Les terribles dessous du ralentissement allemand

Bruno Odent

Bien pire qu’une mauvaise passe conjoncturelle le coup de froid subi par l’économie allemande, en légère récession en 2023 (-0,3 %), est le résultat d’une détérioration du cadre même qui fit la force du modèle industriel exportateur germanique. 2024 devrait voir confirmée et même aggravée cette tendance, la guerre en Ukraine et l’explosion concomitante des coûts de l’énergie ne jouant finalement qu’un rôle amplificateur d’une évolution régressive entamée depuis plusieurs années.

La locomotive allemande s’enroue. La première puissance économique de la zone euro donne de sérieux signe de fatigue. La légère récession qui l’a frappée en 2023, selon l’office fédéral des statistiques (Destatis) (-0,3 %) pourrait bien se confirmer rapidement, voire s’intensifier en 2024, comme l’anticipent déjà plusieurs instituts de conjoncture. Pour l’IFO de Munich, la contraction de l’économie s’accentuerait ainsi, cette année (-0,5 %).

L’industrie exportatrice, point fort de l’économie du pays, est touchée de plein fouet. La production industrielle s’est contractée de 1,5 % sur l’ensemble de l’année dernière. Et elle subit depuis 7 mois un recul continu. Le début d’année 2024 est marqué d’une tendance analogue. La demande est en berne. À l’extérieur, comme à l’intérieur où la consommation stagne.

À l’origine de ce ralentissement un dangereux mélange se fait jour : il allie des causes en principe plutôt conjoncturelles à de redoutables dysfonctionnements structurels, très préoccupants pour l’avenir de la machine économique allemande. Comme pour celui de ses partenaires de l’Union Européenne, France en tête.

Les exportations souffrent d’une réduction des commandes extérieures en biens d’équipements et en machines outil, points forts de l’outil de production germanique. Les pays dits du Sud global qui contribuaient largement jusqu’alors à stimuler les débouchés des entreprises allemandes font face à de grosses difficultés provoquées par les hausses de taux d’intérêt de la réserve fédérale états-unienne et de la Banque Centrale Européenne (BCE).

L’accès au crédit devenu cher et compliqué pèse sur les investissements de tous les acteurs publics et privés. Et les achats des puissances émergentes ralentissent. Une situation d’autant plus préjudiciable pour les débouchés de l’industrie allemande que son premier partenaire commercial, la Chine, diminue également ses commandes. Si ce pays subit aussi un indéniable ralentissement, les premières décisions du gouvernement berlinois, répondant aux pressions de Washington, pour un désengagement progressif, le « découplage » d’un rival « systémique » commencent à se faire sentir. Tout comme la capacité croissante de la Chine à fabriquer elle-même les productions jadis exportées par l’Allemagne. Jusqu’à concurrencer sérieusement celle-ci dans la fabrication de voitures électriques.

Sur le plan intérieur, le net renchérissement du coût de l’énergie provoqué par la guerre en Ukraine a contribué à nourrir une inflation, mesurée encore à 5,9 % en 2023, parmi les niveaux les plus élevés de la zone euro. La consommation intérieure a été asphyxiée par les baisses du salaire réel enregistrées dans l’immense majorité des secteurs d’activité. Ce qui s’est, au passage, illustré par une montée des résistances sociales avec une recrudescence de conflits sociaux plutôt atypique d’un modèle réputé consensuel.

Le fonctionnement de l’industrie exportatrice de la première économie de la zone euro est d’autant plus sérieusement mis à mal par les bouleversements, nés de la guerre en Ukraine que ceux-ci alimentent des contradictions qui avaient déjà commencé à miner le système de l’intérieur. Pour quatre raisons essentielles, les préalables jadis si favorables au modèle allemand sont sapés, voire anéantis.

1/ Le plongeon dans l’époque de l’atlantisme le plus débridé

Au lendemain du déclenchement de la guerre en février 2022, le chancelier Scholz proclamait un changement d’époque (Zeitenwende) : la constitution d’un fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros, autorisé à déroger à toutes les règles budgétaires, pour faire de la Bundeswehr (l’armée fédérale) le pilier essentiel de l’alliance atlantique en Europe, donnait le signal de l’entrée dans cette nouvelle ère. Berlin allait accepter de couper très vite ses liens commerciaux avec Moscou. En particulier, les accords stratégiques passés sur la livraison de gaz naturel russe bon marché, destinés à booster la compétitivité énergétique du made in Germany.

Le caractère brutal et sans appel de ce choix s’est illustré par l’explosion des gazoducs Nordstream en mer Baltique: l’industrie allemande a vu très rapidement se renchérir le coût de l’énergie. Au point que les plus gros consommateurs d’électricité, comme les géants de la chimie Bayer et BASF, ont subi ensemble des pertes de plus de 5 milliards d’euros en 2023 et ont commencé à fermer des sites et à délocaliser une partie de leurs productions.

Au même moment, les firmes états-uniennes tiraient les plus grands profits de la nouvelle donne : celles de l’armement comme Lockheed Martin, producteur du bombardier furtif F 35, aussitôt commandé par la Bundeswehr, comme celles de « Big Oil », ces géants de l’extraction de combustibles fossiles. Ceux-là ont fourni l’essentiel du gaz naturel liquéfié, obtenu le plus souvent par la technique très polluante de la fracturation hydraulique, à une Allemagne qui s’est prestement équipée de très coûteux ports d’accueil de navires méthaniers. L’application du principe présenté comme intangible de « l’économie sociale et écologique de marché », inscrit dans les tables du contrat de gouvernement des trois partis au pouvoir, a achevé de nourrir l’explosion des prix sur les marchés allemands, comme sur celui du marché intégré européen de l’électricité

2/ Le piège d’une hyper-austérité institutionnalisée

Dans leur contrat de gouvernement, les trois partis coalisés au sein du gouvernement du chancelier Scholz se sont entendus sur un rétablissement dès cette année 2024 de la plus stricte orthodoxie budgétaire. Une « règle d’or  » inscrite dans la constitution en 2009 par les partis de la grande coalition d’Angela Merkel (CDU et SPD) alors au pouvoir limite le déficit budgétaire fédéral à 0,35 % du PIB et interdit aux Länder d’ouvrir la moindre ligne de crédit au-delà de leurs rentrées fiscales annoncées pour n’importe quel projet, même s’il revêt un intérêt public majeur.

Ce frein à la dette (Schuldenbremse) fut suspendu durant la période Covid et en raison du déclenchement de la guerre en Ukraine, jusque fin 2023. Les partis de la coalition, pressés par le tribunal constitutionnel de Karlsruhe, ont décidé en décembre dernier de le rétablir, comme prévu, à compter du 1er janvier 2024. Au plus mauvais moment. Car sa mise en œuvre contraint le gouvernement à procéder à quelques 60 milliards de coupes par rapport aux prévisions budgétaires initiales. Et cela au moment même où le pays accumule des retards d’investissements gigantesques, héritage déjà de cette austérité institutionnalisée.

Tous les domaines d’intérêt publics sont touchés : de la réparation non effectuée des ponts autoroutiers qui contraint les automobilistes à des détours et à des pertes de temps fantastiques, aux grands aménagements de la transition énergétique, et à l’expansion du réseau ferré peu émetteur de CO2 et porteur d’une autre conception de la mobilité, en passant par la construction de nouveaux établissements de santé, jusqu’à la formation en générale, et en particulier celle délivrée par le secteur sinistré de l’école publique.

Sans compter les coupes de subventions destinées au diesel des machines agricoles. Ce qui a nourri la colère des paysans au début de l’année 2024. Ni l’augmentation décidée d’une taxe sur les émissions de CO2 qui aura pour principal effet d’augmenter les prix de l’énergie et de l’essence pour les plus modestes. Les rationnements visent aussi d’importantes dépenses sociales, comme celles destinées à lutter contre la pauvreté des enfants, un phénomène devenu massif dans la première économie de la zone euro, amputés de 9 milliards d’euros sur plusieurs années.

De telles mesures qui vont peser encore davantage sur le pouvoir d’achat des travailleurs ne peuvent qu’accentuer les tendances négatives observées en 2023.

3/ Un modèle social rhénan à bout de souffle.

Les dérégulations entamées au tournant des années 2000 par le gouvernement SPD/Verts du chancelier Schröder atteignent une dimension toujours plus contreproductive. Dans la suite des lois Hartz qui ont réformé le marché du travail en précarisant des millions d’individus, se sont formées des trappes à bas salaire d’où il est devenu quasi impossible de s’extirper. Ce qui jure aujourd’hui avec les besoins de main d’œuvre qualifié non satisfaits qui mettent à mal une économie numérisée de plus en plus exigeante sur le niveau de formation des salariés.

Le vieux modèle rhénan, longtemps gage des hautes performances de l’économie ouest-allemande, n’est plus que l’ombre de lui-même. Dans les Länder d’Allemagne orientale, seulement un tiers des salariés est couvert par un accord tarifaire (l’équivalent de nos conventions collectives). Tous les autres sont livrés au bon vouloir patronal et soumis quasi en direct à la loi du marché. Et, 35 ans après la réunification, les salaires est-allemands sont toujours inférieurs de 12 % à ceux de l’Ouest, soulignent toutes les études statistiques.

Quant à l’Allemagne occidentale, elle est très loin d’être sortie indemne d’un processus de dérégulation instamment réclamé par le capital qui fut poursuivi par les pouvoirs successifs. Désormais seulement un peu moins d’un salarié ouest-allemand sur deux, selon l’office des statistiques Destatis, bénéficie d’un accord tarifaire (convention collective).

La mise en place d’un salariat à plusieurs vitesses affaiblit les syndicats. Très présents partout où ils peuvent encore établir un véritable rapport de force dans les négociations tarifaire de branche au sein de certaines grandes entreprises, ils disparaissent ailleurs quasiment de la circulation. C’est à dire des lieux où travaillent désormais une majorité de salariés.

Les déséquilibres induits par ce type de société sont sources de toutes les frustrations et de toutes les craintes de déclassement. En les instrumentalisant, l’AfD (extrême droite nationaliste), s’est hissé, selon tous les sondages, en second parti sur l’échiquier politique derrière la démocratie chrétienne (CDU). Avec une corrélation géographique presque parfaite entre l’influence de ce parti (en tête, par exemple, en Saxe et en Thuringe à plus de 35 %) et le niveau des souffrances sociales infligées aux populations. De quoi nourrir les pires inquiétudes après le serrage du frein à la dette « Les coupes dans les dépenses pour les services publics vont avoir un effet dévastateur pour le maintien même de la cohésion de la société », analyse Frank Werneke, le chef du syndicat VerDi des services. 

4/ L’effet boomerang de la paupérisation du monde du travail et des seniors

La réduction de leurs salaires réels par l’inflation nourrit chez de nombreux salariés un sentiment d’injustice qui a pu déboucher sur des luttes sociales souvent victorieuses dans les entreprises où il existe encore une forte représentation syndicale. Après des luttes d’une dimension et d’une intensité atypique les cheminots, puis les conducteurs de locomotives, les salariés de la fonction publique, de la poste, de la métallurgie ou de la Lufthansa ont réussi à obtenir des augmentations compensant souvent sur une certaine période, les pertes de pouvoir d’achat occasionnées par l’inflation. Mais pour la majorité de la population salariée l’augmentation des prix a été et continue d’être très douloureusement ressentie.

C’est pire encore pour les retraités qui constituent désormais près du quart de la population allemande. Le système à deux vitesses entre salariés encore couverts par un accord tarifaire de branche (convention collective) et les autres désormais majoritaires, prend une forme très abrupte chez les retraités. Ceux, qui ont fait généralement carrière dans une grande entreprise, bénéficient d’une « retraite maison » complémentaire et disposent de pensions dont le niveau est encore correct. Mais tous les autres sont tributaires des seuls versements du système dit « légal » de retraite par répartition. Signe particulier : la valeur des pensions s’est considérablement contractée à la suite de multiples réformes qui ont fragilisé ce système au cours des deux dernières décennies. Le taux de remplacement qui mesure la différence entre le dernier salaire net et le montant de la pension, s’est effondré. Il ne constitue plus désormais que 48 % de l’ancienne rémunération nette. Ce qui a contribué à l’irruption d’un phénomène très répandu de misère chez les seniors quand, par exemple, un salarié qui gagnait 2 500 euros nets n’en touche plus, une fois en retraite, que… 1200.

Les conséquences sur la consommation, et donc la demande intérieure, de cette précarisation massive d’une majorité de salariés et de retraités promettent de s’aggraver encore tant les logiques systémiques mises en place s’inscrivent dans la durée.

Pour faire face à la misère des retraités (die Senior Armut), le gouvernement tripartite du chancelier Scholz envisage ainsi début février 2024 de mettre en avant son projet de réforme qui consiste à promouvoir sous couvert de « pérennité générationnelle »un système par capitalisation subventionné initialement par l’État. Mais un tel système, dépendant des marchés financiers et de l’évolution des cours de la Bourse, va nourrir de terribles effets pervers. À l’exact opposé du rétablissement souhaité des équilibres du système, comme l’illustre si fortement, dans ce domaine, le contre-exemple états-unien.