La suraccumulation et la dévalorisation du capital

Thalia Denape
économiste, membre du conseil national du PCF

Pourquoi l’économie capitaliste est-elle secouée de crises récurrentes ? Mais pourquoi, alors, ne s’est-elle pas définitivement effondrée ? Le capitalisme est-il indépassable ou marche-t-il inexorablement à sa perte ? Ce sont là des questions politiques de grande actualité. Pour les poser de façon pertinente, et utile dans le combat pour transformer la société, il faut prendre au sérieux le travail auquel Marx a consacré toute sa vie, et qui a été poursuivi, développé et dépassé par ses successeurs, d’Engels, Lénine ou Hilferding à Paul Boccara. On trouvera dans ces pages une version révisée et augmentée de l’exposé présenté sur ce sujet par l’autrice à l’université d’été du PCF en août 2022.

Le capitalisme traverse des crises régulières. Elles ont été repérées depuis longtemps, espacées de 7 à 12 ans, désignées souvent comme « cycles de conjoncture ». Mais ceux-ci sont eux-mêmes enchâssés dans des fluctuations plus longues d’environ 50 ans, constituées de phases A de tendance à l’essor (composées de cycles moyens où l’expansion est plus longue et plus marquée) et de phases B (ou D comme dépression) de tendance aux difficultés (composées de cycles moyens où la phase de ralentissement ou de recul est plus longue et plus marquée). Nous sommes actuellement plongés dans une crise systémique profonde, où nous supposons que nous vivons un allongement indéfini de cette phase D. Ainsi, dans les phases longues de tendance aux difficultés, même quand une reprise économique est constatée (taux de croissance positif), le chômage persiste (alors même que les salariés se plaignent d’un sous-effectif dans les entreprises), l’appauvrissement d’une partie de la population se poursuit, de même que la détérioration de nos services publics, un sous-investissement dans les entreprises productives qui renvoient aux besoins sociaux et de formation. Mais pourquoi, depuis deux siècles qu’existe ce système et depuis le temps que l’on parle de crises, persiste-t-il ?

Certains pensent, surtout chez les économistes les plus mainstream, que Marx se serait trompé car il aurait, d’après eux, prophétisé la fin inévitable du capitalisme (comme si celle-ci était mécanique). Or, il a montré que le capitalisme est un système complexe qui réagit à ses propres contradictions. Ce que ses continuateurs, comme Paul Boccara ont analysé comme une régulation du système, dont les transformations font partie. C’est un système économique qui repose sur la priorité à l’accumulation du capital et une organisation de la production par le salariat, dans le but de réaliser un profit. Cette accumulation du capital est régie par une tendance à l’excès, non pas au-delà de ce qui est nécessaire pour répondre aux besoins, mais au regard de la masse de capital exigeant un certain taux de profit (suraccumulation de capital). Cette tendance va nécessiter des efforts récurrents des capitalistes pour restaurer leur taux de profit, y compris par la destruction d’une partie du capital ou privant certains capitaux de leur part de profit (dévalorisation). L’évolution du capitalisme, qui n’est pas un système statique, est guidée par ces tendances qui sont à l’origine de crises, de plus en plus graves. Comme le formulait Marx : « La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même ».

Le but de cet article n’est pas simplement de mettre en lumière les maux et l’essence du capitalisme (ceux-ci sont développés dans le Livre I du Capital avec la démonstration de l’existence de la plus-value et de l’exploitation des hommes et de la nature dans le système capitaliste). Il s’agit plutôt de présenter son dynamisme, son mouvement historique en reconnaissant tout d’abord l’incroyable progrès qu’il a permis dans le développement des forces productives (c’est-à-dire le développement des technologies, des infrastructures de production, des qualifications, etc.) et dans les libertés individuelles qu’il a facilitées. Mais aussi d’en dégager les contradictions (par exemple : le capitalisme a inventé le travail « libre », libéré des corporations, mais aussi crée son corollaire : le chômage) qui en fait un système instable dont le risque est une régression des droits, des conditions de vie, une accumulation de souffrance et de violence. « Accumulation de la richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé » disait Marx[1]. Mais également une incapacité à produire efficacement. En effet, aujourd’hui, il est incapable de répondre à la crise écologique, de former des personnels qualifiés en quantité suffisante, etc.

Il s’agit aussi d’analyser les stades du capitalisme qui sont des réponses aux crises du système. Ces réponses sont le produit conjoint de la créativité des luttes sociales, politiques et des efforts capitalistes pour conserver malgré tout le système et sa logique. Jusqu’ici, malgré les transformations profondes (pensons particulièrement à la Sécurité sociale), c’est la logique du taux de profit qui a été maintenue dominante. Le système, bien qu’assez profondément transformé, est resté capitaliste. Il est possible de montrer que ce système doit être dépassé par un nouveau système qui conserve et développe les progrès déjà réalisés, mais en développant l’émancipation, en apportant de la sécurité dans tous les domaines (physique, économique, sociale, juridique, affective, etc.), une réponse aux besoins humains et écologiques ainsi qu’une logique de paix, plutôt que la boussole des profits de court terme.

L’analyse marxiste de la suraccumulation et dévalorisation du capital, amorcée par Marx dans le Livre III du Capital et approfondie par l’école de la régulation systémique créée par Paul Boccara et les économistes du Parti communiste français, est une explication originale, dans le champ des théories économiques, du fonctionnement du capitalisme et de ses crises. En effet, les théories économiques dominantes font des crises l’exception et pas la règle de régulation du système et ne peuvent donc pas envisager son dépassement.

La théorie néomarxiste contemporaine de la suraccumulation et dévalorisation du capital permet une analyse plus profonde des crises. La crise de de 2008 dite « des subprimes », ou celle de 2019-2020 dite « du coronavirus », ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Ainsi, à partir de la compréhension profonde de la dynamique contradictoire du capitalisme et de sa crise systémique, il est alors possible de proposer des solutions crédibles à l’émancipation, à la paix, à la préservation de l’environnement, en lien avec les luttes sociales et écologiques. Il s’agirait de construire un changement révolutionnaire, réaliste et efficace. La théorie doit être ainsi étudiée de manière rigoureuse, non pas pour la beauté de la réflexion comme un but en soi, mais pour servir la pratique et permettre de vraies propositions révolutionnaires.


ENCADRE Quelques rappels de base de l’économie politique marxiste pour comprendre la suite :

  • C’est le travail des êtres humains qui créée les richesses économiques en transformant les ressources naturelles en produits utiles. Les outils et machines (qui sont issus du travail passé) démultiplient la puissance du travail humain. Dans une économie marchande comme le capitalisme, la valeur des marchandises reflète le temps de travail socialement nécessaire à leur production.
  • On rémunère le salarié non pas pour la valeur des marchandises produites par son travail, mais pour la valeur de la marchandise qu’il vend à son employeur contre un salaire : l’usage de sa force de travail pour une durée donnée. Le salarié ne touche pas l’intégralité de la valeur que produit son travail : une partie de son temps de travail lui sert à créer la valeur de sa force de travail pour laquelle il touchera un salaire, une partie de son temps de travail (le sur-travail) crée la plus-value, qui est transformée ensuite en profit, appropriation de la plus-value par le capital. Le salaire « prend la forme » de la rémunération du travail dans sa totalité, mais ne rémunère qu’une partie du travail fourni : c’est là le cœur de l’exploitation capitaliste.
  • Le capitaliste n’agit pas ainsi simplement parce qu’il est amoral, il s’agit d’un système économique : les capitalistes agissent ainsi car la concurrence les pousse à compresser leurs coûts pour remporter le marché. Ils justifient ainsi l’exploitation salariale par un discours idéologique qui explique qu’« il n’y a pas le choix » et en passant par le chantage à l’emploi avec le discours « salaire ou emploi, il faut choisir ». Mais on peut aussi remarquer qu’en donnant la priorité au développement des équipements matériels, ce système a poussé à des économies considérables et des gains d’efficacité tout en développant des maux terribles, humains et écologiques.

Baisse tendancielle du taux de profit et suraccumulation du capital : l’explication marxiste aux crises du système capitalisme.

Le taux de profit comme régulateur du système capitaliste.

Le but de la production capitaliste est la valorisation du capital, c’est-à-dire l’argent pour l’argent. Le capital est sans cesse réinvesti dans l’activité économique afin de produire encore davantage d’argent. Marx note cette logique : A-M-M’-A’, avec A’ = A+ΔA. A représente le capital initialement dépensé pour acheter des moyens de production et de la force de travail sous la forme des marchandises M. Cela permet de créer une marchandise M’ qui, par le biais de la création d’une plus-value, permet de récupérer une somme A’ après l’échange qui est plus importante que A. La différence entre A’et A est le profit. (Voir image 1)

Image 1 :  

Mais la masse de profit réalisé n’est pas ce qui intéresse le plus les capitalistes. C’est le taux de profit qui les intéresse : c’est-à-dire le profit qu’ils peuvent réaliser par rapport à ce qu’ils ont investi à l’origine. Le taux de profit se note : (A’-A)/A. On comprend alors mieux pourquoi certaines entreprises qui réalisent des profits ferment néanmoins : elles font des profits, mais ne sont pas pas suffisamment « rentables ». Elles ne génèrent pas suffisamment de profit au vu des exigences des actionnaires et vont être par exemple, moins rentables pour eux que des placements spéculatifs sur les marchés financiers.

Le taux de profit, voire même le taux de profit anticipé par les entreprises (celui que les « investisseurs » anticipent lorsqu’ils font leur choix d’investissement) est ainsi le régulateur central du capitalisme : il guide les décisions d’investissement des capitalistes. Ceux-ci vont même se fier à un taux de profit anticipé et pas encore réalisé en vue de guider leur choix. Si le taux de profit anticipé est élevé, les capitalistes investissent. Pour cela, ils font appel aux crédits bancaires ou aux emprunts sur les marchés financiers qu’ils comptent rembourser avec les profits futurs. Il est donc vital pour eux que le taux de profit envisagé se réalise effectivement (ce peut être par la production, la vente des marchandises et l’exploitation du sur-travail, ou sinon ce peut être par une inflation et donc une sorte de fuite en avant vers une valeur toujours anticipée). Cet argent va être utilisé à l’achat de capital constant (qui est du travail mort : machines, outils, consommations intermédiaires), et du capital variable qui représente les salaires. Le taux de profit peut alors se noter également Pl/C+V où Pl = plus-value ; C = capital constant et V = capital variable. Pl/C+V représente la plus-value réalisée par rapport aux avances effectuées, c’est à dire l’investissement initial en capital constant et capital variable.

C’est en fonction du taux de profit que la production va s’étendre ou se limiter. Ce ne sont pas les besoins humains sociaux qui guident la production.

L’accumulation du capital engendre une tendance à la baisse du taux de profit.

Une grande partie du profit réalisé par les capitalistes est aussitôt réinvesti par l’achat de moyens de production : il est accumulé en capital, la valeur du capital constant passe de C à C’. Le capital variable V (qui représente les salaires) est resté le même. Comme C a augmenté, le taux de profit devrait alors diminuer (Pl reste la même, mais le capital avancé s’est accru). C’est la tendance à la baisse du taux de profit. Le profit des capitalistes augmenterait moins que ce qu’ils ont anticipé.

Diminue-t-il toujours ? Cela dépend. Retenons plutôt que les capitalistes sont ainsi incités à accroître sans cesse le taux de plus-value et l’exploitation pour contrecarrer cette tendance du taux de profit.

Les capitalistes sont en outre dans une course pour être le premier à exploiter le nouveau marché, la nouvelle technologie, etc. Ils vont donc chercher à faire des économies de travail vivant, baisser le coût de production des marchandises et attirer les acheteurs, tout en gardant une marge plus élevée. Cette accumulation de capital les pousse ainsi à gagner en productivité. Pour cela ils remplacent du travail vivant (la main -d’œuvre) par du travail mort (des machines). On dit que la composition organique du capital s’élève.

L’inconvénient, c’est ce que cela provoque à nouveau une baisse du taux de profit et les capitalistes sont amenés dans un second temps à moderniser les équipements pour contrecarrer la tendance, mais aussi chercher à économiser sur la valeur du capital avancé (constant ou variable), à ouvrir de nouveaux marchés. C’est ce qui se passe durant les cycles moyens, avec des suraccumulations conjoncturelles. À nouveau, cela a des limites et il arrive un moment où la masse de capital avancé finit par peser trop lourd et la crise de suraccumulation s’installe : un accroissement d’investissement n’apporte pas plus de profit. On commence alors à avoir une baisse effective de la rentabilité et une suraccumulation structurelle (phase B de la fluctuation longue).

L’augmentation des travailleurs non-employés, remplacés par les machines aide les capitalistes à diminuer la valeur du capital variable avancé. La création de ce chômage est volontaire car elle permet aux capitalistes de créer une concurrence entre les travailleurs et tirer leurs salaires vers le bas. Mais cela a des effets contradictoires, tout particulièrement de baisser également les revenus, donc la demande de marchandises alors que celles-ci inondent le marché. C’est ainsi que l’on parle de crise de surproduction : l’offre, tirée par la productivité, ne trouve pas sa demande.

La surproduction ne signifie pas que trop de marchandises sont produites par rapport à la population existante. Au contraire, on ne produit pas assez certains produits. Mais on produit trop par rapport à ce que la demande est capable d’assimiler au vu des revenus distribués (autant aux ménages qu’aux entreprises et à l’État).

La baisse tendancielle du taux de profit montre ainsi que le taux de profit global d’une société peut baisser par le fait que les capitalistes font le choix de remplacer des travailleurs par des machines. Cette baisse du taux de profit n’est pas nécessairement constatée dans tous les secteurs, ni au même moment : certains sont plus touchés que d’autres. De plus, ce n’est pas une prophétie qui prévoit la fin du capitalisme, mais une tendance générale que les capitalistes, voire la société, cherchent à contrecarrer. Face à cette baisse du taux de profit, les capitalismes vont tenter de trouver des solutions que l’on appelle les contre-tendances à la baisse tendancielle du taux de profit.

1/ L’augmentation du degré d’exploitation du travail. Le taux de plus-value peut se relever en augmentant la plus-value absolue par l’augmentation du temps de travail et/ou la baisse des salaires. Pour cela le capitalisme utilise à son profit des populations précaires qui acceptent des salaires bas et jouent sur les discriminations déjà présentes dans la société : travail des immigrés, des femmes, travail des jeunes. La baisse des salaires réels, dans le cadre de l’inflation actuelle, constitue un moyen d’augmenter le degré d’exploitation : les entreprises vendent plus cher leurs marchandises mais rémunèrent relativement moins leurs salariés. La plus-value relative peut aussi augmenter par l’intensification du travail et l’augmentation de la productivité. (Voir image 2)

Image 2

2/ Economie du capital constant. Les capitalistes vont chercher à réduire le prix des matières premières et de l’énergie. Le développement du commerce extérieur peut permettre cela : en mettant davantage en concurrence les économies du monde, les prix des consommations intermédiaires importées tendent à la baisse. Par exemple, en 2017, l’Union européenne met fin aux quotas sur la production de sucre. Ceux-ci permettaient d’éviter la baisse des prix du sucre en limitant les quantités vendues sur les marchés et protégeait ainsi les agriculteurs. La conséquence de cette libéralisation se traduit par une baisse du prix du sucre et un appauvrissement des agriculteurs sucriers.

3/ La conquête de nouveaux marchés : Les capitalistes inondent les marchés de marchandises et de capitaux qui peinent à trouver des débouchés. La conquête de nouveaux marchés permet de trouver ces débouchés notamment par le commerce extérieur. Les nouveaux marchés permettent de placer l’excédent de capitaux dans des activités lucratives : la privatisation des services publics, le développement d’activités spéculatives sont des solutions que trouve le capitalisme au trop-plein de capitaux accumulés.

Ces contre-tendances appliquées par des capitalistes individuellement et de façon conjoncturelle peuvent parvenir à rehausser le taux de profit de manière provisoire, ou à ralentir sa diminution. Mais la tendance générale ne change pas. Non seulement, on voit tout de suite que ces solutions pèsent sur les salaires ainsi que sur les revenus de certains indépendants dont la baisse du prix des marchandises ne leur permettent plus de se rémunérer correctement, mais elles renforcent encore davantage la baisse du taux de profit en accumulant encore davantage de capital au détriment du travail, source de la valeur et de la plus-value. Et puis, en pressurant trop fortement les salariés, elles peuvent créer des difficultés d’efficacité dans la production elle-même.

Le mode de production capitaliste passe par des phases de suraccumulation du capital

La baisse tendancielle du taux de profit et ses réponses capitalistes entraînent l’accélération de l’accumulation du capital et de sa concentration (en éliminant les petites industries qui ne parviennent pas à relever leur taux de profit). Celle-ci accélère à son tour la baisse tendancielle du taux de profit. On a ainsi d’un côté une masse incroyable de capitaux inemployés (qui va alimenter la spéculation plutôt que la production) et une masse de travailleurs sans emploi.

On parle alors de suraccumulation/surproduction de capital, qui désigne un trop-plein de capitaux dans l’économie qui parvient de moins en moins à être valorisé. C’est-à-dire qu’un investissement plus important en capital rapporterait, progressivement, relativement moins de plus-value. Il ne faut pas confondre suraccumulation du capital et surproduction de marchandises même si celle-ci accompagne la suraccumulation de capital. De plus, de la même manière qu’il ne faut pas comprendre la surproduction de marchandises comme un trop-plein de marchandises dont la population ne saurait quoi faire, il ne faut pas comprendre la suraccumulation du capital comme une production excessive d’entreprises, de machines, etc. alors même qu’on serait au plein-emploi, mais un capital excessif pour qu’il puisse être rentabilisé à un certain niveau de profit.

Image 3

Bien que les capitalistes réagissent pour que cela n’arrive pas, on pourrait imaginer une situation de suraccumulation absolue qui serait la situation où il n’est plus possible d’augmenter l’exploitation du travail (on ne peut pas extraire à l’infini la plus-value, ne serait-ce que parce que le nombre de travailleurs exploitables est limité dans un pays donné et au vu des normes salariales du pays en terme de durée de travail, grilles salariales, etc.), et donc l’augmentation du capital investi ne parvient pas à générer une masse de plus-value plus importante, voire génère une plus-value plus faible.

Dans l’image 3, on image une entreprise réalisant des lave-linges qui réalise un taux de profit de 20 % (200/1000) puis réinvestit intégralement sa plus-value dans l’achat de moyens de production supplémentaires. Dans un premier temps, elle augmente sa production et son taux de profit (400/1200 = 33 %), mais dans un deuxième temps, l’investissement de 400 euros supplémentaire ne lui rapporte pas de plus-value supplémentaire (toujours 400 euros de plus) et son taux de profit baisse (400/1600 = 25 %) : il y a suraccumulation absolue de capital.

La solution capitaliste pour repartir dans la course au profit est la dévalorisation du capital.

Les crises conjoncturelles sont des dévalorisations conjoncturelles du capital.

Une crise peut être définie comme un moment de retournement de la conjoncture économique. Cette définition renvoie à un épisode plus ou moins bref qui a des conséquences qui, elles, peuvent être longues. C’est par exemple un krach boursier, un arrêt de l’activité économique suite à un virus, une guerre qui modifie l’organisation de la production, etc.

L’analyse marxiste nous permet de comprendre qu’au moment où la crise apparaît à tous, c’est la résolution de la suraccumulation du capital qui se poursuivait bien avant. Les crises conjoncturelles reviennent régulièrement et vont former ce que l’on appelle des cycles courts du capitalisme. Chacune permet une certaine régulation du système avec des dévalorisations conjoncturelles (disparition de certains capitaux, par exemple).

Cette dévalorisation est une lutte entre les capitalistes pour déterminer quels capitaux seront soit détruits, soit mis en sommeil pour un temps, soit réduits, c’est-à-dire ne serviront plus et permettront d’atténuer l’accumulation du capital. Il s’agit de déterminer qui va gagner et qui va perdre. Et cette lutte a des conséquences terribles : fermetures d’entreprises, destructions de machines, baisse de la valeur des actions sur les marchés financiers, destruction des stocks de marchandises, détérioration des services publics, etc.

Les dévalorisations structurelles du capital : le passage vers des stades nouveaux du capitalisme.

Mais il y a des crises qui sont des périodes de difficultés plus profondes où cette façon de résoudre la suraccumulation ne suffit pas. Ces crises peuvent s’observer à travers les cycles longs (Kondratiev). La structure capitaliste (sa manière de se réguler) elle-même traverse une crise. Le capitalisme va alors changer en profondeur, tout en gardant sa logique d’accumulation du capital et d’exploitation du travail, notamment par la modification des institutions qui encadrent le système : le rôle de l’État, l’organisation du commerce international, l’organisation du rapport salarial, le mode de financement de l’économie. Il apparaît comme élément commun que le jeu du taux de profit est modifié : une partie du capital n’est plus structurellement mise en valeur à son taux de profit normal. On dit qu’elle est dévalorisée.

  • Le capitalisme concurrentiel du XIXe siècle va entrer en crise et un capitalisme monopoliste, déjà impérialiste, va émerger à la fin du XIXe siècle avec notamment des ententes entre les monopoles. Celui-ci est étudié par Lénine qui décrit la concentration du capital, l’organisation en centres et périphéries d’un capitalisme colonialiste où les capitaux excédentaires sont placés à l’étranger. Les capitalistes trouvent alors de nouveaux marchés et une population exploitable. Le recours au crédit s’étend très largement et le capitaliste financier prend une place nouvelle et dominante en formant une oligarchie avec le capitaliste industriel. Des innovations accroissent la productivité du travail vivant notamment avec la généralisation de l’organisation scientifique du travail de type tayloriste et les machines semi-automatiques.
  • Le capitalisme monopoliste d’État voire d’État social est un nouveau stade qui se cherche à l’entre-deux guerres et connaît une phase d’essor à la sortie de la guerre avant de rentrer en crise à la fin des années 1960. Il s’agit d’un nouveau rôle donné à l’État dans la phase monopoliste. En effet, avec les nationalisations celui-ci prend en charge certaines activités à un taux de profit réduit, permettant aux capitaux privés de relever leurs taux de profits. L’État fournit aux entreprises des ressources moins chères avec un important financement public de la production et développe toutes sortes de subventions, l’argent dépensé auparavant par certaines grandes entreprises privées pour des dépenses d’éducation ou de santé très limitées, et considéré comme du capital à rentabiliser, deviennent des dépenses pour les services publics ne cherchant plus du tout une rentabilité et un taux de profit (électricité, transport, hôpital, enseignement secondaire gratuit et obligatoire, etc.). Ou encore, l’État prend en charge une part de la recherche et développement des entreprises, essentielle pour gagner la course aux profits et qui nécessitent un investissement très important, mais sans attendre de profit sur cet investissement. L’État fournit un débouché aux entreprises par le biais de la commande publique. L’État fournit des crédits bon marché par les banques nationalisées ou aujourd’hui par une intervention de la banque centrale qui offre des taux très bas aux banques.
  • Cette phase est concomitante avec un début de socialisation c’est-à-dire une mise en commun de la valeur créée via le développement des services publics, la Sécurité sociale, l’augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Cette socialisation est portée par des luttes syndicales victorieuses et le poids de l’URSS dans la géopolitique internationale. Cela permet de maintenir une consommation et un investissement régulier permettant des débouchés et limite les crises de surproduction.
  • Toutefois, les crises de conjoncture certes atténuées ne disparaissent pas. Puis au tournant 1967-1973 des difficultés durables réapparaissent ― chômage de masse et inflation accélérée, puis problèmes de débouchés ― en lien avec une suraccumulation qui n’arrive pas à être résorbée. Dans les années 1970 on tente de résoudre cette difficulté par un endettement croissant, y compris celui des pays du Sud, en développement, ce qui étend les marchés mais comme dans le même temps, on continue à pressurer la main d’œuvre, à surexploiter les travailleurs, d’une part la crise d’efficacité s’approfondit et d’autre part la masse de chômeurs enfle. Elle pèse sur la demande et accroît les revendications de changements et les tensions sociales.
  • Dans un second temps, et sur la base de cet endettement, le CME va alors se financiariser et se mondialiser pour dépasser ses contradictions. Dans les années 1980, puis surtout dans les années 1990 ? avec la chute de l’URSS, les dernières barrières à l’internationalisation des capitaux sautent, la production se mondialise avec des groupes multinationaux en croissance accélérée, le financement par les marchés financiers prévaut. Un néo-impérialisme s’installe avec à sa tête les grandes groupes et banques internationales. L’État change de rôle en organisant cette fois-ci sa privatisation : cela permet aux entreprises privées de gagner de nouveaux marchés lucratifs, et d’imposer la logique de rentabilité.

Qu’en est-il aujourd’hui ? La crise de 2008 a montré les conséquences de la suraccumulation des capitaux sur les marchés financiers dont on peine à sortir. Le système économique capitaliste se maintient depuis par une dévalorisation massive de capital public, c’est-à-dire par l’aide de l’État (y compris les banques centrales) qui se met au service du capital au prix d’une austérité drastique pour les couches populaires, austérité pourtant à la source de la précipitation de la crise épidémique et systémique. L’État et la BCE continuent aujourd’hui d’alimenter les marchés financiers en monnaie pour maintenir les taux de profit, sans condition. En 2021, alors que se déploie une crise sanitaire, économique, sociale et écologique dramatique, un nouveau record historique de versement des dividendes du CAC 40 met en évidence la crise de suraccumulation : il est considéré comme préférable de verser aux actionnaires l’excès de capitaux en dividendes plutôt que de réaliser des investissements productifs qui ne génèreraient qu’une faible croissance du profit. Pour rehausser les taux de profit, les capitalistes augmentent l’exploitation salariale : baisse des salaires réels avec l’inflation pas compensée, attaques sur l’emploi à vie des fonctionnaires par la fin des statuts spécifiques, développement de l’apprentissage soutenu par l’État pour faire entrer plus tôt les jeunes sur le marché du travail, etc.

Conclusion : En quoi la théorie peut-elle aider la pratique et les luttes ?

À partir de la théorie de la suraccumulation et de la dévalorisation du capital, on peut observer et analyser rigoureusement l’évolution concrète du capitalisme. Nous pouvons alors expliquer la gravité de la crise actuelle : à la place de crises régulières conjoncturelles, qui rétablissent brièvement les taux de profit, on assiste à des krachs boursiers, des récessions, malgré des reprises, comme jamais dans l’histoire du capitalisme.

Nous sommes donc bien dans une période propice à un changement révolutionnaire. Il faut changer cette logique de développement où le taux de profit impose sa loi partout et à tout. Le capitalisme est aujourd’hui plus que jamais à bout de souffle. La concentration des richesses, la baisse de sa rentabilité sauf pour une poignée de très grandes multinationales, est la preuve non pas du renforcement du système, mais au contraire de sa fragilité.

Cela signifie que les mobilisations et les luttes pour les services publics, la protection sociale, l’emploi, la formation, les salaires, une autre production, l’environnement, la paix, ont besoin d’une cohérence, d’une coordination pour être à même d’ouvrir l’espoir de dépasser le système en imposant une autre logique à l’utilisation de l’argent. Cette question de l’utilisation de l’argent est au coeur des difficultés profondes de nos sociétés comme elle est au coeur des voies d’issues à cette société. La prise de conscience de ce rôle central de l’utilisation de l’argent, des pouvoirs à instaurer dessus, avec des institutions précises, pour que cette utilisation de l’argent suive une autre logique est un défi majeur pour les révolutionnaires du 21ème siècle.

Références

La théorie de la suraccumulation et de la dévalorisation a d’abord été élaborée par Karl Marx, particulièrement dans le livre III, chapitres 13, 14 et 15 du Capital, qu’il est indispensable de lire dans le texte. Elle a été redécouverte, développée, et dépassée par Paul Boccara. On lira en particulier son introduction à l’oeuvre de Marx : Le Capital de Marx, son apport, son dépassement, au-delà de l’économie, Le Temps des CeRises, 2012 et, pour un développement reposant sur l’étude de toute l’histoire de la pensée économique sur les crises, Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du capital, en deux volumes, Delga, 2013 et 2015.

Particulièrement utiles pour se former sur le sujet sont


[1] Karl Marx, Le Capital, Livre I, 1867, Livre III1894.