].
Ce flux n’a jamais cessé de s’accentuer au cours des années 2000 et 2015, le monde étant, alors, unipolaire et les principaux obstacles à la circulation des capitaux, des marchandises et des humains des pays riches ayant été levés.
Nous y reviendrons à propos du renminbi et de son internationalisation, mais il faut rappeler, ici, que si cette relation étroite et dominée avec les multinationales a pu perdurer c’est, aussi, parce que, avec ses excédents commerciaux croissants, gonflant des réserves de change replacées en bons du Trésor des Etats-Unis, la Chine a fini par occuper une place centrale dans le système du dollar. Le compromis passé avec les multinationales US a été aussi un compromis passé avec Washington.
Mais tout cela est venu buter sur l’affirmation du besoin d’émancipation de la Chine et l’émergence de fortes tensions géopolitiques avec les Etats-Unis, puis l’UE, depuis 2018, en liaison avec l’importance prise par l’explosion des déficits commerciaux et du chômage devenus intenables politiquement.
Mais c’est, fondamentalement, le refus de la Chine de se laisser cantonner dans un simple rôle d’assembleur et son ascension dans les chaines de valeurs mondiales des multinationales qui sont à l’origine du bras de fer engagé par Washington avec Pékin.
Pour la Maison-Blanche cette situation ne pouvait être tolérée car elle finissait par relativiser sérieusement le leadership américain et, avec lui, celui du « modèle occidental » lui-même.
Aussi le compromis Chine-multinationales a-t-il atteint ses limites avec la montée puis l’exacerbation du conflit économique, politique, diplomatique et de valeurs avec les pays avancés. Mais, il bute aussi, désormais, sur l’apparition puis le développement d’une suraccumulation de capital au sein même de l’empire du Milieu, ainsi que l’avait déjà relevé F. Boccara[20].
Suraccumulation de capital et endettement :
Fortement stimulée dès le début des années 1980, la part de l’investissement total (infrastructures, équipements industriels, immobiliers…) dans la production nationale chinoise a cru beaucoup plus rapidement que celle de la consommation finale.
De 1980 à 2010, elle a progressé de 35 % à 47 %, bien au-dessus du niveau moyen des pays de l’OCDE, de l’ordre de 20 %[21]. De 2020 à 2022, elle était en moyenne de 48 % contre 33 % pour la consommation par rapport à 37 % et 50 % durant les trois dernières années.
Tendance de long terme des composantes de la production ( % PIB)
Source ; Bulletin économique de la BCE, numéro 5/2024.
Ce modèle de croissance a commencé à montrer des limites dès 2009, après la mise en œuvre par Pékin, face à la crise financière mondiale de 2008, d’un plan de relance de 13 % de son PIB, appuyé sur l’endettement des collectivités locales et des entreprises publique.
Du fait de l’effondrement de ses exportations vers les pays occidentaux en récession en 2009 et de l’insuffisance rémanente de sa demande intérieure, des surcapacités de production sont apparues attestant d’une suraccumulation de capital et de sa crise d’efficacité.
Efficacité du capital (ICOR)[22]
Source : “China’s policy tinkering isn’t addressing its structural challenges” Capital Economics
( 5/02/2024) .
Cependant la structure de l’économie a commencé de beaucoup changer dans la seconde moitié des années 2010, la part de l’industrie manufacturière dans le PIB tendant à diminuer, tandis que celle des services progressait, sans que pour autant ne se résorbe la suraccumulation de capital non seulement matériel, mais aussi financier désormais.
Poussée de l’endettement intérieur
Le plan de relance de 2008 a fait décoller l’endettement intérieur. La ratio « dette publique de l’Etat central / PIB » est passé de 27,16 % en 2008 à 34,6 % en 2009 pour atteindre 83,6 % en 2023[23], niveau bien inférieur à celui des pays de l’OCDE.
Mais, si l’on inclut les engagements hors bilan très conséquents des gouvernements locaux contractés via des véhicules de financement appropriés, les «Local Government Financing Vehicles » (LGFV)[24], la dette publique « élargie », estimée par le FMI, est passée de 86 % à 110 % du PIB. Son estimation pour 2023 est de 117 %.
Cela situe la Chine très au-dessus de l’Inde (85 %), mais proche des Etats-Unis (121 %) et nettement en dessous du Japon (267 %). De plus, l’Etat chinois possède énormément d’actif du fait de l’ampleur des entreprises et banques publiques, sans parler de la propriété des terres.
Il peut donc s’endetter davantage si nécessaire, d’autant plus que, comme pour le Japon, cette dette est libellée, dans un très large mesure, en monnaie nationale[25] et est détenue par des résidents.
Cependant, son augmentation rapide a été mentionnée par les agences de notation Moody’s et Fitch (américaines, il est vrai) comme raison de la placer sous « surveillance négative » en 2023 et 2024 respectivement. Cela renverrait, surtout, à la crise persistante du marché immobilier et aux difficultés rencontrées par les gouvernements locaux via les LGFV à la dette desquels est fortement exposé le secteur bancaire.
La taille de l’endettement intérieur total de la Chine a commencé à faire problème, en effet, avec les difficultés du marché immobilier car les ménages, qui ont acquis leurs logements en s’endettant, voyant leur valeur s’éroder, épargnent beaucoup, ce qui freine d’autant plus la consommation.
La dette intérieure des agents non financiers était en moyenne de 211,9 % du PIB de 2009 à 2017, puis de 61,16 % de 2019 à 2023 atteignant 302 %[26].
La contribution du secteur financier (les banques surtout) au PIB atteignait 8 % en 2023, contre 6,5 % en 2012. Le total de ses actifs est passé de 273 % à 460,6 % du PIB nominal en 2019, puis à 475,9 % en 2022.
La « finance de l’ombre » (shadow banking)[27] s’est imposée comme une pièce centrale du boom immobilier en Chine ces vingt dernières années. Elle a été officiellement définie comme un ensemble d’activités de crédit échappant au système de supervision bancaire et appliquant des normes de crédit très inférieures à celles requises pour les banques.
Ce secteur a pris son envol à l’occasion du plan de relance de 2008. Il s’est trouvé confronté à de fortes difficultés avec la crise du marché immobilier entrainant des faillites retentissantes[28]. Depuis, l’Etat central cherche à règlementer plus ce secteur.
Croissance du « shadow banking » de la Chine (2002 – 2022)
Source : Li W. : “China’s shadow banking in 2020–2022 : an empirical study”,
Humanit Soc Sci Commun 11, 282 (2024).
La contribution du secteur financier ( les banques surtout) au PIB atteignait 8 % en 2023, contre 6,5 % en 2012. Le total de ses actifs est passé de 273 % à 460,6 % du PIB nominal en 2019, puis à 475.9 % en 2022.
Dette publique / PIB incluant les LGFV
Dette privée / PIB nominal (12-1992 – 03-2024)
(en %)
Source : www.ceicdata.com
Dette extérieure croissante mais maitrisée
Elle s’élevait à 11 290,2 milliards de dollars fin juin 2024 ( 44 % à long terme et 56 % à court terme, dont 32 % de crédits liés au commerce international). Elle est libellée à 49 % en monnaie nationale. Les part contractées se répartissent comme suit : dollar US (41,31 %), euro ( 3,57 % %), yen (2,55 %), dollar de Hong Kong (2,03 % %), DTS et autres (1,53 %).
Les administrations publiques sont à l’origine de 1,7 % du total, l5 % pour la BPRC, 44 % pour les banques commerciales, 34 % pour d’autres secteurs (y compris les prêts interentreprises dans le cadre d’IDE pour 10 %)[29]. Mais, en pourcentage du PIB, on mesure que cette dette est maitrisée. Les Etats-Unis, pour leur part, présentaient fin mars une dette de 34 500 milliards de dollars de l’ordre de 18 % de leur PIB…mais leur dette extérieure a été émise dans leur monnaie nationale.
Dette extérieure en valeur ( milliards de dollars)
Source :Trading Economics .
Dette extérieure en % du PIB
Source : www.ceicdata.com
[1] La classification de la Banque mondiale vise à rendre compte du niveau de développement d’un pays en utilisant comme référence l’estimation de son revenu national brut (RNB) par habitant. Elle comporte aujourd’hui quatre tranches : pays à revenu faible, pays à revenu intermédiaire inférieur, pays à revenu intermédiaire supérieur, pays à revenu élevé.
[2] Ma L. et Y. Tang : « Geography, trade and internal migration in China”, Urban Economics, vol. 115, Janvier 2020.
[3] Organisation Internationale pour les Migrations des Nations Unies.
[4] Xie Y. et Jin Y. : “Household Wealth in China”, Chin Social Rev. 2015, 47(3).
[5] Les chiffres et graphiques sont extraits de « Chart of the day : education level in China up over past 20 years », 24/04/2023 (news.cgtn.com).
[6] Part de la population analphabète âgée de 15 ans et plus dans la population nationale totale.
[7] “China’s Higher Education Enrollment Rate Exceeds 60%”, 8/10/2024 (www.yicaiglobal.com).
[8] (donnees.banquemondiale.org) .
[9] Hu D. et al. : “The burden of education costs in China: a struggle for all, but heavier for low-income families”, dont les principaux résultats ont été résumés par le Center on China’s Economy and institutions 1/04/2024 ( https//sccci.fsi.st).
[10] Cependant, cette amélioration a ralenti, en particulier par rapport à des pays tels que l’Australie, Hong Kong, le Japon, la Malaisie et le Sri Lanka.
[11] Liu M. et al. : “Research on the healthy life expectancy of older adult individuals in China based on intrinsic capacity health standards and social stratification analysis”, Front Public Health, 15/01/2024 (pmc.ncbi.nlm.nih.gov).
[12] Yanzhong H. : “ China’s emerging welfare crisis”, 28/03/2024 ( www.thinkglobalhealth.org).
[13] Ibid.
[14] Lee D. et alii : « Health insurance coverage and access to care in China”, 03/02/2022, BMC Health services Research (bmchealthserves.biomedicalcentral.com).
[15] Zhu Y. et al. : “How do Chinese people perceive their healthcare system? Trends and determinants of public satisfaction and perceived fairness, 2006-2019”, 04/01/2022 (bmchealthservres.biomedcentral.com).
[16] « Enquête sur les entreprises françaises en Chine – Printemps 2022 » C.C.I. France Internationale (www.ccifrance-international.org) . A noter que les dirigeants des entreprises sondées étaient à 80,3% à percevoir un impact sur leurs affaires de « la tendance au découplage entre la Chine et le monde » (sic), lequel aurait concerné surtout la chaîne d’approvisionnement et la gestion des données. Cependant ils étaient 37% à anticiper un accroissement de leurs investissements, 31% à prévoir une extension du site de production existant, 18,1% à annoncer la création d’une co-entreprise et 15,7% à envisager une acquisition. Cependant 15,7% prévoyaient une réduction des effectifs. Enfin, 6,5% estimaient que la situation perçue aurait un effet positif sur la R&D et 58,1% qu’elle n’aurait aucun effet.
[17] chinesebusinessclub.fr .
[18] Boccara F. : « Questions sur la conjoncture économique récente en Chine », Economie & Politique, n°814-815 (mai-juin 2022)
[19] Schütte H. : « For MNCs, big decisions about China are on ice”, 15/03/2023, INSEAD knowledge (knowledge.instead.edu).
[20] Op.cit.
[21] Al-Haschimi A. et T. Spital : « L’évolution du modèle de croissance de la Chine : défis et perspectives de croissance à long terme », Bulletin économique de la BCE, 5/2024, pp.86-110.
[22] L’ICOR (Incremental Output Market) ou coefficient marginal de capital, mesure le degré d’efficacité de l’utilisation du capital dans l’économie. Plus ce coefficient est élevé, moins l’utilisation du capital permet de produire de la valeur ajoutée supplémentaire.
[23] fred.stlouifed.org .
[24] En Chine, la règlementation interdit aux gouvernements locaux en Chine d’émettre des obligations municipales où de s’endetter auprès des banques. Les « véhicules de financement des gouvernements locaux » (LGFV) leur ont servi à contourner cette limitation imposée en matière d’émission directe de dette. Également connus sous le nom de plateformes de financement locales (LFP), ils prennent généralement la forme de sociétés d’investissement susceptibles de s’endetter, principalement par le biais d’émissions d’obligations et d’hypothèques foncières, mais aussi de crédits bancaires. Cela, dans le but exclusif de réaliser des projets de développement urbain. Les gouvernements locaux utilisent les revenus de la location foncière ou les hypothèques foncières pour rembourser la dette émise par les LGFV. Le FMI estime que la part liée aux LGFV « opaques » serait proche de 60%.
[25] L’appellation Yuan est utilisée pour les opérations réalisées sur le marché intérieur. On retient l’appellation de Renminbi sur le marché des devises.
[26] Ibid. e une selon le FMI. t FMI pour 2023. La dette intérieure des sociétés non financière de 106% en 2019 à 116% en 2023. La dette des ménages, à 17,9% au 4er trimestre 2008, puis 23,5% au T4 2029, a grimpé à 64% au T4 2023 et atteignait 62,6% au T1 2024 elle (FMI).
[27] Le shadow banking désigne un système de collecte de fonds et d’octroi de financements impliquant des acteurs qui n’appartiennent pas au système bancaire et échappent à ses règles tout en pouvant en exécuter les mêmes opérations. Cf. Indrabati L. : « What are shadow banks and why are they failing in China?” ( www.euronews.com) .
[28] Notamment celle de Zhongzhi Enterprise Group (ZEG), l’un des plus gros gestionnaires chinois d’actifs qui a laissé un trou de 31 milliards de dollars.
[29] Données de « SAFE release China’s external debt at the end of June 2024”, 30/09/2024 (www.safe.gov.cn).