Bruno Odent
Tandis que d’immenses défis taraudent l’avenir de l’Union Européenne et de ses États membres, les grandes priorités d’Emmanuel Macron –- fuite en avant dans la course aux armements avec l’Europe de la défense, renforcement sécuritaire de la forteresse anti-migrants et aliénation de l‘outil monétaire aux logiques de marché – contredisent les intérêts des travailleurs français comme ceux de leurs collègues des peuples d’Europe.
Emmanuel Macron tente d’annexer l’Europe. Il utilise la présidence tournante de l’Union Européenne (UE) qui échoit à la France en ce premier semestre de l’année 2022 pour en faire un argument de campagne électorale. Il s’est emparé du véritable enjeu que constituerait un réel renforcement d’une « autonomie européenne » dans un monde plus multipolaire, pour justifier des transformations de l’UE qu’il entend mettre au menu de sa Présidence Française de l’Union Européenne (PFUE).
Le problème c’est que pour faire face aux besoins bien réels de transformation de l’Europe, il met l’accent sur les aspects les plus rétrogrades de la politique extérieure de la classe dirigeante française. De la politique dite de défense et de sécurité, à la gestion de l’immigration jusqu’à la soumission la plus empressée à des règlements monétaires sous influence, toutes ses priorités en portent la marque.
L’importance des sujets que le président sortant a placé ainsi dans son collimateur ne fait pas de doute. Les coups de poker diplomatiques à haut risques et les bruits de bottes aux frontières de l’UE s’intensifient. La xénophobie grandit en même temps que les scandales du refus d’assistance à êtres humains migrants en danger. Et la Banque Centrale Européenne (BCE) contredisant, de fait, le bien commun des Européens sur lequel cette institution devrait veiller, met en œuvre des politiques monétaires qui permettent aux marchés financiers de se gaver de liquidités gratuites jusqu’à approcher l’overdose et risquer l’éclatement d’un krach historique.
L’Europe de la course aux armements
C’est à la « défense européenne » que Macron consacre le plus gros de ses efforts. Rien de bien nouveau. Depuis des années, les présidents français successifs en mal de rétablir le rôle de Paris dans l’UE et la puissance d’une France très affaiblie pour cause de désindustrialisation, jouent de ses capacités militaires et des attributs que lui conférerait sa force de frappe nucléaire.
Pour mener à bien son offensive sur ce terrain, l’actuel hôte de l’Élysée s’efforce de cultiver le concept d’Europe puissance. Il fait valoir que la France a vocation à piloter pareille entreprise, en organisant démonstrativement, dès le début de la PFUE en janvier 2022, une réunion avec les ministres européens de la défense et des affaires étrangères à Brest, à quelques encablures des fleurons sous-marins nucléaires tricolores, pour y faire adopter une « boussole stratégique » de l’UE. Le document passe en revue les menaces auxquelles serait soumise l’Europe et développe sur les efforts militaires supplémentaires auxquels il faudrait que les états-membres consentent dans leurs budgets nationaux.
Il est relevé la nécessité de porter d’ici le milieu de la décennie les dépenses militaires de chacun à 2 % de son PIB comme l’exige l’OTAN et comme l’applique avec une grande discipline la France sous l’égide d’Emmanuel Macron. Il faudrait, est-il précisé, que l’Europe puisse se doter d’ici à 2025 d’une force de projection militaire de quelques 5 000 hommes, une sorte d’embryon d’armée européenne chère aux conceptions fédéralistes du président de la République.
La principale justification d’un tel effort militaire tiendrait au besoin de ne plus dépendre à l’avenir de l’appui logistique de l’armada états-unienne. Mais en fait la rhétorique de « l’Europe de la défense » cache mal une volonté d’intégration atlantiste toujours plus étroite et conforme aux demandes de Washington. D’ailleurs l’un des invités vedette de la réunion avec les ministres européens à Brest fut le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg en personne.
Il s’agit bien moins de s’émanciper de la houlette de l’Oncle Sam que de partager davantage avec lui le fardeau du déploiement des efforts de guerre. « L’Europe de la défense », insiste d’ailleurs le locataire de l’Élysée en toute occasion, doit « être compatible avec l’OTAN ». Le message vaut particulièrement pour des États membres et non des moindres, comme l’Allemagne, qui rechignent encore à se laisser entraîner dans cette course aux armements et à augmenter leurs dépenses en achats fort coûteux de matériels militaires parfois français mais surtout états-unien.
L’Europe et la paix ont tout à perdre à se laisser entrainer sur ce terrain. Il faudrait, plutôt que de se précipiter dans les fourgons de l’OTAN et de Washington, notamment sur l’Ukraine, faire entendre depuis Paris une voix forte et déterminée à ne pas laisser l’UE se perdre dans un conflit qui pourrait ravager à nouveau ses territoires et ses peuples. L’UE n’a rien à gagner à placer son destin entre les mains du surarmement, prenne-t-il l’aspect d’avions Rafale, de sous-marins nucléaires d’attaque, comme le Suffren, leur dernier né, ou de super-frégates de l’aéronavale. Il faut orienter la politique extérieure de Paris et de Bruxelles dans un tout autre sens.
Plutôt que de nourrir la course aux armements impulsée par l’impérialisme états-unien contre Moscou, et surtout Pékin en arrière-plan, la France aurait tout intérêt à s’appuyer sur les acquis des politiques de détente avec la Russie. Héritées d’une époque où une guerre froide menaçait déjà de déclencher un cataclysme sur le vieux continent, elles peuvent servir de base à la mise en place d’une solide alternative fondée sur la paix.
L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), principal acquis de cette diplomatie de la détente, ou Ostpolitik, impulsée jadis par le chancelier allemand Willy Brandt, constitue déjà un précieux lieu de dialogue pour tenter de négocier une désescalade et éviter l’éclatement d’une guerre en Ukraine aux conséquences incalculables pour le continent. Une OSCE grand format serait le meilleur moyen de garantir durablement la paix. Il faudrait en faire le vecteur essentiel d’une vraie politique de sécurité européenne. En quittant l’OTAN et en appelant les peuples européens à déserter l’Alliance, ce poison de la surenchère militariste.
Grand format, cette OSCE servirait non seulement la détente mais aussi le développement des échanges politiques, économiques, sociaux, universitaires commerciaux, culturels… De quoi fournir de vraies antidotes à la paix ; contre les apprentis sorciers qui aujourd’hui, de Washington à Moscou, entendent instrumentaliser la course à la guerre dans l’espoir de soigner leur santé politique défaillante.
La criminelle illusion d’un continent retranché.
Il est un autre domaine sécuritaire dont Emmanuel Macron veut faire la priorité de la présidence française de l’union Européenne (PFUE), c’est celui de l’endiguement de l’immigration. Le président français entend impulser une politique qui rende le plus imperméable possible le passage des frontières extérieures de l’UE. Il prône une transformation des accords de l’espace Schengen, présentant une surveillance accrue des frontières extérieures de l’UE comme une contrepartie indispensable à la libre circulation des citoyens entre les territoires de ses 26 États membres. Le président français veut l’instauration d’un « conseil de pilotage » qui permettrait à une sorte de petit exécutif européen de réagir pour prendre des dispositions en cas de crise à certaines frontières, comme celle surgie en 2021 entre la Biélorussie et la Pologne. Ferme et martial, le président français va jusqu’à envisager la création d’une force policière européenne « de réaction rapide » qui fournirait les moyens aux pilotes du Conseil de Schengen appelé de ses vœux, de se porter sur une frontière extérieure pour y repousser manu militari un flux indésirable de migrants.
Le locataire sortant de l’Élysée veut démultiplier les moyens accordés à Frontex, cette police des frontières extérieures de l’UE. Ses effectifs, forts de moins d’un millier d’hommes à sa création en 2016, ont été portés à 10 000 en 2020, avec l’appui ostensible de Paris au Conseil européen. Quant aux moyens de Frontex, ils ont été multipliés par 5 entre 2018 et 2020, passant de 1,7 à 10 milliards d’euros.
Ce sont en fait les pays les plus infectés par le poison nationaliste, constructeurs de murs comme Viktor Orban, qui imposent, de fait, leur manière de voir à l’ensemble de l’UE. Tout comme les décisions du président français s’efforcent bien davantage, dans l’Hexagone, de répondre aux surenchères xénophobes et identitaires des candidats de droite et d’extrême droite à la présidentielle, que de les combattre. Tant les décisions prises au Conseil européen s’inscrivent dans une logique de fermeture des frontières extérieures.
Le droit d’asile est systématiquement piétiné. Les pays de l’autre rive comme la Turquie ou la Libye sont chargés d’établir des « hot spots ». Traduisez : des camps où doivent s’entasser sans aucune visibilité et dans une attente interminable des procédures éventuelles d’autorisation, ceux qui fuient misère, guerres, persécutions ou conséquences du dérèglement climatique.
Du coup les tragédies s’enchaînent pour tous ceux qui, découragés et portés par le désespoir, tentent de passer malgré tout sur des rafiots de fortune. Le nombre de migrant morts en mer au large de la Libye ou de Calais bat record sur record d’année en année. Selon le macabre décompte de l’Organisation Internationale des Migrations (OIM), 1 146 personnes sont mortes en Méditerranée au premier semestre 2021. C’est deux fois plus que le chiffre établi par l’OIM l’année précédente sur la même période, (513 morts).
Une tout autre politique est indispensable pour mettre un terme à la criminelle illusion de l’Europe forteresse à laquelle se rend le président français. Plus de murs, plus de contrôles, plus de répression c’est toujours plus de morts. Le creusement inédit des inégalités et des déséquilibres territoriaux porte la marque d’un capitalisme financiarisé qui alimente toutes les tragédies qui conduisent des millions de femmes et d’hommes à choisir de tout quitter sans plus se préoccuper des risques encourus. Tant ils ont le sentiment d’être condamnés et donc de ne plus rien avoir à perdre.
Un combat de libération de l’Europe doit être engagé sur ce terrain si sensible de l’immigration. Il convient de le mener en parallèle et avec la même intransigeance que celui qu’il faut conduire pour faire reculer les fauteurs de haines, fachos quasi revendiqués ou démagogues des droites et de l’extrême droite. Les communistes, des syndicalistes, une multitude d’acteurs de la vie associative, de citoyens du monde le conduisent déjà pour le respect du droit d’asile, comme du devoir d’accueil. Une autre civilisation fraternelle et solidaire doit être mise à l’ordre du jour.
BCE et menaces de krach.
Les observations les plus alarmantes se multiplient sur l’éclatement prévisible d’un krach financier historique suite aux gonflements de formidables bulles financières. C’est l’aboutissement d’un long processus de financiarisation mis en œuvre au cours des dernières décennies. Les choix adoptés pour faire face à la pandémie de coronavirus, à ses périodes de confinement et d’arrêt des activités, ont brusquement accéléré les tendances lourdes apparues dans la période antérieure. Le « quoi qu’il en coûte » que formula Emmanuel Macron consista, pour l’essentiel à lancer ou à accompagner des fuites en avant dans des politiques très accommodantes pour les marchés financiers et donc les rentes versées au capital.
La Banque Centrale Européenne (BCE), comme tous les grands instituts d’émission des grandes puissances capitalistes, la FED aux Etats-Unis, la Banque d’Angleterre au Royaume Uni ou la BoJ, la banque centrale japonaise, ont ramené leurs taux directeurs vers zéro et ils sont intervenus sur les marchés en rachetant massivement des obligations ou des emprunts d’État.
La BCE prévoit certes de mettre un terme fin mars 2022 à son programme d’Achat d’urgence Pandémie (PEPP) d’une valeur de plus de 1800 milliards d’euros. Elle devrait cependant poursuivre au-delà de cette date des interventions plus classiques sous forme de programmes d’allégement quantitatif (quantitative easing).
Autrement dit : les instituts d’émission se sont servis et se servent largement encore début 2022 de la planche à billets pour déverser des flots de crédits gratuits sur les poids lourds du capital. Ceux-là se sont saisi de l’aubaine pour accroître comme jamais leurs rentes financières, immobilières, minières, et faire bondir la valeur de leurs actions, comme le prouve l’enrichissement record d’un lot de milliardaires qui incarnent la domination du grand capital en parallèle d’un creusement jamais vu des inégalités (1).
Seulement, cette orientation débouche sur une terrible impasse. Les valorisations délirantes des actions et des titres ont provoqué une inflation d’origine financière. A lui seul, l’encours des titres ETF, création à l’origine du géant de Wall Street, BlackRock, a atteint quelques 10 000 milliards de dollars (8 500 milliards d’euros). Signe particulier : ces titres sont indexés directement sur les indices boursiers. Plus ceux-ci montent, plus leur valeur explose. Ils ont ainsi largement contribué à l’exubérance des marchés. En cas de retournement de conjoncture, ils seraient à coup sûr un des principaux vecteurs d’un écroulement des Bourses.
Avec le retour à un fonctionnement de l’activité débarrassé peu à peu des contraintes Covid, cette inflation financière a commencé à se transmettre à l’économie réelle, alimentant une bonne part des brusques hausses des prix enregistrées de chaque côté de l’Atlantique (au-dessus de 7,5 % aux Etats-Unis et de 5 % en Europe).
La hausse des taux d’intérêt est l’outil standard employé pour faire face à l’inflation. Classiquement, son actionnement est destiné à empêcher que la hausse des prix ne rogne le rendement des placements. Il induit un retour vers l’austérité avec surveillance des salaires, dont l’augmentation est présentée comme facteur d’entrée dans une « spirale inflationniste ». Sauf que, cette fois ci, compte tenu de la taille monstrueuse des multiples bulles financières qui surplombent l’économie, la manœuvre s’annonce plus que délicate.
La Fed états-unienne a déjà fait part de sa volonté de cesser ses allégements quantitatifs et d’augmenter ses taux d’intérêt, dès ce mois de mars 2022. La banque d’Angleterre a déjà légèrement augmenté les siens au début de l’année. Quant à la BCE, sa présidente Christine Lagarde tergiverse encore. Elle laisse clairement entendre toutefois qu’elle pourrait envisager, dès cette année, une politique monétaire plus restrictive.
Dilemme : une hausse du loyer de l’argent sifflerait la fin des opérations à grands renforts de crédits gratuits. Après l’orgie financière à laquelle on a assisté ces deux dernières années, une telle orientation pourrait entraîner de terribles décrochages boursiers. Jusqu’où ? Compte tenu de la gigantesque dimension de l’enflure financière, plusieurs observateurs, parmi les plus avertis des marchés, voient se profiler l’ombre d’un «superkrach». Comment siffler la fin de politiques monétaires très accommodantes sans précipiter l’Europe dans une débâcle économique ?
L’enjeu est devenu manifeste. D’autant que l’aiguisement de la contradiction autour des taux d’intérêt, du niveau comme du rythme de leur hausse, se complique d’un contexte européen où des divergences entre économies du nord, autour de l’ex zone Mark, et du sud de l’Europe se sont creusées de nouveau durant la période coronavirus.
En fait, le caractère proprement ingérable de la situation selon les critères de l’orthodoxie monétaire souligne l’urgence de rupture pour éviter la catastrophe programmée par le capitalisme financiarisé. Il faut enfin mettre les choses à l’endroit dans l’intérêt du financement des économies, dans celui des travailleurs comme des citoyens français et européens.
Une politique expansive du crédit avec un maintien du loyer de l’argent au plus bas niveau est indispensable. Simplement il faut tirer enseignement des conséquences qu’a eu celle mise en œuvre jusqu’ici. Il est temps, soulignent de longue date les économistes communistes, de « mettre en place une nouvelle sélectivité de ces crédits gratuits » pour qu’ils financent les activités si nécessaires aujourd’hui aux travailleurs et aux citoyens français et européens dans leur immense majorité : pour le développement de vrais emplois bien rémunérés, pour la formation et la qualification des salariés ; pour les services publics, pour mettre en place un système sécurisant les travailleurs et leur promotion professionnelle tout au long de leur vie, en France et en Europe, en coopération ; pour investir dans un mix énergétique le plus dé-carboné ; pour lutter contre le réchauffement climatique…
A l’inverse il ne faut plus que cet argent gratuit alimente la boursouflure financière. Son taux d’emprunt doit être porté à des niveaux dissuasifs pour toutes les opérations n’ayant pas de retombées en investissements concrets et utiles. Il faut sevrer de crédits gratuits les gestionnaires du capital qui n’ont d’autres soucis que de faire croître les profits financiers, shooter le cours des actions, spéculer avec l’immobilier ou les matières premières.
On pourrait créer dès maintenant un fonds européen de développement social et écologique solidaire, refinancé à taux nul auprès de la BCE. Sa vocation serait de financer avec des crédits gratuits, voire bonifiés, avancent les économistes du PCF, les investissements des Européens dans des biens communs, des services publics, des grands projets en coopération pour le développement des contrées les plus défavorisées, la sauvegarde du climat, etc.
Un tel fonds européen cadre avec les législations européennes en vigueur. Ce qui permettrait d’intervenir vite, sans attendre une aussi hypothétique que lointaine révision des textes de l’UE, compte tenu de l’urgence et de l’ampleur des moyens à déployer face aux défis qui assaillent la France, l’Europe et l’humanité.
L’accès aux décisions sur le crédit comme sur les grandes orientations économiques et monétaires ne doit plus être confisqué par les serviteurs du capital mais devenir l’affaire de tous. Et singulièrement des travailleurs dans leurs entreprises. Il faut sortir de cet absolutisme patronal qui les prive de toute capacité d’orienter les choix de gestion de leur firme. Accéder à ce nouvel âge démocratique avec de nouveaux pouvoirs pour les travailleurs est devenu une des principales clés de l’émancipation et du progrès en ce début de XXIe siècle.
- Rapport d’Oxfam in L’Humanité du 17 janvier 2022.