Crise sur les marchés de matières premières

Noura Mebtouche

Des chocs d’offre secouent actuellement les marchés internationaux sur cinq secteurs fondamentaux pour l’économie : les énergies non renouvelables (gaz et pétrole), les matériaux, les métaux, les intrants agricoles, et les produits agricoles, et ces secteurs sont fortement impactés par un niveau d’interdépendance fort entre États. Paradoxalement, ce n’est pas la crise ukrainienne uniquement qui a perturbé ces marchés et fait augmenter les cours. La crise avait commencé dès 2021.

La crise est d’abord énergétique. Quand Vladimir Poutine envahit l’Ukraine, le gaz naturel est déjà anormalement élevé en matière de prix (à peu près 80 dollars le baril). Le 03 mars 2022, après le conflit, il est déjà à 194 Euros. Côté pétrole, le conflit est pénalisant pour certains car en temps normal, le pétrole de l’Oural vaut moins cher que le pétrole occidental. La moyenne des prix 2021 sur 2020 a augmenté : (+397 % pour le gaz naturel d’Europe, +220 % pour l’électricité d’Europe, +64 % pour le pétrole Brent (1) et +112 % pour l’urée d’Europe et le Carbone). 

On pourrait comparer cette situation à celle de 1973, avec le choc énergétique venu de l’augmentation des prix pratiqués par l’OPEP.

Toutefois, la problématique est ici très différente. D’abord, en 1973, la crise était avant tout celle du prix du pétrole. En 2021-2022, d’autres secteurs sont touchés par cette remise en cause : les céréales, les matériaux, et d’autres énergies devenues importantes (gaz), les métaux et les engrais. D’autre part, le taux d’inflation est moindre pour l’instant, du moins bien moins élevé qu’en 1980. Avec une nouvelle donne : la guerre, qui ne semble pas montrer de signes d’arrêt pour l’instant.

Sur le marché des matériaux, le choc d’offre avait commencé aussi bien avant la guerre en Ukraine : la hausse moyenne des prix 2021 sur 2020 était de +135 % pour l’acier d’Europe, de +70 % pour le bois américain, et de +51 % pour le cuivre (2).

Il y a de fortes tensions sur le nickel russe dont l’UE et la France sont très dépendantes et qui sert à faire des batteries, de même que le palladium (on s’en sert pour faire des pots catalytiques), et le titane (alliages légers et résistants pour les secteurs aéronautiques, énergétiques, et militaires). 

Pour citer Philippe Chalmin, « la Russie est aussi un important producteur et exportateur de métaux et là aussi la réaction des marchés a été forte : prix record pour l’aluminium (3 850 dollars la tonne), pour le cuivre (10 680 dollars), tensions accrues pour le nickel (28 900 dollars) et même le zinc (4 050 dollars). Les prix indiqués là sont ceux du 4 mars. Quelques jours plus tard, le nickel dépassait les 100 000 dollars la tonne au cœur d’un squeeze qui rappelle à l’inverse celui qui amena les prix du pétrole en zone négative en avril 2020. Il s’agit bien sûr pour l’instant de menaces potentielles sur les exportations russes notamment vers l’Europe (mais on est là sur des marchés mondiaux. » nous dit Pierre-Yves Chalmin. (4).

Or, la dépendance envers la Russie pour ces matériaux, si elle est difficile à chiffrer, n’en reste pas moins réelle : en 2021, le pays aurait produit 43 % du palladium fabriqué dans le monde. Le groupe russe Rusal serait le deuxième producteur industriel d’aluminium au monde. Le pays est troisième pour ce qui est du minerai de nickel, et deuxième producteur de nickel raffiné. (5). Le risque est grand pour nos entreprises, notamment nos PME/TPE, que ces incertitudes sur le marché impactent toute la chaîne de production. La solution ? Constituer des stocks de matières premières mais cela coûte cher et risque de nuire aux entreprises les plus fragiles ou les plus petites.

L’impact à la hausse du conflit sur les intrants agricoles, notamment les prix des engrais est également à souligner. Entre 2021 et 2022 le prix de l’ammoniaque a augmenté de 325 %, la potasse de 14 %, et le DAP (phosphate d’ammonium) venu de la Baltique également de 160 % entre 2021 et 2022 (compter également l’aluminium, le nickel et le titane, l’azote, le phosphore) (6). La potasse est un des éléments essentiels constitutif des engrais de l’agriculture intensive notamment utilisé par le Brésil. 9 % de la potasse mondiale est produite par la Russie, 16 % par la Biélorussie. (7).

Plus important encore, la hausse des prix des denrées alimentaires, dont dépend la survie des populations. Là encore, les cours avaient commencé à augmenter dès avant le conflit ukrainien, sous l’effet de mauvaises conditions climatiques (sécheresses et phénomènes climatiques comme la Nina en Amérique du Sud), mais également d’un regain de la demande. Ainsi, la Chine a considérablement augmenté ses importations de céréales, notamment de blé, dès 2021, dans un contexte d’incertitude lié entre autres au COVID. Or, la Russie est le premier exportateur mondial de blé et l’Ukraine, le numéro 5. Du côté du maïs, céréale la plus échangée au monde devant le blé, la situation est « particulièrement tendue pour l’Europe qui reçoit généralement la moitié de ses importations d’Ukraine. ».

Comme l’explique le site du Conseil International des Céréales (CIC) (8) : « la Russie et l’Ukraine restent parmi les plus grands exportateurs de céréales et d’oléagineux (et produits dérivés) au monde : Le conflit en cours et l’envolée des prix des produits agricoles qui en résulte ont avivé les inquiétudes quant aux risques possibles pour la sécurité alimentaire, tout particulièrement pour les pays du Proche-Orient et d’Afrique qui dépendent des importations. ». Deux raisons principales expliquent que l’accalmie diagnostiquée fin 2021 sur les cours céréaliers, après la hausse 2021-2020, ait été déjouée par un conflit après la fin annoncée proche de la pandémie mondiale :

– le blocage des transports en mer Noire (les chargements commerciaux sur celle-ci depuis l’Ukraine étant bloqués).

– les risques d’une détérioration des céréales et des oléagineux.

Si les marchés savent faire jouer leur résilience (céréales de substitution, augmentation des exportations d’autres pays très producteurs), reste que sur le plan alimentaire, l’aventure nous révèle les lacunes d’une situation où les marchés sont fortement imbriqués et les zones de production mais aussi d’échange à l’équilibre, précaires.

La crise remet en question le système alimentaire mondial d’une façon d’autant plus cruciale qu’elle met en avant des urgences que la communauté internationale va devoir régler à très court terme.

C’est ce qu’a prétendu faire le chef de l’État français en annonçant, dès le 24 mars 2022, en concertation avec l’Union africaine, le lancement de l’initiative « Food on Agriculture Résilience Mission » (FARM) dont l’un des objectifs est de soutenir les pays africains dépendants des importations russes et ukrainiennes ».

Ces derniers vont devoir affronter d’abord l’augmentation des prix des importations, sur les céréales notamment et aussi sur les intrants agricoles ainsi que sur les engrais (phosphore, potasse), interdisant les productions intérieures au pays de se faire normalement. Une situation catastrophique, qui dans un contexte déjà très chargé en violences et en désordres (troupes jihadistes), risque d’aggraver encore davantage le contexte.

Conquérir, pour chacun de ces pays, l’autonomie alimentaire, pourrait être la stratégie prioritaire à adopter pour chaque pays du globe afin d’améliorer le système d’échange international. Peut-être assiste-t-on à un des derniers soubresauts historiques de l’interdépendance des marchés et des États telle qu’elle a été structurée selon les exigences de rentabilité des multinationales, avec les crises qui vont avec. Finalement, une crise, comme une guerre, devrait être le moment de tirer des leçons, et de fonder de nouvelles règles, afin de repartir sous un meilleur jour…

(1). Le Brent , dit « brut de mer du Nord », est le baril de référence en Europe. Son nom provient d’un acronyme des principales plateformes pétrolières de mer du Nord : Broom, Rannock, Etive, Ness et Tarbert.

(2). Cyclope. https ://cercle-cyclope.com/experts/

(4). https ://cercle-cyclope.com/editorial-mars-2022/

(5). Ibidem.

(6). Cyclope. https ://cercle-cyclope.com/experts/

(7). L’Union, Economie, 29 mars 2022, Thomas Crouzet.

(8). https ://www.igc.int/fr/

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  1. Numéro 812-813 (mars-avril 2022) - Économie et politique

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