Bruno Odent
L’Allemagne se conforme à grande vitesse à une nouvelle géopolitique, une stratégie internationale qui n’hésite pas à rompre avec les logiques de détente et de coopération de « l’Ostpolitik » inaugurée au début des années 1970. Elle proclame brusquement un nouveau cap ultra-atlantiste, une intégration à grande vitesse dans les fourgons de Joe Biden pour rétablir la suprématie menacée de l’empire états-unien. C’est un changement d’époque (eine Zeitenwende), qu’annonça le chancelier Olaf Scholz, trois jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine. Les mots sont très lourds de sens. Ce sont les mêmes qui servirent à désigner le « tournant » de la réunification allemande. Tous les domaines sont concernés par ce soudain et profond recentrage, du champ européen et géostratégique, à celui de la politique intérieure et de l’économie.
Les implications les plus immédiates et les plus spectaculaires de l’alignement de Berlin sous la bannière du chef de guerre de l’Occident ont porté sur le dossier militaire. Dès le 27 février 2022, le chancelier Olaf Scholz a annoncé une augmentation de quelques 100 milliards d’euros du budget de l’armée fédérale allemande. Un saut considérable qui va largement propulser la Bundeswehr au rang de première armée d’Europe, devant les armées française ou britannique. Le principe d’une dotation budgétaire exceptionnelle à la Bundeswehr fera l’objet du consensus politique indispensable afin de lever les obligations constitutionnelles qui interdisent un tel surcroît de dépenses et donc d’endettement public. Insérées dans la loi fondamentale depuis 2009 les contraintes du « frein à la dette » (Schuldenbremse ou « règle d’or ») empêche en effet tout dépassement du déficit budgétaire de plus de 0,35 % du PIB. Elles ont été levées début juin 2022 au parlement allemand (Bundestag + Bundesrat) par les partis de la majorité (SPD, Verts et Libéraux) et ceux de l’opposition chrétienne démocrate (CDU/CSU) avec un score largement supérieur à la majorité des 2/3, indispensable à un tel exercice. Seule Die Linke s’est clairement opposée à cette fuite en avant belliciste, pointant qu’une levée du verrou institutionnel ultra-austéritaire était certes nécessaire, mais qu’elle devait être destinée non pas au surarmement mais à la mobilisation des dépenses publiques, « là où elles font si cruellement défaut aujourd’hui, dans les domaines de la santé ou de l’éducation ».
100 milliards d’euros pour la Bundeswehr et des super-commandes à Lockeed Martin et Boeing
Washington a de quoi être doublement satisfait de ce changement d’époque. D’abord Berlin, qui jusqu’alors traînait ouvertement des pieds à satisfaire les recommandations de l’OTAN de consacrer au moins 2 % de son PIB à ses dépenses militaires, pulvérise d’un seul coup ces objectifs. On se souviendra des passes d’armes très médiatiques sur ce dossier entre Donald Trump puis Joe Biden et l’ex-chancelière allemande Angela Merkel, les deux derniers locataires de la Maison-Blanche, accusant l’Allemagne de s’offrir une compétitivité déloyale en sous-finançant ses dépenses de sécurité tout en bénéficiant de la garantie du « parapluie militaire des USA ».
Autre raison de se réjouir pour Washington : les premiers achats d’armements liés à la soudaine augmentation des dépenses militaires allemandes vont bénéficier principalement aux champions états-uniens du secteur. Ainsi la ministre allemande de la défense Christine Lambrecht (SPD) a-t-elle fait part à la mi-mars 2022 de la décision de Berlin d’acheter 35 F35 à la firme états-unienne Lockeed Martin. Coût : 15 milliards d’euros.
Signe particulier : ces chasseurs-bombardiers furtifs dernier cri sont destinés à remplacer la flotte vieillissante de Tornado de la Bundeswehr ; soit des avions chargés de remplir la « mission de participation nucléaire», qui oblige l’Allemagne au sein de l’Alliance atlantique à transporter sur zone les bombes atomiques US « en cas de nécessité».
Ces F35 furtifs – c’est à dire quasi indétectables – devraient être déployés sur la base de Büchel en Rhénanie-Palatinat, à proximité des bunkers souterrains où sont entreposés les engins de destruction massive de l’US Army. Sur ce lieu discret au cœur de la campagne mosellane se sont mobilisés pendant 5 jours, début juillet 2022, des militants pacifistes de toutes nationalités dénonçant le retour du risque d’autodestruction de l’humanité par l’apocalypse nucléaire. L’ICAN (International Campaign to Abolish Nuclear Weapons), était au cœur de ce rassemblement pacifiste européen. Coalition internationale de plus d’une centaine d’ONG, lauréate du prix Nobel de la paix en 2017, elle exige l’abolition des armes atomiques et plaide à l’ONU pour la conclusion d’un traité (TIAN) en interdisant l’usage.
L’Europe parent pauvre des commandes militaires de Berlin
Avec Lockheed Martin, un autre géant états-unien de l’aéronautique, Boeing tire un bénéfice immédiat des grosses commandes de matériel annoncées par le ministère allemand de la défense. Il a décidé en effet de lui acheter 60 de ces hélicoptères de transport géants, Chinook, pour quelques 5 milliards d’euros.
L’européen Airbus n’a eu droit qu’aux miettes de ce super-deal dont il décroche le contrat de… maintenance. D’ailleurs l’expansion rapide des capacités de la Bundeswehr n’a pas eu, pour l’heure, de notable incidence sur les carnets de commandes des champions de l’armement du Vieux continent, singulièrement français. Un sérieux avatar pour la classe dirigeante de l’Hexagone qui, depuis des années, cherche à fortifier son influence européenne – déclinante pour cause de désindustrialisation – en impulsant la constitution d’une « Europe de la défense » dont elle espère devenir le pilote, compte tenu de la position de puissance nucléaire de la France.
Cet objectif sans cesse brandi en étendard par le président Macron, durant la présidence française de l’UE au premier semestre 2022, se trouve ainsi pour le moins douché par les choix de Berlin. L’achat des F 35 pour la Luftwaffe replace les États-Unis au cœur du processus de constitution de la défense européenne. L’Allemagne en devient le puissant relais, et ne justifie sa cohérence européenne qu’en la plaçant dans une démarche fédéraliste sous contrôle atlantique. Ce qui invalide l’argument déjà très laborieux du président français sur une prétendue « autonomie européenne, en complémentarité avec l’OTAN ».
L’acquisition des F 35 par la Bundeswehr hypothèque d’ores et déjà la perspective de voir émerger le projet franco-germano-espagnol de système de combat aérien du futur (SCAF) associant les avions français Rafale et les Eurofighter allemands et espagnols.
Des lanceurs de satellites au gaz de schiste,
les firmes états-uniennes touchent le gros lot
Plus grave, la Zeitenwende, le brusque « changement d’époque » assumé par le chancelier et son gouvernement de la coalition feu tricolore (SPD/Verts/libéraux) ne vaut pas que sur le plan militaire. Le réalignement allemand se fonde également sur le resserrement des liens transatlantiques dans tout le champ économique. Avec des incidences au moins aussi pénalisantes, voire déstabilisatrices pour l’Europe et la France.
Première conséquence pratique de la guerre russo-ukrainienne et du virage géostratégique amorcé par Berlin : la société allemande OHB, impliquée dans la fabrication de satellites, a fait le choix de transférer la mise sur orbite de ses satellites destinés au programme de géolocalisation européen Galiléo sur les lanceurs de Space X, le géant états-unien privé de l’espace, propriété d’Elon Musk, l’oligarque capitaliste le plus riche de la planète. Et cela, alors que le défaut des lanceurs russes Soyouz, prévus initialement dans l’opération, aurait dû logiquement conduire à un transfert de la commande d’OHB vers la fusée européenne Ariane 6, prête à fonctionner à la fin de cette année ou au début de 2023.
La « giga factory », l’usine géante appartenant au même Elon Musk qui doit inonder le marché européen de véhicules Tesla, en concurrence directe avec les géants locaux et européens du secteur, a bénéficié, de plus longue date déjà, de la plus grande sollicitude de Berlin. Inaugurée en grande pompe fin mars 2022 par le chancelier Olaf Scholz et son ministre de l’économie et du climat, le Vert Robert Habeck, elle a bénéficié de plusieurs centaines de millions d’euros de subventions publiques régionales et fédérales, affectées à la construction des ateliers et des équipements top niveau où sont assemblés les véhicules, comme à l’édification d’une grande usine adjacente où seront fabriquées leurs super-batteries.
Les États-Unis tirent également le meilleur parti du forcing entamé par Berlin pour se libérer de son énorme dépendance au gaz naturel russe (55 % de sa consommation). Le choix a été fait de le remplacer le plus vite possible par du Gaz Naturel Liquéfié (GNL) exporté depuis les côtes des États-Unis ou du Moyen-Orient. Faute d’infrastructures nécessaires dans les ports allemands, il a été décidé de construire à la hâte de grands terminaux méthaniers offshore. Le coût très élevé de ces investissements et du processus de re-gazéification va contribuer à renchérir le prix de ces achats dont les producteurs états-uniens de gaz de schiste, au bilan écologique exécrable, sont les principaux bénéficiaires.
Sans même inclure les conséquences de l’usage prochain par la Russie ou l’Allemagne d’un embargo sur le gaz comme arme de guerre, cela ne va pas manquer de propulser à des niveaux toujours plus élevés le prix du gaz et de l’électricité qui lui est indexé sur les marchés allemands et européens.
Un tournant politique brusque mais annoncé
La Zeitenwende (changement d’époque) proclamée par le chancelier allemand est vite devenue une sorte de référence consensuelle ultra-atlantiste partagée par au moins les deux tiers du spectre politique national. Le virage annoncé fin février n’est toutefois pas arrivé par surprise. Il a été précédé de signes annonciateurs forts durant la campagne de la dernière élection du Bundestag en septembre 2021.
L’évolution la plus marquée fut enregistrée chez les Verts, aujourd‘hui aux commandes aux côtés du SPD et du FDP (libéraux). Le parti a achevé un redoutable tête à queue politique.
Issu pour une bonne part du mouvement pacifiste géant du début des années 1980 contre le déploiement des missiles Pershing états-uniens sur le territoire ouest-allemand, Die Grünen ont totalement changé de direction. Le pacifisme d’antan est devenu suspect, soupçonné même aujourd’hui de collusion avec l’impérialisme russe. Et les quelques militants de base qui cherchent encore à le défendre sont, fait-on clairement comprendre à la direction, d’irrécupérables dissidents qui n’ont rien compris à la marche du monde moderne ou continuent de chausser de vieilles lunettes anti états-uniennes alors que le progressisme est forcément aux côtés de Joe Biden
Le parti écolo se place à l’avant-garde du spectaculaire recentrage de la politique étrangère, pour promouvoir une diplomatie dite des valeurs qui n’hésite pas à prendre le contrepied d’un « réalisme mercantile dépassé et amoral » porté par Angela Merkel et ses gouvernements de grande coalition successifs.
Annalena Baerbock, l’ex-candidate verte à la chancellerie, s’est beaucoup investie dans ce sens et a tout fait pour être nommée aux affaires étrangères. Elle y fait valoir une conception très sélective des relations internationales, où les bons points sont attribués aux pays impétrants sur la base de la qualité de leurs relations à l’égard du « monde occidental » et de son chef de file. Baerbock n’hésite pas à se mettre ainsi au diapason de l’esprit de croisade de l’actuel locataire de la Maison-Blanche quand il proclame le rassemblement des démocraties contre les autocraties, visant la Russie mais surtout la Chine, puissance rivale, considérée comme la principale menace de la suprématie des États-Unis.
Cet alignement sans faille sur Washington remet en selle la politique des blocs, les tensions de la guerre froide et, du même coup, des menaces existentielles pour l’humanité quand se défient des puissances rivales disposant de l’arme nucléaire.
Aux origines de la retenue et du malaise du chancelier Scholz
La marche en avant de cet ultra atlantisme assumé n’est pas sans nourrir des contradictions pour le chancelier Olaf Scholz. S’il assume l’engagement dans le tournant historique (autre traduction possible de Zeitenwende) qu’il a lui-même désigné, il est, en même temps, soucieux des conséquences d’une implication trop forte de l’Allemagne dans la guerre en Ukraine. D’autant qu’on trouve encore au sein de son propre parti des réticences marquées à une orientation trop « va-t-en guerre ». Le pacifisme allemand, dont Die Linke est le seul parti à cultiver aujourd’hui la tradition, a gardé une certaine empreinte sur le SPD. La formation fut imprégnée de l’Ostpolitik du chancelier Willy Brandt. Détente avec l’Est et désescalade dans la guerre froide à la fin du XXème siècle n’en ont-ils pas été les marqueurs ? Jusqu’à une époque très récente, tout juste avant la dernière élection de la chambre basse du parlement allemand, où le président du groupe SPD au Bundestag, Rolf Mützenich, revendiquait en personne la fin de la mission de participation nucléaire qui oblige, on l’a vu plus haut, les avions de la Bundeswehr à porter sur zone « au cas où… » les bombes atomiques états-uniennes.
Les atermoiements du chancelier Scholz quant à la livraison d’armes lourdes à Kiev, si décriée aussi de ce côté-ci du Rhin, révèlent le tiraillement du chef d’État entre l’engagement pris de faire entrer son pays dans un tournant atlantiste et celle de préserver l’Allemagne d’un élargissement du conflit avec une Russie qui possède l’arme nucléaire. Ils lui valent d’être régulièrement la cible des journaux et autres médias du groupe Axel Springer (Bild, Die Welt, etc.) qui, totalement dévoués à la ligne et à la propagande de l’OTAN, déplorent la« mollesse » du personnage.
La pression sur la chancellerie est maximum. L’opposition CDU/CSU, pilotée par le très conservateur Friedrich Merz, ne cesse d’exiger « plus de soutien et d’armes pour l’Ukraine ». Arguant qu’il s’agirait de la seule solution pour voler au secours du peuple ukrainien, elle relaie les surenchères de Washington et incite Kiev à la poursuite d’une guerre que désormais il doit et il peut, dit-il, gagner avant que de se préoccuper de cessez-le feu et de négociations.
Scholz est dans une position d’autant plus délicate qu’au sein de sa majorité, Verts et FDP (Libéraux) se sont joints au chœur des critiques sur la prétendue trop lente livraison des armes. Ce qui nourrit des spéculations sur la solidité de l’attelage gouvernemental. Voire sur un potentiel renversement d’alliance.
Si un tel coup de théâtre politique paraissait encore improbable en juin 2022, il reste qu’un indiscutable rapprochement s’est opéré entre la CDU/CSU et les Verts. Dans deux élections régionales, qui ont eu lieu respectivement les 8 et 15 mai 2022 dans le Schleswig Holstein (nord) puis en Rhénanie du nord -Westphalie, le Land le plus peuplé à l’ouest du pays, les chrétiens-démocrates et les écologistes ont conclu des accords de gouvernement, et on compte désormais dans le pays plus de coalitions régionales CDU/Vert que d’accords entre les écologistes et le SPD.
A gauche, Die Linke, qui est le seul parti à dénoncer clairement les risques d’une escalade guerrière en Ukraine, apparaît au début de l’été, isolée et minée par une très grave crise interne.
Les succès de l’industrie exportatrice
mis en en porte à faux
La réorientation ultra-atlantiste, mise en œuvre dans l’urgence et au pas de charge, fait surgir quelques redoutables contradictions. Elle s’efforce en effet de prendre rien moins que le contrepied de l’Ostpolitik, la politique d’ouverture à l’est déjà évoquée. Salvatrice car porteuse de détente et de désescalade, celle-ci fut aussi un des véhicules dans lequel se sont embarqués les grands groupes capitalistes allemands pour étendre leur périmètre d’influence et, en bonne partie, pour gagner en compétitivité.
Pendant les trois dernières décennies, les Konzerne ouest-allemands, vainqueurs sans partage de la réunification, ont tiré en effet un avantage considérable de cette dialectique de l’Ostpolitik pour capter de nouveaux marchés et mettre la main sur des activités et surtout une main d’œuvre très qualifiée mais piètrement rémunérée.
Les pays d’Europe orientale, vite intégrés à l’Union Européenne, ont ainsi pu constituer rapidement un Hinterland plein d’avantages pour les Siemens, Volkswagen et autres champions industriels du Dax (l’indice de la bourse de Francfort) avec leurs réseaux de sous-traitants denses, efficaces, compétents et peu coûteux pour les maisons mères. Le phénomène est l’une des raisons (sans être la seule) de l’avantage de compétitivité dont ont pu s’emparer les groupes industriels germaniques.
Au-delà des pays d’Europe centrale et orientale, les relations, hors champ de l’UE, en particulier avec la Russie, ont contribué à cette expansion mercantile vers l’Est. Elles se sont développées en priorité autour des hydrocarbures dont l’Allemagne est totalement dépourvue ; un secteur qui constitue quasiment l’unique point fort d’une économie russe affaiblie car très dépendante de ses exportations de matières premières.
Côté allemand, ces livraisons russes de pétrole et surtout de gaz naturel vont prendre une dimension géostratégiques clé pour satisfaire aux gros besoins énergétiques du noyau industriel du pays. Comme l’illustre, soit dit en passant, le rôle d’un personnage pas vraiment anodin comme l’ex-chancelier Gerhard Schröder, à la direction de Gazprom et du pétrolier russe Rosneft. Si l’on veut bien s’extraire de la petite histoire médiatique et de la vénalité avérée de l’ex-homme d’État.
La césure de la Zeitenwende (changement d’époque) proclamée conduit désormais Berlin à s’arrimer bien plus fortement au bloc occidental dominé par Washington, les exportateurs de GNL états-uniens en devenant les grands gagnants.
Conséquence : à côté de l’explosion des coûts de l’énergie déjà évoquée c’est une aggravation des émissions de gaz à effet de serre d’un pays dont la production d’électricité est déjà l’une des plus polluantes d’Europe qui est programmée. Car un feu vert a été donné en juin 2022 à une relance « provisoire » des centrales au charbon et surtout au lignite, par le ministre Vert de l’économie et du climat, Robert Habeck. Le recours « momentané » à la houille noire ou brune « va s’intensifier », a-t-il prévenu, pour éviter d’intempestives coupures de courants. Et l’on voit mal comment le projet de « sortie du charbon » pourra être maintenue à l’horizon 2030 comme le stipule le contrat de gouvernement SPD/Verts/FDP. D’autant que pour Habeck, arcbouté sur le dogme anti-nucléaire, il n’était alors toujours pas question de prolonger les trois derniers réacteurs atomiques qui doivent être définitivement débranchés du réseau à la fin de l’année 2022.
Détérioration programmée des relations
avec la Chine en vertu de la logique des blocs
Les échanges avec la Russie promettent de ne pas rester les seules victimes de l’alignement allemand sur le bloc occidental. Berlin va en effet déjà au-devant des appels de Washington à réduire ses relations économiques avec la Chine. Sous couvert de défense des droits humains, le ministère de l’Économie vient ainsi de refuser la garantie Hermes de l’État fédéral aux investissements du groupe Volkswagen en Chine (soit l’équivalent de la garantie Coface accordée par Paris aux firmes exportatrices). Un refus d’accorder la garantie Hermes a pour conséquence immédiate de renchérir très fortement le coût des investissements en Chine de la firme exportatrice concernée.
Il s’agit d’une première. Le ministre, Robert Habeck, invoque « la situation des droits de l’homme ». La démarche épouse parfaitement les arguments de la Maison-Blanche qui se réclame de la défense des libertés opprimées de la minorité ouighour pour tenter d’instaurer un relatif isolement politique et économique de la Chine. La soudaine sollicitude pour les potentielles discriminations infligées à ces populations, sert ainsi d’instrument à une géopolitique « antichinoise ».
Le zèle démontré par Berlin à s‘aligner sur les commandements géostratégiques de la Maison-Blanche contredit toutefois les efforts consacrés par les ténors allemands de l’exportation pour se déployer, avec le soutien des gouvernements successifs précédents, sur le potentiel plus grand marché du monde. Un forcing, payé de retour puisque la Chine est devenue, en quelques années, et de loin, le premier partenaire commercial de l’Allemagne. Devant les États-Unis, les Pays-Bas et… la France.
Les pressions exercées sur l’Allemagne pour qu’elle réduise ses engagements avec la Chine promettent de s’intensifier avec une administration Biden qui ne manque pas une occasion de rappeler combien c’est la position de Pékin bien davantage que celle de Moscou qui la préoccupe. La contradiction avec les intérêts des grands groupes exportateurs qui constituent l’indiscutable moteur de l’économie allemande promet donc de s’aiguiser.
Washington qui, de Trump en Biden, cherche toujours davantage à affaiblir Pékin, se frotte les mains et plaide, comme la secrétaire au trésor états-unienne, Janet Yellen, que les alliés occidentaux auraient finalement tout à gagner dans ce qu’elle appelle une « mondialisation entre amis » (2). La soumission à l’intégration dans une telle logique de blocs, fonctionnant dans le champ économique comme d’irréductibles rivaux, ne peut qu’accentuer encore les tensions déjà alimentées par la participation de Berlin au surarmement militaire.
Les contradictions sont telles qu’elles ont commencé à susciter quelques signes d’inquiétude, voire un discret mécontentement du côté des ténors de l’industrie exportatrice allemande. Ceux-là font savoir avec insistance qu’il faudrait réfléchir, au moins, aux moyens de compenser au plus vite les pertes inévitablement occasionnées par cette logique de blocs ou cette mondialisation exclusive « entre amis ».
De quoi refaire sortir des placards le dossier du traité de libre-échange transatlantique (TAFTA), laissé en « stand-by » plutôt que vraiment abandonné outre Rhin. Une telle « compensation » serait payée au prix fort par les salariés du vieux continent, y compris allemands, au sein d’une Europe appelée par Berlin et Washington à devenir une annexe miliaire du pentagone en même temps qu’une dépendance, toujours plus prononcée, des multinationales états-uniennes.
- Selon les informations rendues publiques par le magazine économique Business insider du 2 février 2021.
(2) Discours spécial de Janet Yellen sur le « l’avenir de la mondialisation et du leadership économique des États-Unis », prononcé le 13 avril 2022. Source : secrétariat d’État au trésor, Washington.
» J’aime tellement l’Allemagne que je suis ravi qu’il y en ait deux » François Mauriac