La remontée des taux d’intérêt : causes, effets, alternatives

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

La remontée des taux d’intérêt, tant redoutée, est devenue une réalité. C’est une décision politique, pas un effet de la « nature ». Cette décision est imposée par la domination du capital dans notre société.

C’est la Réserve fédérale américains (FED) qui a donné le ton le 16 mars 2022, en augmentant ses taux, au risque assumé de la récession. Et l’économiste en chef de la banque Edmond de Rothschild, Mathilde Lemoine, s’extasie avec cynisme : « en montrant qu’elle est capable d’arbitrer en faveur du chômage (sic !), la FED renoue avec une politique dédiée à la stabilité des prix » (Les Echos, 24-25 juin 2022). Elle montre ainsi que certains secteurs du grand capital plaidaient pour cette remontée des taux. L’objectif annoncé est un taux de 3,4 % fin 2022 et 3,8 % en 2023 pour la FED alors que son taux directeur est à 1,75 %. Les hausses vont donc continuer car on n’y est pas encore.

Cette hausse des taux a et va avoir des conséquences très dures : accélération de l’arrivée de la récession, chômage, minage du pouvoir d’achat, régression des services publics, tensions entre pays.

Nos gouvernants prétendent qu’on ne peut pas faire autrement et que c’est le moyen de lutter contre l’inflation. Et d’ailleurs les « marchés », après s’être inquiétés un temps, se sont rassurés et les cours ont repris leur hausse. Mais les Bourses ont perdu 20 % depuis janvier 2022. Ils vont continuer à être instables et faire pression pour que les cours montent.

Tout au contraire, cette situation exige de changer dès maintenant de politique pour une baisse et une élévation sélective des taux d’intérêt des banques centrales, en lien avec les exigences de salaires, d’emploi, de services publics, de formation, de nouvelle industrialisation écologique et sociale, que nous pouvons aider à faire monter dans les luttes et depuis le terrain.

Loin de n’être qu’une question technique, imposer une sélectivité des taux d’intérêt est un enjeu « de classe » (capital/travail) vital pour toute la société, minée de pénuries d’emploi, de qualification, d’offre inefficace, minée par les spéculations de toutes sortes et par le coût du capital, encore accru par ces récentes décisions des banques centrales.

Cette question de la montée des taux d’intérêt est à replacer dans le cadre d’une bataille sur les « moyens de conjurer la crise qui vient », sachant que les dominants seront, eux, mobiles et attentifs, à la fois pris dans leurs dogmes mais capables de souplesse et de réactivité pour donner le change et faire croire qu’ils agissent sur le fond. Cette situation confirme la justesse des analyses et des propositions adoptées par le 38ème congrès du PCF.

Il y a plusieurs types de taux d’intérêt : taux des banques centrales, taux entre banques (interbancaire), taux des prêts des banques aux ménages (prêts immobiliers, consommation…), taux de leurs prêts aux entreprises, taux du livret A, qui est un taux de rémunération, etc. Et puis il y a le taux « du marché » pour lequel on prend souvent le taux de rémunération des obligations d’État ou assimilées à 10 ans (OAT), même s’il existe toute une gamme de taux selon la maturité du prêt. Ces derniers sont les taux de rémunération des obligations (titres de dette) que l’État arrive à vendre aux « investisseurs » : ils fluctuent ainsi en fonction du marché, les « investisseurs » peuvent ne pas acheter des obligations qu’ils jugent insuffisamment rémunératrices.

Dans l’actualité, on parle souvent des taux d’interventions, ou taux directeurs, des banques centrales (dont la BCE). Ils concernent essentiellement le taux auquel une banque centrale (BCE, FED) prête ses liquidités aux banques lorsqu’elle « refinance » les crédits accordés par ces dernières aux entreprises ou aux États. Ce taux est unique pour la zone euro (et reste à 0 jusque début juillet), mais celui des obligations d’État, fixé sur les marchés financiers, affiche des écarts (spreads) entre États de la zone euro. Ces écarts recommencent à se creuser entre pays.

Les taux d’intérêt de marché remontent (ici OAT 10 ans). Ils dépassent les 3 % aux États-Unis (3,2 %), ils ont dépassé les 2 % en France (2,2 %) comme en Autriche (2,2 %), en Espagne (2,5 %) et s’en approchent en Allemagne (1,7 %), ils sont à près de 4 % en Italie (3,7 %) et en Grèce (3,9 %), tout ceci après avoir été à 0, voire négatifs dans la zone euro ! Ils sont bien plus bas en Suisse (1,4 %) ou au Japon (0,2 %), mais sont à 2,5 % au Royaume-Uni. Dans les PECO[1] ils sont plus élevés (Pologne 7,3 % ; Hongrie 8,4 %), et dans les pays « du Sud » (19,4 % en Turquie ; 12,8 % au Brésil ; 7,4 % en Inde ; 10,5 % en Afrique du Sud ; 6,4 % au Chili, 11,7 % en Colombie, 9,4 % au Mexique et 7 % pour le taux de la Banque centrale de Tunisie).

Quant aux taux des prêts pratiqués in fine par les banques, c’est encore une autre question, celle du « canal de transmission » de la politique monétaire.

Pour le taux directeur de la FED – à présent à 1,75 % – l’objectif annoncé est un taux de 3,4 % fin 2022 et à presque 4 % en 2023 (3,8 %), soit un doublement. Les hausses vont donc continuer car on n’y est pas encore.

Comment cela se produit ?

La remontée des taux d’intérêt est une décision politique des banques centrales. Elle a été effectuée d’abord par la FED et la Banque d’Angleterre dès mars, la BCE a annoncé qu’elle le fera en juillet. La FED a augmenté mercredi 16 juin son taux de 0,75 point (75 « points de base »), c’est sa hausse la plus forte depuis 1994. Il s’agit de taux d’intervention, les taux auxquels les banques centrales prêtent des liquidités aux banques. Ils constituent des taux « directeurs » des marchés. Mais les « marchés » aussi font augmenter les taux d’intérêt, par le jeu de l’offre et de la demande, faisant ainsi pression sur les banques centrales mais aussi sur les finances publiques des États. C’est-à-dire que les « investisseurs (BlackRock, Axa, BNP Assets Management, etc.) n’acceptent de souscrire des obligations publiques qu’à un taux plus élevé (taux des obligations à 5 ans, à 10 ans, etc.).

Taux directeurs des banques centrales

La BCE a suivi la FED pour au moins quatre raisons : (1) elle est animée de la même idéologie, (2) elle protège les mêmes intérêts, (3) elle veut montrer qu’elle ne sera pas moins active que la banque centrale US (4) elle veut éviter une trop forte attraction des capitaux européens par les États-Unis. C’est à dire qu’elle agit en partie sous pression de la FED.

Dans le même temps, les banques centrales organisent une réduction quantitative de leur création monétaire. Par exemple, la BCE a décidé le 6 juin de mettre fin à sa politique d’achats nets de titres (elle continuera à en acheter pour remplacer ceux arrivés à échéance)… Ceci jusqu’à nouvel ordre, car on ne sait jamais !

Enfin, à l’intérieur même de la zone euro, les écarts des taux de marché se creusent, avec des taux plus élevés pour l’Italie (3,4 %) ou la Grèce (+3,8 %) que pour la France (1,9 %) ou l’Allemagne (1,4 %, taux à la date de lundi 27 juin). Et dans le reste de l’UE, les taux sont plus élevés encore (plus de 7 % en Pologne, plus de 9 % en Hongrie).

En conséquence de cette hausse des taux d’intervention des banques centrales, les banques augmentent les taux d’intérêt qu’elles pratiquent, tant pour les prêts aux particuliers qu’aux entreprises. Il faut noter, par ailleurs, qu’elles n’ont jamais cessé de pratiquer des taux plus élevés aux PME/TPE qu’aux autres entreprises. D’un certain côté, les banques n’attendaient que cela, puisque les taux d’intérêt ne sont pas qu’un coût, celui de la ressource prêtée par la Banque centrale, ils sont aussi un rendement : celui des prêts et opérations spéculatives qu’elles effectuent.

Quels effets économiques et sociaux ?

a)  Cela précipite et aggrave la récession qui était déjà engagée.

  • Les entreprises sont freinées dans leur activité car emprunter leur est plus coûteux, que ce soit pour se développer ou pour la simple trésorerie. L’effet est double : elles limitent leurs achats, donc la demande, et elles vont aller contre l’emploi et les salaires, donc licencier ou fermer la porte, ce qui redouble l’effet dépressif. Donc c’est le chômage qui va arriver.
  • Les ménages voient aussi le coût de leurs nouveaux emprunts renchérir et limitent donc leurs achats de biens de consommation ou de logement, des phénomènes de surendettement peuvent se renforcer.
  • L’État, dont la dette ― même lorsqu’elle n’augmente pas ― est renouvelée pour partie chaque année car elle arrive à échéance, voit ses charges d’intérêt augmenter. A un taux de 2 % et compte tenu de la part de dette qui est réempruntée chaque année, on estime que ce sont environ 5 milliards d’euros de coût supplémentaire par année (donc 15 milliards d’euros annuels au bout de 3 ans). En outre, une partie importante des obligations (11 % du total, soit 250 milliards d’euros) ont leur valeur indexée sur l’inflation (!) ce qui pourrait ajouter jusqu’à 15 milliards d’euros de dépenses au fur et à mesure des remboursements en capital (à échéance des différentes tranches de dette). Bruno Le Maire, dans une interview aux Echos (28 juin 2022) avance un coût supplémentaire de 17 milliards d’euros, mais son estimation combine allégrement les effets de la hausse des taux, de l’inflation et des emprunts supplémentaires. En tous les cas, tout cela pèse contre les dépenses publiques et sociales utiles, la disette renforcée pour l’hôpital, l’école, les lycées et les universités, pour l’assurance chômage, mais aussi pour la SNCF ou pour EDF, ou dans toutes les collectivités territoriales. L’effet est double : moins d’emploi et donc de revenu, mais aussi moins de service public rendu, et plus mal rendu, ce qui fragilise encore plus la société comme l’économie.

Au total, le coût du capital augmente (dans sa composante intérêts bancaires versés), tant pour les entreprises que pour les ménages ou l’État.

  • « L’arbitrage » se fait donc encore plus contre les dépenses salariales, sociales, d’emploi et de formation.
  • En revanche, les activités de placement financier et les activités bancaires les plus spéculatives sont renforcées, plus profitables.

b)  Les dépenses publiques et sociales sont encore plus remises en cause et attaquées. Bruno Le Maire, entre autres, a déjà commencé à monter au créneau en ce sens, pour un serrage de ceinture. Dans la mesure où le prélèvement des marchés financiers pourrait s’élever à 5 milliards d’euros d’ici 1 an, puis 5 milliards d’euros de plus chaque année, c’est autant de montant de plan d’austérité que le pouvoir macronien va chercher à imposer.

c)   Les oppositions entre pays s’enveniment, avec des écarts de taux d’intérêts assez marqués, y compris au sein d’une zone monétaire unique comme la zone euro. Cela renforce la guerre économique entre les pays ainsi que la spéculation sur les dettes publiques des maillons considérés les plus faibles (Grèce, Italie, Espagne, PECO). Cela fait monter les tensions internes et les risques d’une nouvelle crise de la zone euro.

d)  Les PME/TPE sont particulièrement mises à mal et les oppositions entre PME et grandes entreprises (GE), notamment multinationales, sont démultipliées au détriment des PME : non seulement les banques pratiquent des taux dont les écarts vont croissants entre ces types d’entreprises, mais en plus les GE sont moins endettées (elles font plus appel au marché financier et l’endettement des groupes du CAC40 est à son plus bas niveau depuis 15 ans) et elles bénéficient en outre des revenus issus de la spéculation, de même que les banques.

e)  La pression des États-Unis devient plus forte pour que l’UE s’aligne sur les taux américains, au risque sinon de sorties de capitaux importantes : avec des taux plus élevés, les rendements des placements y sont plus élevés, de même que, semble-t-il, la « sécurité » de ces placements telle que les jugent les opérateurs des marchés. En revanche, cela dépend aussi de l’inflation, plus élevée aux États-Unis (d’un demi-point par rapport à la zone euro). C’est-à-dire qu’il faut tenir compte des taux dits « réels » : une fois l’inflation défalquée. Il faut se rappeler qu’en 1982, la hauteur des taux d’intérêt américains et le refus de s’en « déconnecter » a été un puissant facteur d’échec de la politique de gauche et du tournant « de la rigueur », puis de la fuite en avant vers la globalisation financière.

Pourquoi font-ils cela ?

Ils disent que c’est pour lutter contre l’inflation. C’est en partie sincère, dans leur conception idéologique. Mais c’est aussi qu’elle leur donne une occasion d’intervenir, pour sauvegarder les intérêts du capital, à travers les rendements financier, et de sortir de ce « quoiqu’il en coûte » qui commençait à leur peser. Mais certains avancent qu’ils font cela « quelle que soit la casse »[2]… Disons qu’ils pensent plutôt arriver à « limiter la casse ». Et il semble que certains secteurs du grand capital ont plaidé pour cette remontée des taux.

En ce sens, la déclaration de Jérome Powell, président de la Réserve fédérale, devant le Parlement des États-Unis est très inquiétante. Interrogé mercredi 23 juin sur le fait que la hausse des taux directeurs pourrait mener à la récession, il répond « même si ce n’est pas notre intention [de provoquer une récession], c’est certainement une possibilité » !

Plus précisément

  • Les hausses de taux visent à refroidir la « demande » (achats de biens de consommation et d’investissement), dans la mesure où la vigueur de la demande pousse les offreurs à accroître leurs prix (l’économie serait en « surchauffe »). Mais ce n’est pas la demande qui est excessive, c’est l’offre (la production) qui est insuffisante et insuffisamment transformée (excès de consommation de matières premières). Et au cœur de cette insuffisance de l’offre, l’énorme insuffisance d’emploi et d’emplois qualifiés est de plus en plus criante, comme le concède, plus réaliste et sous influence du débat français, Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Insee (Libération du 26 juin).
  • Elles visent aussi à augmenter le taux de change, et donc à baisser la composante importée des prix, car la hausse des taux, tout choses égales par ailleurs, attire les capitaux spéculatifs ce qui fait monter les achats de la monnaie intérieure, donc son cours. Mais, cette composante est limitée, tandis que la hausse des prix importés est bien trop forte pour être effacée par une hausse du taux de change. Elle est d’autant plus limitée qu’il s’agirait ici de « lutter » face au taux de change du dollar, puisque la plupart des matières premières sont libellées ― et échangées ― en dollars. Or le dollar bénéficie à plein de la hausse des taux de la FED (l’euro a perdu plus de 5 % par rapport au dollar US depuis mars).
  • Les hausses des taux visent aussi à restreindre les liquidités fournies par les banques centrales aux marchés, donc la quantité de monnaie. D’autant que, comme on l’a vu, dans le même temps, les banques centrales organisent une réduction de leur création monétaire. Leur « logiciel » théorique a en effet pour base, la fameuse « théorie quantitative de la monnaie », de Milton Friedman, l’idée fausse que la cause de l’inflation c’est quand il y a plus de monnaie pour acheter la même quantité de marchandises. Il faudrait donc en diminuer la quantité pour baisser les prix (moins de monnaie pour les mêmes produits). Mais c’est ignorer complètement à quoi est utilisée la quantité accrue de monnaie : si elle est utilisée pour embaucher, investir, former, alors elle permet de produire plus, et n’alimente pas l’inflation, sauf éventuellement de façon transitoire. C’est si elle est utilisée pour la spéculation, des placements financiers ou des délocalisations que cette quantité de monnaie va alimenter l’inflation.
  • Il s’agit aussi tout simplement de protéger les banques, le capital et ses rendements mangés par l’inflation. Car la hausse des taux, on l’a vu, accroît aussi les taux offerts aux placements financiers. Le titre d’un article des Echos l’exprime parfaitement : « les banques attendent avec gourmandise la hausse des taux » (Les Echos, 10-11 juin)

Au total, Mathilde Lemoine de la banque Edmond de Rothschild déjà citée dit tout haut ce que les capitalistes mandataires d’Emmanuel Macron pensent tout bas : il vaut mieux avoir un peu de chômage, une « petite » récession et sauver les rendements du capital, tout en prétendant que cela évite d’avoir beaucoup de chômage et une grave récession. En réalité, on est parti pour avoir les deux !

Et d’ailleurs les « marchés », se sont inquiétés de la baisse des rendements et de la valeur du capital mangés par l’inflation. Et les cours de Bourses ont perdu 20 % depuis janvier 2022. Mais la hausse des taux a commencé à les rassurer et les cours ont repris leur hausse. Ils vont continuer à être instables et faire pression pour que les cours montent[3]

Que faire ?

Il est urgent de faire tout autrement. Tout autrement, non pas en cassant tout et en faisant table rase, mais à partir d’ici et de maintenant, de façon radicalement différente.

Ce qu’il faut faire peut s’exprimer de façon claire et simple, mais cela recouvre une bataille politique et « de classe » acharnée contre le capital, sa logique et ses pouvoirs : il faut augmenter les taux pour ce qui alimente les difficultés et il faut les abaisser très fortement pour tout ce qui permet d’en sortir : emploi, salaires, services publics, formation, transformation écologique et sociale de la production.

C’est simple, c’est rassembleur, mais c’est en fait un enjeu de classe, moderne : capital versus travail et emploi, et en fait versus tout le reste de la société.

Remarque importante, il n’y a pas besoin de « financer » une baisse des taux de la BCE, elle ne lui coûte rien. En revanche, le problème, c’est rivalité d’attraction des capitaux avec les États-Unis.

En revanche, il ne suffit pas de « mettre de la démocratie » sur la BCE, comme on commence à l’entendre ici ou là. Ou de simplement de baisser les taux (on a vu pendant plusieurs années que ce n’était pas une solution) ou même de parler de sélectivité en général (d’autant plus que la BCE va donner le change en pratiquant un type de sélectivité illusoire, qui contourne cette question du capital versus travail et emploi).

La question d’une sélectivité nouvelle des taux d’intérêt est cruciale ! Une sélectivité à la hausse, en augmentant les taux d’intérêt pour les prêts aux placements spéculatifs, aux délocalisations, aux investissements supprimant des emplois, consommateurs de matières et émettant beaucoup de CO2. Une sélectivité à la baisse des taux d’intérêt, en les abaissants jusque des taux négatifs (c’est-à-dire des subventions) pour les investissements matériels et de recherche qui développent l’emploi, les salaires, les services publics, la formation, et qui permettent de diminuer les émissions de CO2 ou d’économiser des consommations de matières.

Concrètement, les taux seraient d’autant plus abaissés que les emprunteurs programment et réalisent d’autant plus ces objectifs, ils seraient relevés sinon.

Il s’agit d’une autre sélectivité que celle pratiquée actuellement, de fait, par les banques. Car il existe une sélectivité des prêts, guidée par le rendement financier et le risque financier individuel au lieu d’être guidée par l’apport au développement commun de l’emploi, des salaires et des bonnes richesses, utiles et écologiques.

Cela peut s’engager immédiatement. Mais demande une profonde transformation, car il faut suivre la réalisation de ces objectifs, or les banques centrales sont surtout outillées pour suivre les profits. Mais c’est aussi ce que réclament les salariés des banques comme ceux de la Banque de France, pour donner un tout autre sens à leur activité de crédit et d’appui aux particuliers comme aux entreprises.

Des institutions démocratiques sociales nouvelles suivraient cela, dans une conception nouvelle de la planification, appuyées par les banques et l’administration, mais ce ne doit pas être une bureaucratie de plus. Il doit aussi y avoir un droit de saisine depuis le terrain, par les intéressés eux-mêmes et leurs représentants (CSE, députés, élus territoriaux), notamment s’ils constatent que les objectifs annoncés ne sont pas respectés.

Quatre  niveaux sont envisageables

1. Crédit bancaire refinancé par la BCE. La BCE refinance le crédit bancaire à un taux qui est un de ses taux directeurs. C’est-à-dire qu’elle prêt des liquidités aux banques et en échange elle prend en gage le papier représentant des crédits pratiqués par la banque. Selon le contenu des crédits refinancés et pris en gage, il faut que la BCE refinance à taux plus ou moins bas ou élevé.

Depuis la France. On peut utiliser, notamment la décision du Conseil des gouverneurs de la BCE, en date du 8 décembre 2011, qui autorise sous certaines conditions les banques centrales nationales, dont la Banque de France, à choisir elles-mêmes les critères et les titres susceptibles de bénéficier du refinancement de la BCE. L’avis du CESE sur les PME/TPE de mars 2017, adopté à une très large majorité (127 pour, 20 contre et 27 abstentions), dont j’ai été rapporteur, préconise cela. Bien sûr, si d’aventure la France s’engageait dans cette voie, il est à parier que la BCE entamerait un bras de fer pour dévier cette logique. Il n’empêche que c’est une bataille porteuse de sens et qui peut s’engager, avec des relais dans les banques, dans les entreprises et/ou territoires qui ont besoin de tels financements.

2. Un fonds européen solidaire financé à 0 % par la BCE pour les services publics. Un Fonds européen solidaire doit être créé pour le développement des services publics. Alimenté par la BCE à 0 %, voire à taux négatif, il financerait les dépenses de développement des services publics des États nationaux, tout particulièrement les emplois et la formation, dont les pré-recrutements. Comme on crée ce Fonds, on peut le doter tout de suite d’une gouvernance démocratique, avec des représentants des travailleurs et des représentants du parlement européen et des parlements nationaux. Il peut être saisi depuis le terrain pour le financement de projets de services publics.

―> Depuis la France, nous pouvons créer un tel Fonds, avec le pôle public bancaire actuel qui reçoit des refinancements de la BCE. En revanche, dès que la BCE accroît ses taux, il faut financer l’écart avec 0 %. Il reste cependant que le taux de 075 %, envisagé par la BCE pour juillet est bien inférieur au taux de 2,2 % exigé par les marchés !

―> Nous pouvons dans le même temps proposer aux autres pays européens qui ont des banques publiques (presque tous) de constituer un réseau pour pratiquer un tel Fonds commun, puis pour exiger sa généralisation à toute la zone euro, voire à toute l’UE.

Dans ces deux cas, bien au-delà de « désobéir » aux traités européens, ce que les dominants font sans cesse, il s’agit ainsi de « faire obéir » cette institution européenne à d’autres règles. Non pas casser, mais avancer… contre la logique dominante et en la contestant d’autant plus fortement.

3 Pôle public bancaire national pour un autre crédit aux entreprises. Le pôle public bancaire existant (qui demanderait à être élargi), à savoir La Banque Postale + la BPI + La Caisse des dépôts, peut engager une sélectivité de ses taux, avec des critères précis. Rien ne l’en empêche, si ce n’est le pouvoir macronien ou d’illusoires exigences de rendement financier, c’est-à-dire la culture dominante du capital. Cependant, le financement à 0 % peut commencer à devenir coûteux, dès lors que la ressource BCE devient elle aussi coûteuse. C’est pourquoi il faudrait alors affecter une partie des aides publiques, ainsi reconverties en termes de critères et d’objectifs, au financement de cet abaissement des taux à 0 % ou moins. C’est ce qu’on appelle une « bonification » des taux d’intérêt. Pour un taux d’intérêt de 1 % abaissé à 0 % pour un crédit de 100, il suffit de ne dépenser que 1 en bonification, chaque année de la durée du prêt.

4 Fonds régionaux. Dans les régions de gauche, des Fonds régionaux pourraient d’urgence prendre cela en charge. Cela : non pas le prêt, que les banques doivent assumer avec leurs énormes masses financières, mais la bonification et les critères. Dans ce cas, il faut à la fois mettre une dépense en bonification et un petit montant pour provisionner le risque de défaillance. Le branchement sur les luttes est possible et parfois plus facile à partir des régions.

Enfin, il est important de pénaliser et de ne pas seulement bonifier, car on ne veut pas seulement encourager les « bonnes » choses, il faut aussi dissuader les nocives, à la fois parce qu’elles défont ce qu’on ferait de l’autre côté et parce qu’elles pompent sur le crédit bancaire.

Un débouché, une boussole pour les luttes afin de conjurer la crise qui vient

La question des taux d’intérêt est présentée dans les médias dominants comme une question purement hors de portée des luttes, très lointaine, macro, au niveau du pouvoir d’État, des banques, voire au niveau de toute l’Union européen. C’est à dessein[4].

En réalité, nous savons bien qu’elle a des effets et manifestations très concrètes dans la vie de chacune et chacun.

Mais au-delà, elle est aussi accessible aux luttes. Elle peut servir à la fois de débouché et de boussole.

Premièrement, elle est porteuse de sens : elle met en avant un élément de coût du capital auquel il faut s’attaquer à l’appui de critères de sélectivité qui correspondent souvent aux revendications formulées dans les luttes et dans les contre-propositions (embauches, formation, investissements efficaces, salaires). Et elle indique une façon de s’attaquer à ce coût du capital.

Mais, deuxièmement, il s’agit tout à la fois de montre la portée nationale, voire européenne, de ce que nous exigeons et la possibilité d’expérimentation immédiate : obtenir d’une banque, d’une région, un prêt à taux bonifié sur critères précis tels que nous les entendons, c’est entrer dans cette logique en confortant sa validité par l’expérience pour sa généralisation ultérieure. En ce sens, c’est attiser des luttes de résistance et de construction.

Troisièmement, il pourrait s’agir donc de faire le point dans un certain nombre de régions et/ou territoires des cas d’entreprises ou de services publics pour lesquels nous pourrions exiger une baisse immédiate des taux d’intérêt, voire un crédit bonifié pour se développer et répondre aux besoins, sociaux et écologiques.

Enfin, pour les services publics nationaux, une campagne dans toute la France, voire l’Europe, est possible avec une revendication commune car tous les pays sont exposés, et tous les peuples souffrent du défaut de service publics.

Des initiatives décentralisées pourraient être envisagées soit devant les banques, soit devant la BPI ou les implantations de la Banque de France. Mais aussi, une initiative nationale pourrait être organisée à Paris pour le financement des pré-recrutements dans les services publics.

De même, une initiative européenne pourrait commencer à être construite, avec les autres partis européens, membres ou non du PGE.

Pour ce qui concerne le PCF, la réussite de telles initiatives nécessiterait d’engager, assez vite et en amont, des initiatives de formation des communistes à une telle bataille, ainsi que des initiatives visibles sur les idées. On peut penser notamment à trois choses :

  • la fête de l’Humanité où ces analyses et propositions peuvent contribuer au débat et à la mobilisation ;
  • au siège national du PCF, un débat d’idées public à gauche avec des économistes (communistes et non communistes), des intellectuels et des acteurs sociaux (syndicalistes et associatifs)
  • une rencontre européenne de partis européens communistes et progressistes.

Dans tous les cas, il nous faudra replacer cette question de la montée des taux d’intérêt dans le cadre des moyens à se donner pour conjurer la crise qui vient, sachant que les dominants seront eux mobiles et attentifs, certes pris dans leurs dogmes mais capables de souplesse et de réactivité pour donner le change et faire croire qu’ils agissent sur le fond… afin de sauver leur système.


[1] Pays d’Europe centrale et orientale

[2] Pour reprendre le titre d’une note de Pictet Wealth Management : From whatever it takes to whatever it breaks, par Frederik Ducrozet.

[3] Quand la Bourse baisse, il serait erroné de croire que cela ne concerne que la Bourse et les spéculateurs : ceux-ci voyant leurs profits entamés exigent alors des plans de licenciements et toutes sortes de mesures pour baisser les dépenses salariales et sociales afin de faire sauvegarder leurs profits.

[4] Et la conception politique de la LFI pourrait encore renforcer cette façon de voir les choses en mettant tout sur une sorte d’attente de la conquête d’un coup d’une majorité au niveau des institutions politiques centrales (ce qui est, il faut le noter, différent de conquérir le pouvoir d’État).

1 Comment

  1. Intéressant, beaucoup très clairement exposées.
    Mais pourquoi pas les données des taux de la Russie, la Chine et l’Inde ( par ex) ?
    Aussi, dans quelle mesure les montants énormes offerts à l’Ukraine pour la guerre (armes et destructions) et l’effet des sanctions antirusses, au lieu d’être investis pour le développement, ont-ils contribué à cette explosion des taux ?
    Enfin, corrélativement à tout ce qui précède, commment escompter que le plan très rationnel exposé puisse être appliqué un jour dans cette UE, qui structurellement, est incompatible une autre politique : elle a été pensée pour être un supra Etat atlantiste ne varietur ? … contre ses populations.
    Toutes les instances, élues ou non, versent dans l’idéologie la plus réactionnaire. Et le degrè de conscience politique en UE est celui de moutons très largement.
    Qui y revendique le socialisme ?
    Même les PC n’y sont pas solidaires.

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