L’épouvantail de la dette est bien utile aux tenants de l’austérité pour intimider toute tentative de mettre en cause le pouvoir des marchés financiers mais il ne répond à aucune rationalité macroéconomique.
La dette ! Ce mot est arrivé avec insistance sur les lèvres de tous les plus hauts responsables politiques du pays depuis le tournant de la rigueur de 1983-84. Cela correspondait à la période où commençaient à se faire ressentir les premiers et importants effets de la crise de système débutée une quinzaine d’années plus tôt et consacrait en même temps, une sorte de basculement vers ce qu’on a appelé la financiarisation de l’économie. L’État a été ainsi fortement incité à emprunter sur les marchés financiers. Il fallait donc assurer à ces derniers une double sécurité : la solvabilité de l’État emprunteur et le versement de taux d’intérêts « convenables » pour les emprunts contractés par ce dernier. Et Il faut bien en convenir, c’est à partir de ce tournant que les importantes difficultés économiques et politiques que nous connaissons actuellement, ont vraiment commencé.
Difficultés que les dirigeants politiques qui se sont succédé depuis n’ont eu de cesse de répercuter sur le contenu de leur politique budgétaire et donc sur les budgets qu’ils avaient à construire. Sachant que la politique budgétaire est un des principaux instruments de la politique économique, disposant de deux outils que sont la modulation des dépenses et la modulation des recettes, on peut aisément anticiper la nature des choix de gestion qui allaient être opérés.
La politique budgétaire consiste en effet à utiliser le budget de l’État pour agir sur la conjoncture. A ce titre, elle comprend l’ensemble des mesures qui ont des conséquences sur les ressources et les dépenses de l’État et qui visent à atteindre certains objectifs politiques. La politique budgétaire est un levier de la politique économique. John Maynard Keynes a d’ailleurs démontré, instruit par la gravité de la crise de 1929, que l’utilisation du budget peut avoir des conséquences tant sur la consommation que sur les investissements, et par conséquent sur le niveau d’activité. En prolongeant quelque peu ce raisonnement, on en déduira aisément l’existence d’un lien fort entre la politique budgétaire et la capacité d’un pays à créer des richesses, c’est-à-dire avec le niveau de sa croissance. D’ailleurs, près de nous, les choix de politique budgétaire adoptés pour gérer la crise covid ont démontré qu’ils avaient une répercussion sur la croissance, voir les 2,5 % enregistrés en 2022.
Un dangereux cercle vicieux
Mais ce ne fut qu’un court intermède au sein d’une spirale régressive enclenchée de façon systémique. Afin de satisfaire aux exigences des marchés, il faut élaborer des politiques budgétaires – des projets de loi de finances – qui se doivent d’inscrire en priorité la réalisation d’économies sur la dépense publique, notamment sur tout ce qui peut toucher au financement des services publics et des garanties sociales. Les critères retenus sont ceux qui favorisent le capital, son accumulation et son rendement contre le social et l’écologie, c’est-à-dire contre l’humain et la planète. Comme cela était largement prévisible, de tels choix matérialisés par des coupes incessantes dans la dépense, se sont traduits par un niveau de croissance de plus en plus faible qui a conduit à engendrer du déficit et à creuser la dette. Parce qu’une chose est d’avancer sabre au clair, lors des discussions budgétaires, contre les dépenses publiques. Une autre est de gérer les besoins du pays et des populations, surtout si on ne souhaite pas se faire trop rapidement un harakiri politique. Sur fond généralisé de tarissement des recettes budgétaires, conséquence d’une croissance devenue très insuffisante, s’est développé un cercle vicieux aspirant toujours plus vers le bas les finances publiques et le développement économique. Une situation qui dure depuis bientôt quarante ans et qui, avec les coups de tabac qu’ont été la crise de 2008-2009 puis celle de la covid, sans parler des cadeaux fiscaux au capital et aux entreprises ainsi que des aides accordées sans contrepartie à ces dernières, nous conduit à un montant de dette publique qui dépasse aujourd’hui les 3 100 milliards d’euros (111 % du PIB) et à un déficit public qui a bien du mal à s’éloigner de la barre des 4 %. A noter ,et ce n’est pas la moindre des questions, qu’en réponse à « l’inquiétude » des marchés face à de tels évènements et dernièrement face au choc inflationniste dont ils sont eux-mêmes pour une large part à l’origine, les banques centrales dont la BCE n’ont pas hésité à augmenter leur taux directeur, avec pour conséquence d’alourdir le poids de la charge de la dette et donc d’aggraver encore le déficit public.
Ce propos serait très incomplet si nous ne disions pas que tout au long de ces quarante ans écoulés, l’Union Européenne est passée par là avec ses traités de Maastricht et de Lisbonne dont l’objectif a été et demeure de graver dans le marbre en matière de finances publiques, des règles de gestion toutes plus contraignantes les unes que les autres. Ainsi, au sein de l’Union Européenne, l’utilisation de la politique budgétaire est contrainte par la fixation d’un niveau maximal autorisé de déficit des administrations publiques à 3 % du produit intérieur brut. S’ajoute à cela un montant de dette qui ne devrait pas dépasser 60 % du PIB ainsi que l’interdiction pour la BCE de prêter directement aux États. De telles règles sont à l’opposé d’une politique de croissance saine et durable car faisant peser les contraintes sur les dépenses et les investissements utiles au développement humain ainsi qu’à la préservation de l’environnement. C’est le choix d’une politique monétariste tournée vers la recherche de profit maximum en un minimum de temps au détriment de la création de richesses réelles c’est-à-dire de tout ce qui est utile à l’essor et à l’élévation des potentiels humains, bref, au détriment d’un monde de partage et de paix et au détriment d’une biodiversité permettant une vie harmonieuse entre les espèces et avec leurs milieux.
Le pacte de stabilité et de croissance (PSC) dont ces règles sont issues, bien que revu au cours de cette année 2024 mais sans changement réel de cap, est en vérité un manuel de l’anti-croissance, une croisade contre la vie, c’est-à-dire contre l’émancipation humaine et l’avènement d’une nouvelle civilisation pourtant si nécessaire pour relever les défis de ce XXIe siècle. Il est à l’opposé de l’objectif qu’il s’assigne, un moyen d’alimentation permanente de la dette, sauf à faire le choix d’éradiquer tout ce qui contribue à une réelle vie humaine (santé, éducation, énergie, eau, culture, transports…) c’est-à-dire toute prise en compte des besoins sociaux. Mais dans ces conditions la contradiction du système capitaliste serait poussée à un point tel qu’il courrait rapidement à sa propre extinction, la plus-value qui est son carburant étant amputée de telle façon qu’elle ne permettrait plus d’accumulation.
Pour l’heure, cette question, qui n’échappe certainement pas aux principaux conseillers et hauts fonctionnaires européens, ne semble pas devoir infléchir leurs choix. Ainsi, le pacte budgétaire renforce la règle d’équilibre structurel, ou règle d’or, du Pacte de stabilité et de croissance. Il stipule que « l’objectif à moyen terme » doit être un solde structurel supérieur à – 0,5 % du PIB. Supérieur à -1,0 % serait toléré si la dette publique est « sensiblement inférieure » à 60 % du PIB et ne posait pas de problème de soutenabilité. S’y ajoute un mécanisme de correction « déclenché automatiquement » si des « écarts importants », sont constatés avec l’objectif fixé, ce mécanisme comportant l’obligation de mettre en œuvre des mesures pour corriger cet écart sur une période déterminée. Il est ajouté à cette disposition le considérant suivant : « tout en respectant pleinement les prérogatives des parlements nationaux ». Mais c’est plus pour la forme que sur le fond car règle d’or comme mécanisme de correction doivent être inscrits dans le droit national des nations contractantes qui doivent disposer d’organismes indépendants chargés de s’assurer du respect de ces règles… Enfin le pacte budgétaire reprend la règle du Pacte de stabilité et de croissance selon laquelle une dette supérieure à 60 % doit être réduite chaque année d’au moins un vingtième de l’écart entre son montant et 60 % du PIB pour ne pas être en situation de déficit excessif.
S’ajoute le TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) qui vise tout simplement à contraindre les États membres de l’Union Européenne, et en priorité ceux de la zone euro, à financer leurs dépenses par leurs recettes et donc à limiter le recours à l’emprunt sauf en ce qui concerne le financement des investissements matériels et immobiliers… Une recommandation reprise dans la LOLF et appliquée quasiment à la lettre en ce qui concerne la gestion financière et budgétaire des collectivités locales. Pour Bruxelles, cela relève du respect d’une discipline budgétaire collective quasi indispensable au bon fonctionnement de l’UE. Ce dispositif a été en son temps exigé par l’Allemagne en échange de sa solidarité financière. Les temps qui ont aujourd’hui bien changé, l’Allemagne étant en récession, entre autres causes, pour s’être imposée un déficit limité à 0,35 %, n’ont pourtant pas concouru à infléchir la rédaction du PSC lors de sa révision. Enfin, le TSCG donne à des comités budgétaires nationaux un rôle de surveillance de la trajectoire d’évolution du solde structurel des États membres et de déclenchement du mécanisme de correction automatique.
Autre dispositif, le Mécanisme Européen de Stabilité (MES). Entré en vigueur le 8 octobre 2012, il s’agit d’un organe de coopération intergouvernementale destiné à soutenir financièrement les États européens qui subissent des difficultés financières. Ainsi Le MES doit apporter une aide financière aux États dans la zone euro en difficulté et qui ont ratifié le pacte budgétaire. Seuls les États qui ont ratifié le pacte budgétaire européen pourront bénéficier de cette aide. Il s’agit de la possibilité de lever des fonds sur le marché en cas de besoin, avec la garantie du budget communautaire ou du budget des États concernés. Le MES peut aider les pays en difficulté essentiellement de deux façons :
– il peut accorder des prêts aux pays les plus fragiles. Sa capacité de prêts peut s’élever jusqu’à 700 milliards d’euros. Les décisions d’approuver un prêt, le taux d’intérêt de ces prêts et les conditions de remboursement sont prises à l’unanimité des ministres des Finances de la zone euro ;
– il peut émettre des obligations sur les marchés financiers. Ces nouvelles obligations devraient permettre de faire baisser la pression sur les taux d’intérêt subis par les pays en difficulté.
Sortir du carcan monétariste imposé par le capital mondialisé et financiarisé.
Pas besoin d’être un observateur affuté pour s’apercevoir que l’application de tels dogmes ne peut donner quelque espoir de combattre véritablement la dette et d’avancer vers une issue positive pour les peuples qui ploient sous le poids d’une telle politique qui n’a qu’une obsession pour se pérenniser : sabrer dans les dépenses publics et sociales, mettre les services publics au pain sec et à l’eau, détruire les droits et garanties sociales et collectives.
Des moyens et une voie existent pour parvenir à inverser une telle situation. Il s’agit de mettre les pieds sur le terrain de l’argent et de sa gestion. Il s’agit de prendre la main sur les pouvoirs qu’ils procurent et représentent. En clair, sur les institutions qui le gère. A commencer par la Banque centrale européenne, véritable institution qui certes n’est pas présentée comme telle mais qui dispose d’un pouvoir gigantesque s’agissant de l’argent, de sa création, de son utilisation. Une banque centrale européenne (BCE) qui devrait pouvoir prêter directement aux États au lieu de les obliger à se financer sur les marchés. Une BCE qui doit absolument voir son fonctionnement se démocratiser au lieu d’apparaître comme une nouvelle Bastille imprenable. Une BCE qui doit soutenir les services publics, leur développement et leur rôle de régulateur social et économique. Pour cela, des luttes doivent être engagées. Elles peuvent l’être tout de suite en exigeant, comme l’article 123.2 du traité de Lisbonne le permet d’ailleurs, la création d’un fonds social, écologique et solidaire pour le financement des services publics et de la transition écologique de l’industrie. Cela sous le contrôle du parlement européen, des parlements nationaux, des salariés et des populations qui disposeraient du pouvoir de le mobiliser à partir de demandes précises et démocratiquement élaborées.
S’agissant de la dette et de sa gestion, ne serait-ce pas plutôt une telle orientation politique, basée sur des avances budgétaires orientées vers le développement d’une activité réelle répondant aux besoins écologiques et sociaux et générant ainsi la création de richesses nouvelles et de la croissance, qui permettrait de la faire durablement reculer ?