Entreprises de territoire et nouvelle régulation démocratique

Alors que la situation en Ukraine sature légitimement l’actualité, le début de la campagne officielle pour l’élection présidentielle française des 10 et 24 avril prochains, nous invite à aborder d’autres facettes de la situation du monde telle qu’elle se présente depuis la France. Ainsi, l’actualité c’est aussi les dernières manifestations en date d’un processus continu de fermetures d’usine qui, depuis 30 ans sur le territoire français, scande le nouvel ordre économique mondial repéré communément sous le nom de néolibéralisme. Nous pensons en disant cela aux récentes fermetures, celles de MBF Aluminium à Saint Claude dans le Jura (voir L’Humanité du 1er mars) ou de la SAM à Viviez dans l’Aveyron (voir l’Humanité du 2 mars). Les centaines d’emplois sacrifiés sur ces deux sites viennent s’ajouter aux près des 100 000 emplois industriels perdus depuis trente ans, selon un rapport de la DG Trésor, du seul fait de l’abandon de ces entreprises par un capital toujours plus aimanté par des taux de plus-value à deux chiffres que lui fabriquent spéculativement et artificiellement les marchés financiarisés et mondialisés.

Nous pensons surtout, à vrai dire, aux salariés toujours en lutte sur ces deux sites industriels dont le combat est triple : la défense de leurs emplois certes mais aussi de leurs savoirs techniques qui leur sont incorporés et de leurs territoires dont ils sont les nerfs qui les irriguent. Nous pensons donc à tout ce qui fait la vie belle sur ces territoires qui ne se résignent pas à devenir des friches.

On se souvient que lors du premier confinement un chant unanime a été entonné pour dire qu’il était temps face à « cette folie du monde » tel qu’il est devenu, de relocaliser notre industrie. A la lumière de ces usines qui ferment, ce chant se révèle surtout hypocrite.

Si nous intervenons, c’est pour dire que sur ce point précis une autre voie est possible. Cette autre voie peut se faire selon deux modalités : une reprise directe en coopérative (SCOP ou SCIC) par les salariés grâce à un droit de préemption accompagné d’aides financières, judiciaires et managériales, selon un projet de loi rédigé collectivement qui aurait dû être inclus dans la loi sur l’Économie sociale et solidaire de 2014 , et un projet de loi d’expérimentation que nous avons intitulé : « Entreprises de territoire et nouvelle régulation démocratique », issu lui aussi d’un travail collectif. Rappelons les grands principes de cette loi d’expérimentation qui comporte 14 articles :

Dans le cadre dérogatoire ouvert par cette expérimentation, toute commune ou communauté de communes ou d’agglomérations, a la possibilité d’accorder l’agrément d’entreprises de territoire à toute entreprise abandonnée ou menacée d’abandon selon un processus en deux étapes. Celle de l’institution par lesdites collectivités territoriales d’une commission pour la responsabilité sociale territoriale regroupant toutes les parties prenantes du territoire, aussi bien les représentants des employeurs que des salariés que de l’économie sociale et solidaire ou de la formation et de la recherche ; celle ensuite de la saisie de cette commission par un collectif qui dépose auprès d’elle un projet d’activité pour la future entreprise de territoire, qui devra porter une triple création de valeur : économique, sociale et environnementale. La commission pour la responsabilité territoriale émet alors un avis sur la base duquel la collectivité territoriale accorde ou non l’agrément d’entreprise de territoire.

Cet agrément d’entreprise de territoire porte une nouvelle conception de l’entreprise dans la mesure où celle-ci devient, dès lors qu’elle est abandonnée ou menacée d’abandon, un bien commun de territoire garantissant à tout collectif, qui en justifie la demande, un droit d’usage sur son capital matériel (terrains, bâtiments, machines). Sans remettre en cause le droit de propriété, il contraint ce dernier par un nouveau droit d’usage. Cette nouvelle conception de l’entreprise s’appuie également sur une nouvelle gouvernance polycentrique de l’entreprise de territoire : le collectif qui en porte le projet, la commission pour la responsabilité territoriale qui évalue ce dernier afin d’émettre un avis et la collectivité territoriale à même de délivrer l’agrément d’entreprise de territoire. Elle instaure, ce faisant, une nouvelle gouvernance démocratique à hauteur des territoires qui deviennent le nouveau référentiel de la valeur créée en lieu et place des marchés financiers.

Notre projet de loi d’expérimentation prévoit d’accorder l’agrément d’entreprise de territoire pour une durée de trois années au terme desquelles l’entreprise est soit dissoute soit continuée sous les modalités prévues par l’agrément via une reprise par un repreneur ou sa transformation en Scop ou en Scic.

Pendant ces trois années, la commission pour la responsabilité sociale territoriale accompagne l’entreprise de territoire aussi bien d’un point de vue technique que pour son financement. L’article 12 du projet de loi d’expérimentation prévoit ainsi la création d’un fonds territorial pour l’emploi et la formation. Aux ressources de la collectivité s’ajoutent les ressources de la Région, de l’État et de l’Europe pour abonder ce fonds qui finance l’investissement de l’entreprise de territoire dont les rémunérations de ses salariés font partie. En lien avec la commission pour la responsabilité sociale territoriale, ce fonds favorise également des partenariats locaux pour apporter des crédits bancaires (bonifications d’intérêt et garanties d’emprunt) auprès des banques publiques mais aussi de l’ESS et même des banques commerciales du territoire si elles acceptent les nouvelles règles de la valeur des entreprises de territoire.

Enfin, la collectivité territoriale engagée dans cette expérimentation met en place une commission indépendante d’évaluation et de contrôle. Cette commission présente deux fois par an devant la commission sociale territoriale au cours de séances publiques, le suivi de l’évaluation du projet en s’adossant aux nouveaux critères de gestion mis en place.

Dans les quelques semaines de la campagne présidentielle qui officiellement commence, espérons que cette proposition de loi d’expérimentation puisse être reprise alors même qu’elle fait déjà écho à nombre de propositions portées par la candidature communiste.