Dédollariser pour se co-développer

Yves DIMICOLI

Alors que l’Europe s’enfonce inexorablement dans la stagnation et que la Chine flirte avec la déflation sur les prix, les États-Unis, eux, continuent insolemment d’aller de l’avant.

D’après la Banque mondiale, ce pays affichait en 2008 un PIB de 16 380 milliards de dollars (à prix constants 2015) contre 11 490 pour celui de la zone euro. En 2022, celui des États-Unis atteignait 20 930 milliards de dollars contre 12 980 milliards de dollars pour la zone euro. L’écart s’est encore creusé l’an dernier, tandis que, selon l’OCDE, le taux de chômage a été de 3,79 % outre-Atlantique au dernier trimestre 2023, contre 6,47 % en zone euro.

Or, si les États-Unis sont plombés par une dette publique équivalente à 120 % de leur PIB et si leur déficit budgétaire s’élève à 7 % du PIB, la zone euro, elle, met l’effort maximal sur le préalable du remboursement de la dette et s’efforce de revenir dans les « clous de Maastricht » à 3 %.

Pourquoi une configuration aussi contrastée ?

La réponse tient au dollar US dont la domination n’a cessé de s’accentuer depuis l’abandon par Washington, en 1971-73, de la convertibilité en or du « billet vert » qui devint, de fait, monnaie mondiale.

Grâce à ce « privilège exorbitant », les États-Unis peuvent émettre des titres de dette en dollars que tout le monde est amené à détenir, et dont tout le monde se voit obliger de soutenir la valeur, au risque de faire plonger sa propre richesse et de perdre les intérêts qu’il en perçoit. Washington peut ainsi augmenter d’autant plus ses propres dépenses publiques, sans avoir à effectuer de prélèvements correspondants sur les profits et les capitaux intérieurs, que les services publics et la protection sociale sont indigents outre-Atlantique. D’où des taux d’accumulation, de croissance et d’emploi toujours supérieurs à ceux, en particulier, des pays de la zone euro où services publics et protection sociale sont plus développés, leur financement requérant impôts et cotisations.

Ce faisant, les États-Unis aspirent les capitaux flottants dans le monde entier, accentuant, à crédit perpétuel, leur ascendant informationnel et militaire sur l’humanité. Et ils exportent des masses de capitaux américanisés pour dominer ailleurs.

Cependant, ce gonflement faramineux de leur dette fédérale peut conduire à une crise de confiance dans le dollar, une raréfaction de sa demande mondiale, faisant chuter sa valeur.

Dans ce cas, la Réserve fédérale des États-Unis (leur banque centrale), remonte ses taux d’intérêt directeurs, ce qui attire plus de capitaux extérieurs attirés par le rendement, et soutient ainsi la demande de dollar, donc son cours. Cela, au détriment de toutes les autres économies accablées alors par des taux d’intérêt devenus trop élevés et par l’assèchement des capitaux. Ainsi la BCE a été amenée à suivre cette hausse des taux.

Dans un tel système, en effet, le coût du crédit bancaire et des avances pour se développer (investissements, R&D, etc.) ainsi que l’offre de liquidité dépendent, en dernier ressort, des seuls choix politiques du pays émetteur de dollars et de titres de dette publique US. Les marges de manœuvre des « partenaires » des États-Unis en matière de politique économique ne cessent donc de se réduire à mesure que la crise systémique s’envenime. 

L’euro, appendice du dollar

Les dirigeants européens ont entrepris alors d’avancer vers ce qui deviendra une monnaie régionale. L’euro fut lancé sous forme de monnaie unique sur un mode fédéraliste, au service de la domination des marchés financiers. Il s’agissait, prétendait-on, de rivaliser avec le dollar sur ses points forts, l’attraction des capitaux. En s’acharnant à promouvoir l’euro par la finance, et non comme instrument monétaire de codéveloppement des capacités humaines, certains de ses promoteurs caressaient l’espoir d’obliger, par la concurrence, les États-Unis à partager leur suprématie financière sur le monde, tandis que d’autres y voyaient le moyen d’en faire une « béquille » de la devise US.

On sait combien, enfermé dans un statut d’appendice du dollar, l’euro a contribué à accentuer les difficultés et retards des pays européens, engendrant une fragmentation de la zone gangrénée par la finance, une sorte de guerre civile entre Européens et une hémorragie croissante de capitaux… vers Wall Street.

Il s’agit donc, désormais, de changer profondément l’utilisation de l’euro auquel les Européens demeurent très attachés. Cela en transformant le rôle, les missions et la gouvernance de la Banque centrale européenne (BCE) pour que son immense capacité de création monétaire serve à promouvoir toutes les capacités humaines et à protéger la nature.

Cela paraît d’autant plus possible aujourd’hui qu’un nouveau grand front de résistance contre la suprématie du dollar a été ouvert par les BRICS. Et, même s’il n’est pas exempt de contradictions, il s’annonce, lui, autrement moins conciliant avec l’ordre mondial du dollar que ne l’a été, jusqu’ici, l’euro.

L’objectif des BRICS est devenu officiellement la « dédollarisation », pour s’émanciper des tutelles verticales du FMI et de la Banque mondiale, cœur battant du système du dollar. Regroupant 3,6 milliards d’êtres humains, ils voudraient pouvoir se procurer les financements colossaux dont ils ont besoin. Tous cherchent à se doter d’institutions en ce sens avec, notamment, la visée d’une monnaie commune fonctionnant, non comme un étai, mais comme une alternative au dollar. Les droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI ont pu être envisagés par la Banque Populaire de Chine comme l’instrument ad hoc. Mais d’autres, conformistes, veulent emprunter sur les marchés financiers…

Face à la contestation de son hégémonie, Washington sait cependant pouvoir compter sur deux forces de rappel obligeant ses « alliés » à l’alignement : La dépendance des pays du G7 à cette drogue dure qu’est le dollar, aucune alternative n’existant pour l’heure ; la défense des intérêts, des pratiques et des valeurs consubstantiels au capitalisme contemporain, jusqu’à l’emploi de la force militaire avec l’OTAN.

Mais la donne mondiale bouge énormément depuis quinze ans. D’une part, la crise écologique rend chaque jour plus impérieux le besoin de sortir des énergies fossiles et de promouvoir la biodiversité. Or, à la base de l’impérium étasunien on trouve un complexe militaro-industriel, une agro-industrie hyper-producteurs de CO2 et destructeurs de biodiversité, un effort d’asservissement informationnel et technologique des autres pays dont les GAFAM constituent un fer de lance, un système bancaire asservi à la rentabilité de l’ensemble, tous nourris par une Bourse qui profite à plein de l’attractivité du dollar. Dans ce contexte, le dollar US pourraient se faire disqualifier, comme monnaie mondiale susceptible d’accompagner une transition énergétique digne de ce nom, par la recherche d’un nouvel instrument monétaire de coopération.

D’autre part, les injections massives de liquidités opérées par les grandes banques centrales occidentales, pour soutenir le système financier depuis la crise de 2008, ont déchainé une hyperinflation des marchés de capitaux (obligataires, boursiers et immobiliers).

Face à une nouvelle récession mondiale, amorcée dès fin 2019 et aggravée par la pandémie de la Covid-19 en 2020, les États du G7, épaulés, comme jamais en temps de paix, par les banques centrales, ont énormément dépensé pour soutenir l’activité nécessaire aux profits. Les chaînes mondiales d’approvisionnement, bâties pour la rentabilité des actionnaires de contrôle des multinationales, n’ont pas pu suivre le sursaut de demande, révélant leur médiocre efficacité sociale. D’où la résurgence de l’inflation des prix des produits et services accentuée par l’envolée des prix de l’énergie et des dépenses militaires suite à la guerre déclenchée par Moscou contre l’Ukraine.

La contre-offensive de Washington

En butte à ces risques nouveaux pour le dollar, Washington s’est engagé dans une triple offensive monétaire, économique et militaire.

Monétaire, avec onze relèvements consécutifs par la Fed de ses taux d’intérêt, obligeant la BCE à suivre et étouffant la croissance en Europe.

Économique avec, sous Trump, des subventions aux ménages pendant la pandémie relançant la consommation, le développement acharné de l’extraction d’énergie fossile par fracturation hydraulique, puis le lancement par Biden, au nom d’intentions prétendument écologiques, du programme « Inflation Reduction Act » très favorable à l’accumulation capitaliste. Tout ceci accompagné d’un protectionnisme accru. Cela a décuplé la force d’attraction des capitaux mondiaux par les États-Unis, au détriment notamment de l’Europe.

Militaire avec la mise en œuvre de sanctions contre la Russie, dans le cadre de l’OTAN, frappant, particulièrement, ses exportations de produits énergétiques vers l’Europe, jusqu’à faire plonger l’Allemagne en récession.

Ainsi, les États-Unis peuvent-ils faire tourner comme jamais leur gigantesque complexe militaro-industriel pour répondre au bond de la demande et de la dépense d’armements, en Europe particulièrement.

Macron, de retour de Chine en avril 2023, a déclaré que l’Europe doit réduire sa dépendance au dollar pour ne pas devenir « vassale ». Mais il ne dit rien contre le droit de veto dont dispose Washington au FMI, rien contre le « privilège exorbitant » du dollar et la scandaleuse extra-territorialité du droit américain qui lui est attachée. Il propose, au nom du développement des pays pauvres, de multiplier des partenariats public-privé dans le monde sous les auspices des marchés financiers. Il prétend émanciper l’euro de son statut d’appendice du dollar en faisant faire un bond à l’Europe dans le fédéralisme, ce qui exacerberait la domination de la finance, les rivalités pour attirer les capitaux et l’embourbement dans les politiques d’austérité. Et il s’est résolu à enfermer la France dans l’OTAN.

Aussi, dans ce numéro d’Économie&Politique,nous nous attachons à montrer comment engager la « dédollarisation » de l’Europe en utilisant la création monétaire de la BCE pour financer, via un Fonds européen démocratique ad hoc, un grand essor de tous les services publics et, via une nouvelle sélectivité du crédit anti-finance, le progrès vers un autre modèle productif et une sécurité d’emploi-formation commune à tous les Européens, au lieu du modèle social anglo-saxon. Nous nous attachons à montrer comment cet effort peut désormais se conjuguer avec celui engagé par les BRICS pour « dédollariser » en cherchant à promouvoir ensemble une véritable monnaie commune mondiale de coopération, à partir des DTS, pour un co-développement pacifique et non aligné de l’humanité.