Un besoin de révolution

Denis Durand
membre du conseil national du PCF, codirecteur d'Économie&Politique

Crise de régime : les élections législatives confirment le diagnostic que posait notre précédent numéro. En témoignent trois faits majeurs : le taux d’abstention, qui atteint un record pour ce type de scrutin ; le rejet corrélatif, par une majorité de l’électorat, de la politique d’Emmanuel Macron qui vient tout juste d’être élu et qui ne dispose pas d’une majorité stable à l’Assemblée nationale ; la percée du Rassemblement national, là encore à un niveau record pour des élections législatives. Avec 13 millions d’électeurs, une représentation parlementaire massive, une organisation unifiée après l’élimination de la concurrence, l’extrême-droite est idéalement placée pour exploiter les colères et les désarrois que les prochains mois ne vont pas manquer d’exacerber. Depuis la Deuxième guerre mondiale, elle n’a jamais été aussi près du pouvoir.

Pour l’instant, c’est Emmanuel Macron qui est en position de gouverner. À la différence d’autres forces de droite qui ont dirigé le pays par le passé, le régime macronien n’est porteur d’aucune identité idéologique propre : il est le pur exécutant des volontés du grand capital et ne dispose d’aucune marge de manœuvre pour s’en écarter si peu que ce soit, alors même que le pays n’en veut pas. C’est cela qu’expriment profondément ses difficultés pour élargir sa base parlementaire au lendemain de son désaveu par l’électorat.

Il faut donc s’attendre, de la part de l’exécutif, à une politique encore plus antisociale et encore plus brutale que celle du quinquennat précédent puisque droite macronienne, droite traditionnelle et extrême-droite dominent de façon écrasante dans l’électorat et dans les assemblées parlementaires.

Ce sera leur façon de faire face à la dégradation incontrôlée de la situation économique, à l’emballement de l’inflation et à la récession qui se dessinait dès avant la guerre en Ukraine, et dont des développements brutaux sont à prévoir à l’automne.

La complexité des phénomènes économiques qu’on observe aujourd’hui peut se rattacher, en profondeur, aux développements d’une crise de suraccumulation du capital que ni les politiques « keynésiennes » de stimulation de la demande dans les années 70, ni les politiques néolibérales qui leur ont succédé, ne sont parvenues à surmonter assez durablement pour amorcer une nouvelle phase longue de redressement des taux de profit. S’y opposent en particulier la nécessité d’une révolution écologique et celle d’une révolution technologique informationnelle dont le déploiement exigerait un nouveau type de croissance de la productivité, fondé sur le développement des capacités humaines et non sur leur exploitation au prix d’une accumulation de capital matériel et financier, délétère pour les êtres humains comme pour la nature.

En l’absence d’une dévalorisation de capital à la hauteur de la suraccumulation résultant de soixante-quinze ans de capitalisme monopoliste d’État, une masse financière de plus en plus volumineuse exige un taux de profit toujours aussi grand, donc une prédation sans cesse croissante sur l’emploi, les salaires, la protection sociale et les services publics. Mais cette prédation, en retour, déprime à la fois la demande (pression sur les salaires et l’emploi pour réduire le coût du travail) et l’offre (perte d’efficacité du fait du sous-emploi, de l’accès insuffisant des travailleurs à la formation et de la dégradation des services publics).

C’est ce qui explique la récurrence de récessions de plus en plus prononcées, accompagnée maintenant d’une inflation qui ressurgit après avoir semblé disparaître depuis trente ans. Depuis ce temps, les banques centrales avaient maintenu à bout de bras la rentabilité du capital en déversant des milliers de milliards de dollars sur les marchés financiers et sur les banques mais aujourd’hui la situation leur échappe. L’inflation, longtemps concentrée sur les prix des actifs financiers et immobiliers, contamine maintenant de façon explosive les prix à la consommation : contrairement à l’inflation financière, cette inflation-là ronge les patrimoines financiers et leur rémunération, surtout si les pouvoirs en place ne parviennent pas à réprimer les salaires. Ils vont donc vouloir la maîtriser en matraquant l’emploi. À ce train, l’énorme effort de formation, d’embauches, d’investissement qu’exige la révolution écologique est vite oublié.

Pourtant, d’innombrables signes rendent plus concrète, aux yeux de tous, l’imminence du péril climatique. Le capital prétend y répondre… pour autant qu’il y trouve une utilisation rentable de l’argent. L’appel récent à la « sobriété » des trois patrons capitalistes d’EDF, Engie et Total énergies [1] peut être lu de multiples façons : « aveuglement au désastre » causé par la logique capitaliste de rentabilité qui prévaut dans l’ensemble du secteur ; incapacité du capitalisme à proposer aux nouvelles générations un avenir désirable ; ou encore réminiscence des rationnements de charbon et d’alimentation sous l’occupation et dans les années qui ont suivi…

Car nous sommes de nouveau en temps de guerre. Les pénuries de gaz en sont la manifestation économique la plus évidente en Europe mais le conflit accélère non seulement la crise économique mais aussi des recompositions dans l’impérialisme. Parmi les désastres déclenchés par l’agression russe en Ukraine, le moins lourd de conséquences n’a pas été de conduire les gouvernements d’Europe à serrer les rangs derrière la croisade atlantiste de Joe Biden. Le réarmement allemand en est une manifestation particulièrement inquiétante, tandis que les gesticulations d’Emmanuel Macron traduisent en réalité cet alignement de l’Europe derrière l’impérialisme américain.

Ce monde cherche des repères dont il est aujourd’hui dépourvu face à une crise qui peut provoquer à tout moment un effondrement de civilisation.

Remédier aux causes de la marche à l’abîme exige de s’attaquer au capital pour imposer une autre logique. D’abord, viser non pas l’accumulation de profits mais des objectifs sociaux, écologiques, féministes tels que ceux qui figurent dans la plupart des programmes de gauche et dans celui de la NUPES. Mais en plus – et c’est cela qu’apporte le Parti communiste à la gauche – il faut une cohérence entre ces objectifs et la conquête de pouvoirs de décision contre le capital. Ce pouvoir qui consiste essentiellement à décider de l’utilisation de l’argent (profits des entreprises, crédits bancaires, dépenses publiques).

Trait constant des dernières décennies, les masses d’argent injectées dans l’économie par les banques et les banques centrales ont de moins en moins d’effet en termes d’emplois, de formation, de services publics, et donc en termes de création de richesses : en 2002, dans les 40 principales économies mondiales suivies par la Banque des Règlements internationaux, pour 100 dollars d’encours de crédit, on avait 52 dollars de PIB. En 2021, on n’en a plus que 37 ; et la dégradation est encore plus marquée en France. Une tout autre sélectivité des crédits bancaires et de la politique monétaire – réserver les financements aux projets porteurs d’emploi et de développement des capacités humaines, décourager les opérations financières – va s’avérer indispensable si l’on veut maîtriser l’inflation sans casser l’économie mondiale. Mais le capital va s’opposer de toutes ses forces à une telle réorientation. L’enjeu est donc de lui prendre le pouvoir, en commençant par lui prendre du pouvoir, afin, précisément, de mobiliser les moyens financiers, mais aussi matériels et juridiques, de transformer profondément la société pour pouvoir répondre aux exigences populaires immédiates.

L’heure est à la résistance. Nous ne pouvons pas nous contenter de « désobéir ». Nous devons obliger les entreprises, les banques, la BCE, le FMI à « obéir » aux exigences populaires : priorité à l’emploi, à la formation, aux services publics, et non à la rentabilité pour les actionnaires et les marchés financiers. L’originalité du programme de Fabien Roussel est d’être porteur de cette cohérence, celle du 38ème congrès du PCF.

Il s’agit bel et bien d’un changement révolutionnaire. Faut-il avoir peur du mot, ou bien plutôt des périls bien réels qui montent, avec le fascisme en embuscade ? Faut-il, à l’inverse, considérer que, dans l’état désespéré des rapports de forces, un tel changement n’est pas d’actualité, et qu’il vaudrait mieux, en attendant des jours meilleurs, se contenter d’objectifs plus modestes ? Mais précisément, le propre de la période est qu’on ne peut pas apporter de réponse aux attentes immédiates des peuples sans remettre en cause les ressorts les plus profonds de l’accumulation capitaliste. La faiblesse tragique de la gauche au XXIe siècle vient de ce que les faits n’ont cessé de démentir la croyance qui inspire traditionnellement ses courants dominants : non, il n’est plus possible de déléguer à l’État le soin de corriger les dégâts du capitalisme, tout en laissant au capital la gestion de l’économie et de son financement. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut s’y attaquer partout où des colères s’expriment, partout où elles se traduisent en luttes sociales.

Les colères ne vont pas manquer dans les prochains mois. Prenons donc sans tarder les initiatives nécessaires pour que l’enjeu d’une transformation révolutionnaire de la société fasse de nouveau partie de leur horizon.


[1] Catherine MacGregor, Jean-Bernard Lévy, Patrick Pouyanné, « Le prix de l’énergie menace notre cohésion », Le Journal du Dimanche, 25 juin 2022.