Jean-Claude Delaunay
Cheng Enfu, China Economic Dialectic, The Original Application of Reform, 2019, International Publishers, New-York
Bien que La dialectique économique de la Chine ne soit pas encore accessible en langue française (il devrait être publié par Le Temps des Cerises), il a semblé intéressant d’en signaler dès à présent l’existence. Cet ouvrage vise à rendre compte du développement économique de la Chine, en prenant appui sur la théorie, en particulier la théorie marxiste, et en associant le débat théorique à l’analyse empirique de ce développement. Il est composé de textes anciens et d’analyses récentes. Pour cette raison, d’autres chercheurs que Cheng Enfu ont contribué à son écriture. C’est lui, cependant, qui en a réalisé la rédaction principale, la mise en cohérence et le montage actuel.
L’introduction de ce livre traite principalement du marxisme. C’est une introduction aux conceptions théoriques de l’auteur et à l’usage qu’il en fait. Pour Cheng Enfu, le Marxisme (avec un grand M) ne saurait être réduit au marxisme des chercheurs, que je me permets d’appeler ici le « marxisme individuel » ou « de groupe ». Il ne saurait pas davantage l’être au marxisme mis en oeuvre par le PCC et ses institutions, ce que je vais appeler le « marxisme collectif ». Le Marxisme serait la réunion et la dialectique vivante de ces deux pôles. J’en déduis que les analyses figurant dans ce livre ne sont pas celles de l’officialité. Ce sont celles d’un individu, travaillant avec d’autres, profondément soucieux du bonheur de son peuple et de l’indépendance de son pays, jugeant indispensable le rôle du PCC pour penser et conduire le développement chinois tant au plan pratique que théorique, mais assumant, en tant qu’individu, ce qu’il écrit, et faisant part, si nécessaire, de ses réflexions personnelles.
Le chapitre 1 (105 pages) rend compte du » modèle chinois de développement » et l’explique. Cheng Enfu recense neuf modèles de ce genre, dont, pour les pays capitalistes, le modèle allemand, ou social-démocrate, le modèle anglo-saxon, ou libéral, le modèle de l’Asie de l’Est, le modèle du consensus de Washington, ou de l’Amérique latine, le modèle de la « thérapie de choc », et pour les pays socialistes, le modèle soviétique, le modèle cubain, le modèle vietnamien, le modèle chinois. Parler de modèle ne signifie pas que ces formes économiques soient, pour lui, des exemples à suivre. Cela désigne les caractéristiques particulières et fortes du développement dans un pays ou dans un ensemble de pays, à un moment donné. Pour la Chine populaire, son modèle actuel serait défini par quatre traits majeurs : 1) l’existence d’un système diversifié de formes de propriété des entreprises avec dominante de la propriété publique chinoise, 2) des modalités de distribution du revenu monétaire, centrées sur le travail, 3) l’existence d’un marché des biens et des services, lui aussi diversifié et placé sous la conduite de l’État, 4) l’ouverture de l’économie sur l’économie mondiale. Les succès remportés par l’économie chinoise, en voie aujourd’hui d’être globalement la première du monde même si elle ne l’est pas en produit par tête, seraient dus, selon l’auteur, à l’action combinée de ces quatre pôles et à l’attention permanente accordée par le PCC à l’amélioration de leur fonctionnement et de leurs interactions.
Je crois que ces faits commencent à être connus. Aussi vais-je passer aux chapitres 2 et 3 (respectivement 47 et 48 pages), consacrés aux différents modèles de développement économique ainsi qu’à l’examen de la « nouvelle normalité » chinoise. Pour analyser ces modèles, Cheng Enfu distingue trois grands corps théoriques. Le premier est celui de « l’économie de l’offre ». C’est le mode de fonctionnement capitaliste par excellence. Ce sont les « offreurs », les capitalistes, qui créent la demande et la satisfont plus ou moins. Le deuxième est celui de « l’économie de la demande ». Le troisième est celui de « la relation entre économie de l’offre et de la demande ». On peut dire que les économies capitalistes ont subi le commandement de plus en plus chaotique de l’offre jusqu’au milieu du XXe siècle. Après 1945, l’économie est devenue une économie de la demande, sous la pression combinée et contradictoire des entreprises et des salariés. Depuis les années 1970, l’économie capitaliste est redevenue une économie de l’offre, mondialisée, aujourd’hui en crise profonde et durable.
Par différence avec les économies capitalistes, les économies socialistes sont mues par une relation socialement réfléchie et conduite, entre économie de l’offre et économie de la demande. Dans un régime capitaliste, la dialectique de ces deux pôles est celle des luttes permanentes entre les capitalistes et les salariés. C’est une dialectique chaotique, peu ambitieuse eu égard aux possibilités techniques de notre époque. Dans une société socialiste, il devient possible de prendre du recul et de la hauteur. La démocratie populaire et socialiste est la forme que la complexité de notre temps rend nécessaire.
Derrière cette représentation, c’est aussi celle du fonctionnement de la loi de la valeur des marchandises, que Cheng Enfu mentionne. Penser le socialisme en comparaison du capitalisme suppose de penser que l’économie était antérieurement centrée sur le Capital, lequel est par définition morcelé par l’essence privée de ses rapports, puis socialisé a posteriori à l’aide du marché capitaliste. La valeur des marchandises y fonctionne comme une loi, même si les capitaux monopolistes apportent de considérables perturbations à son fonctionnement « de libre concurrence ». Avec le socialisme, l’économie est désormais unifiée et socialisée a priori pour la satisfaction explicite des besoins du Peuple et de la Nation, tout en fonctionnant dans le cadre d’un marché socialiste où prévaut la rentabilité sociale. La valeur des marchandises y demeure opérationnelle mais son fonctionnement et son importance en sont profondément modifiés. Sa théorisation se doit d’en refléter les changements.
Mais la principale idée présentée et développée dans ces chapitres est celle de la « nouvelle normalité », une notion d’usage aujourd’hui courant désignant les traits essentiels d’une situation donnée. Que signifie cette notion pour l’économie chinoise ?
En 2012, lorsque le président Hu Jingtao termina son mandat, le monde venait de subir une très grave crise financière. Il n’en est d’ailleurs pas sorti. La Chine participa alors activement à la relance de l’économie mondiale en y injectant 595 milliards de dollars. Il apparut cependant que la relance en question était impropre à résoudre la crise mondiale, dont la cause majeure est l’existence du Capital monopoliste. Elle ne faisait que l’encourager. Dans le contexte d’une crise qui s’annonçait profonde et durable, la Chine devait se protéger. C’est ainsi que se forgea l’idée d’une « nouvelle normalité économique chinoise », laquelle devint opérationnelle à partir de 2015. Le développement économique de la Chine avait été principalement quantitatif et très lié au marché mondial. Il lui fallait reposer désormais sur la qualité et sur le marché intérieur. Comme le montre Cheng Enfu dans le chapitre 3 de son livre, la nouvelle normalité économique chinoise met en œuvre et développe, en libérant au maximum leurs interactions : le développement intensif de l’activité scientifique et du progrès technique, la préoccupation constante de l’écologie, le rôle propre de l’État, l’importance accrue du marché intérieur, la coordination entre les agents, le partage de la richesse entre tous.
Je crois que nous, Français, qui luttons péniblement, et comme Sisyphe de manière toujours recommencée, pour le maintien de notre pouvoir d’achat et de nos régimes de retraite, devrions méditer l’exemple chinois et penser à « la nouvelle normalité » que le socialisme nous permettrait de construire et d’atteindre.
Le chapitre 4 (58 pages) est sans doute l’un des plus intéressants de ce livre. Il porte sur les inégalités entre riches et pauvres, entre régions, entre villes et campagnes, entre secteurs industriels et de services. Comment réduire ces inégalités qui mettent en cause la cohérence de la société ? Les dirigeants chinois ont cru que le développement de la richesse, inauguré à l’époque de Deng Xiaoping, aurait pour prolongement un ruissellement qui répartirait sur chaque membre de la population, ou sur chaque région, ou sur chaque secteur d’activité, les bienfaits de la richesse générale. Ils ont cru que la politique économique et la fiscalité seraient en mesure de réduire aisément l’inégalité des situations.
Force est de constater que les choses ont été plus compliquées. Cheng Enfu cite plusieurs études, produites par des chercheurs chinois sur ce sujet. La Chine de Mao était pauvre mais plutôt égalitaire. La Chine de la Réforme est devenue riche en même temps qu’inégalitaire. C’est l’un des mérites de la nouvelle équipe de dirigeants chinois, conduite pas Xi Jinping, que de s’être attaquée à ces deux grandes sources de l’inégalité sociale que sont « la corruption de masse » et « la pauvreté de masse ». Mais ce n’est qu’une partie du combat et ce n’en est que le début. On lira, certainement avec intérêt, les réflexions que Cheng Enfu avance pour le mener. Je dois dire, pour avoir un peu fréquenté cet auteur, qu’il s’est personnellement et avec insistance « mouillé » auprès des membres du gouvernement chinois pour attirer leur attention sur la gravité de cette situation.
Les trois derniers chapitres (en tout 100 pages) portent respectivement sur le rôle de l’État dans les rapports marchands, sur l’ouverture de l’économie chinoise aux capitaux étrangers, sur les nouveaux rapports que la Chine préconise de faire prévaloir dans les relations internationales.
Au total cet ouvrage met à notre disposition une approche chinoise et marxiste de la Chine contemporaine. On peut espérer que l’édition que Le Temps des Cerises envisage d’en faire permettra à ses lecteurs d’enrichir leur connaissance de la Chine et leur approche du socialisme.